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Реферат Lexicologie du fran ais moderne

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                                                          Troisième partie
                                                         Quatrième partie
LE MOT
§ 9. Les fonctions des mots.
§ 10. La signification en tant que structure.  
§ 11. Le sens étymologique des vocables
         § 12. Caractéristique phonétique des mots en français moderne.
> métro,
> météo
§ 13. Caractéristique grammaticale du mot en français moder­ne.
-et,-(e)ment, -âge
-té, -ation, -ance
(-ence), -ce, -ure, -ade -
PREMIERE  PARTIE
§ 20. Le sens et l`emploi sémantique d`un vocable.
§ 21. Les différents types de sens
§ 22. Le mécanisme de l`évolution sémantique des vocables
§ 23. La restriction, l`extension et le déplacement du sens.
§ 24. La métonymie
§ 25. La métaphore.
§ 26. Le glissement de sens.
§ 27. L`amélioration et la péjoration du sens.
§ 28. L`affaiblissement et l`intensification du sens (hyperbole et litote).
§ 29. Les modifications du signalement.
§ 30. Grammaticalisation et lexicalisation.
§31. Sur les causes de l`évolution sémantique des vocables.
§ 32. La formation des mots et son rôle dans l`enrichissement lexi­cal
§ 33. La dérivation par suffixes. Généralités
§ 34. Les suffixes servant à former des substantifs abstraits.
-(e)ment, -âge.
-ition, -tion, -ion
-ation, -isation
-ance (-ence)
-aison (-ison)
-ture, -ature, -iture
§ 35. Les suffixes servant à former des substantifs concrets.
-ateur, -teur,
(-atrice, -trice)
-ier, -tier (-ière, -tière)
-er (-ère)
-ien (-ienne)
-éen (-éenne)
-ateur (-teur, -eur)
§ 41. La préfixation des substantifs.
dé- (dés-), dis-, in- (im-, ir-, il-), mes-
re-, ré-
super-, sur-, hyper-, ultra-, méga(lo)
§ 42. La préfixation des adjectifs.
anti-, non-, a-
archi-, sur-, extra-, hyper-, super-
§ 43. La dérivation parasynthétique.
§ 47. Le télescopage
§ 48. L`abréviation.
§ 49. Le redoublement et la déformation des mots.
§ 50. L`onomatopée.
§ 51. Les difficultés de l`analyse formative.
hyper-, super-
naut- / -na-ute, hydr- / -hydre
-pilote, -fleuve, (-)pirate
§ 52. Les limites linguistiques de la formation des mots.
-ation, -erie.
        CHAPITRE III
     LA  FORMATION DES  LOCUTIONS PHRASÉOLOGIQUES
§ 53. Notions préalables.
§ 54. Les principes de classification.
§ 55. Les combinaisons phraséologiques.
§ 57. Les variantes phraséologiques
CHAPITRE IV    
LES EMPRUNTS
§ 58. Remarques préliminaires
§ 59. Les emprunts aux langues classiques
§ 60. Les emprunts aux langues orientales.
§ 61. Les emprunts aux langues romanes.
§ 62. Les emprunts aux langues germaniques.
§ 63. Les emprunts au russe
§ 64. Les emprunts aux langues des minorités nationales.
§ 65. La répartition des emprunts parmi les couches différentes du vocabulaire.
§ 66. L`adaptation des vocables empruntés au vocabulaire de la langue française.
DEUXIEME PARTIE
LES GROUPEMENTS LEXICAUX
§ 75. L`état actuel de la langue nationale française
§ 76. Les caractères essentiels du français régional de France
§ 77. L`action du français sur les parlers locaux.
§ 78. L`influence des parlers locaux sur le français national.
§ 79. Les français régionaux en dehors de France
§ 80. Les jargons sociaux. Généralités
§ 81. Le jargon de l`aristocratie française du XVIIe siècle.
§ 82. L`argot
MOTS ET CALQUES INTERNATIONAUX
DANS LE VOCABULAIRE DU FRANÇAIS MODERNE
ÉLÉMENTS NOUVEAUX ET ARCHAÏQUES
LES SOUS-SYSTÈMES DUS AUX RELATIONS
LES SYNONYMES
LES ANTONYMES
TYPES  DE  DICTIONNAIRES
LES   DICTIONNAIRES   UNILINGUES
§ 107. Les dictionnaires linguo-encyclopédiques.
§ 108. Les dictionnaires aide-mémoire.
§ 109. Les dictionnaires analogiques (ou idéologiques).
§ 110. Les dictionnaires de synonymes
§ 111. Les dictionnaires phraséologiques.
§ 112. Les dictionnaires d`argot.
§ 113. Les dictionnaires des parlers locaux.
§ 114. Les dictionnaires de néologismes
LES DICTIONNAIRES BILINGUES




N.N.Lopatnikova

N.A.Movchovitch

                       Lexicologie du français moderne.

                                                    

                                                    Table de matieres.

Introduction ………………………………………………………………………………………………………1

Chapitre   I: Notions de base …………………………………………………………………………………….1

Chapitre II: Le mot………………………………………………………………………………………………..6

                                                            Première partie

                         Les sources d`enrichissement du vocabulaire français.
La langue en tant que phénomène social………………………………………………………………………...21

Chapitre   I: L`évolution sémantique des unités lexicales……………………………………………………....23

Chapitre  II: La formation des mots……………………………………………………………………………..37

Chapitre III: La formation des locutions phraséologiques………………………………………………………55

Chapitre IV: Les empruntes……………………………………………………………………………………..62

                                                            Deuxième parti

                        Stratification fonctionelle du vocabulaire en français moderne

Les groupements lexicaux……………………………………………………………………………………….74

Chapitre   I: Caractéristique du fonds usuel du vocabulaire du français moderne………………………………74

Chapitre  II: Différenciation territoriale et sociale du lexique du français moderne……………………………77

Chapitre III: Mots et calques internationaux dans le vocabulaire du français moderne………………………...85

Chapitre IV: Eléments nouveaux et archaiques dans le vocabulaire du français moderne……………………...86

                                                          Troisième partie


                   Structuration sémantique et formelle du vocabulaire du français moderne 

 Les sous-systèmes dus aux relations assotiatives au sein du vocabulaire français……………………………..90  

Chapitre    I: Les synonymes…………………………………………………………………………………….91

Chapitre  II: Les antonymes…………………………………………………………………………………….98

Chapitre III: Les homonymes………………………………………………………………………………….100

                                                         Quatrième partie


                                                   Notes lexicographiques

Types de dictionnaires………………………………………………………………………………………….103

Chapitre  I: Les dictionnaires unilingues………………………………………………………………………104

Chapitre II: Les dictionnaires bilingues………………………………………………………………………..116

            

INTRODUCTION

CHAPITRE I

 NOTIONS DE BASE

§ 1. Objet d'étude de la lexicologie. Le terme « lexicologie », de provenance grecque, se compose de deux racines : « lexic(o) » de « lexikon » qui signifie « lexique » et « logie » de «logos» qui veut dire « mot, discours, traité, étude ».

En effet, la lexicologie a pour objet d'étude le vocabulaire ou le lexique d'une langue, autrement dit, l'ensemble des mots et de leurs équiva­lents considérés dans leur développement et leurs liens réciproques.

Le vocabulaire constitue une partie intégrante de la langue. Aucune langue ne peut exister sans mots. C'est d'après la richesse du vocabulaire qu'on juge de la richesse de la langue en entier. De là découle l'importance des études lexicologiques.

La lexicologie peut être historique et descriptive, elle peut être orien­tée vers une ou plusieurs langues. La lexicologie historique envisage le développement du vocabulaire d'une langue dès origines jusqu 'à nos jours, autant dire qu'elle en fait une étude diachronique. Elle profite largement des données de la linguistique comparée dont une des tâches est la confron­tation des vocables de deux ou plusieurs langues afin d'en établir la paren­té et la généalogie.

La lexicologie descriptive s'intéresse au vocabulaire d'une langue dans le cadre d'une période déterminée, elle en fait un tableau synchronique. La lexicologie descriptive bénéficie des études typologiques qui re­cherchent non pas à établir des rapports généalogiques, mais à décrire les affinités et les différences entre des langues indépendamment des liens de parenté.

Il n'y aguère de barrière infranchissable entre la lexicologie descripti­ve et la lexicologie historique, vu qu'une langue vivante envisagée à une époque déterminée ne cesse de se développer.

Ce cours de lexicologie sera une étude du vocabulaire du français moderne, considéré comme un phénomène dynamique. Quant à l'inter­prétation du terme « français moderne » nous nous rallions à l'argumen­tation de G. Molinié qui le situe dans la tranche temporelle allant du XVIIe siècle à l'époque actuelle.

Notons que la lexicologie est une science relativement jeune qui offre au savant un vaste champ d'action avec maintes surprises et découvertes.
§ 2. Les aspects synchronique et diachronique des études lexico-logiques. La langue prise dans son ensemble est caractérisée par une grande stabilité. Pourtant elle ne demeure pas immuable. C'est en premier lieu le vocabulaire qui subit des changements rapides, se développe, s'enrichit, se perfectionne au cours des siècles.

La lexicologie du français moderne est orientée vers le fonctionne­ment actuel des unités lexicales en tant qu'éléments de la communica­tion. Cependant la nature des faits lexicologiques tels qu'ils nous sont parvenus ne saurait être expliquée uniquement à partir de l'état présent du vocabulaire. Afin de pénétrer plus profondément les phénomènes du vo­cabulaire français d'aujourd'hui, afin d'en révéler les tendances actuelles il est nécessaire de tenir compte des données de la lexicologie historique.

Ainsi, c'est l'histoire de la langue qui nous renseigne sur le rôle des divers moyens de formation dans l'enrichissement du vocabulaire. Une étude diachronique du lexique nous apprend que certains moyens de for­mation conservent depuis des siècles leur vitalité et leur productivité (par exemple, la formation des substantifs abstraits à l'aide des suffixes -ation, -(e)ment, -âge, -ité, -isme), d'autres ont acquis depuis peu une importan­ce particulière (ainsi, la formation de substantifs avec les suffixes -tron, -rama, -matique). d'autres encore perdent leur ancienne producti­vité (telle, la formation des substantifs avec les suffixes -esse, -ice, -ie).

Les phénomènes du français moderne tels que la polysémie, l'homo­nymie, la synonymie et autres ne peuvent être expliqués que par le déve­loppement historique du vocabulaire.

Le vocabulaire de toute langue est excessivement composite. Son renouvellement constant est fonction de facteurs très variés qui ne se laissent pas toujours facilement révéler. C'est pourquoi l'étude du voca­bulaire dans toute la diversité de ses phénomènes présente une tâche ardue. Pourtant le vocabulaire n'est point une création arbitraire. Malgré les influences individuelles et accidentelles qu'il peut subir, le vocabu­laire d'une langue se développe progressivement selon ses propres lois qui en déterminent les particularités. L'abondance des homonymes en français en comparaison du russe n'est pas fortuite ; ce n'est guère un fait du hasard que la création de mots nouveaux par le passage d'une catégorie lexico-grammaticale dans une autre (blanc adj. - le blanc [des yeux] subst.) soit plus productive en français qu'en russe. Ces traits distinctifs du vocabulaire français doivent être mis en évidence dans le cours de lexicologie.

Si l'approche diachronique permet d'expliquer l'état actuel du voca­bulaire, l'approche synchronique aide à révéler les facteurs qui en déter­minent le mouvement progressif. En effet, le développement du vocabulaire se fait à partir de nombreux modèles d'ordre formel ou sé­mantique qui sont autant d'abstractions de rapports différents existant entre les vocables à une époque donnée. On pourrait citer l'exemple du suffixe -on tiré du mot électron et servant à former des termes de physi­que (positon, négaton). L'apparition de ce suffixe est due à l'opposition du mot électron aux mots de la même famille électrique, électricité.

Le suffixe -ing d'origine anglaise a des chances de s'imposer au français du fait qu'il se laisse facilement dégager d'un grand nombre d'em­prunts faits à l'anglais. Tel a été le sort de nombreux suffixes d'origine latine qui aujourd'hui font partie du répertoire des suffixes français. Par conséquent, les multiples liens qui s'établissent entre les unités lexicales aune époque donnée créent les conditions linguistiques de l'évolution du vocabulaire. Ainsi la synchronie se rattache intimement à la diachronie.
§ 3. Le vocabulaire en tant que système. Le vocabulaire n'est pas une agglomération d'éléments disparates, c'est un ensemble d'unités lexi­cales formant système où tout se tient. C'est que les vocables de toute langue, tout en présentant des imités indépendantes, ne sont pas pour autant isolés les uns des autres. Dans la synchronie le fonctionnement de chaque unité dépend dans une certaine mesure du fonctionnement des autres unités. Pour s'en rendre compte il suffit d'examiner de plus près une série de synonymes. Ainsi dans la série hardiesse, audace, intrépidi­té, témérité chacun des membres se distingue par quelque indice séman­tique qui en constitue l'individualité et la raison d'être : hardiesse désigne une qualité louable qui pousse à tout oser, audace suppose une hardiesse excessive, immodérée, intrépidité implique le mépris du danger, témérité rend l'idée d'une hardiesse excessive qui agit au hasard et, par consé­quent prend une nuance dépréciative.

On peut prévoir, sans risque de se tromper, que si encore un synony­me venait à surgir il aurait reçu une signification en fonction de celles de « ses prédécesseurs ». Et, au contraire, il est probable que la disparition d'un des synonymes serait suivie de la modification sémantique d'un autre membre de la série qui aurait absorbé la signification du synonyme disparu.

Dans la diachronie les moindres modifications survenues à quelque vocable se font infailliblement sentir dans d'autres vocables reliés au pre­mier par des liens divers. Il est aisé de s'en apercevoir. Les modifications sémantiques d'un mot peuvent se répercuter sur les mots de la même famille. Au début du XXe siècle le mot parrainage signifiait uniquement « qualité, fonctions de parrain ou de marraine », mais sous l'influence de parrainer - «шефствовать» (néologisme sémantique des années 30), ce mot a reçu une acception nouvelle - «шефство». Le mot habit vou­lait dire autrefois « état » - «состояние» ; en prenant le sens de « vêtement » il a entraîné dans son développement sémantique le verbe habiller formé de bille - « partie d'un arbre, d'un tronc préparée pour être travaillée » ; l'apparition des dérivés habilleur, habillement, déshabiller est due à l'évolution sémantique du verbe. L'emploi particulier d'un mot peut également avoir pour résultat la modification de sa significa­tion. Ainsi, par exemple, un mot qui se trouve constamment en voisinage d'un autre mot dans la parole peut subir l'influence sémantique de ce dernier. Tels sont les cas des substantifs pas, point de même que rien, personne, guère qui ont fini par exprimer la négation sous l'in­fluence de ne auquel ils étaient rattachés.

Il s'ensuit que dans l'étude du vocabulaire une importance particu­lière revient aux rapports réciproques qui s'établissent entre les unités lexicales.

Le système du lexique, comme tout autre système, suppose l'exis­tence d'oppositions. Ces oppositions s'appuient sur des rapports associa­tifs ou virtuels existant au niveau de la langue-système. Elles appartiennent au plan paradigmatique. Chaque unité lexicale entretient, en effet, divers rapports associatifs avec les autres unités. Prenons l'exemple de F. de Saussure qui est celui du mot enseignement. À partir du radical enseigne­ment est en rapport paradigmatique avec enseigner, enseignons, ensei­gnant, etc. : envisagé sous l'angle sémantique il s'associe à instruction, apprentissage, éducation, etc. L'ensemble des unités entretenant entre elles un type de rapport paradigmatique constitue un paradigme. On ran­ge parmi les paradigmes lexicaux les groupes lexico-sémantiques, les sy­nonymes, les familles dérivationnelles, les homonymes, etc.

Le lexique qui fait partie du système de la langue représente donc à son tour un système de systèmes.

Les rapports systémiques se manifestent non seulement au sein de la langue, mais également dans la parole. Au niveau de la parole les voca­bles réalisent leur faculté de s'agencer les ans avec les autres selon certainеs règles. Cette prédisposition inhérentes aux vocables est due avant tout à l'organisation syntaxique de l'énoncé qui implique l'existence de différents termes de la proposition. Ces derniers peuvent se réaliser seu­lement sous forme de parties du discours déterminées. Ainsi la fonction de sujet sera rendue par un substantif, un pronom personnel, un verbe à l'infinitif, mais jamais par un verbe à la forme personnelle. Par contre, un verbe à la forme personnelle sera toujours un prédicat.

Cette prédisposition des vocables est aussi commandée par des par­ticularités lexico-sémantiques. L'emploi d'un mot avec un autre n'est possible qu'à condition qu'il y ait entre eux un trait sémantique (ou sème) commun. Par exemple, l'emploi de aboyer avec chien (renard, chacal,
etc.) est régulier du fait que ces mots comportent le sème commun « ani­mal ». Nous assistons ici au phénomène de coordination sémantique.

Donc, il faut reconnaître l'existence de rapports privilégiés entre cer­taines unités lexicales dans le discours.

Les rapports linéaires qui existent entre deux ou plusieurs unités sont appelés rapports syntagmatiques.

Le caractère systémique du vocabulaire repose sur les rapports paradigmatiques et syntagmatiques qui s'établissent entre les unités lexicales.

Le vocabulaire du français moderne représente un système formé au cours d'un long développement historique. C'est précisément parce qu'il forme système que le vocabulaire peut et doit servir d'objet à une étude spéciale.

Toutefois le lexique offre les traits d'un système particulier qui le distingue des autres systèmes de la langue, des systèmes phonétique et grammatical (morphologique et syntaxique).

Plus que n'importe quel autre système le système du vocabulaire subit l'effet des facteurs extralinguistiques, avant tout d'ordre social et culturel. Cette influence est directe. Il s'ensuit que le vocabulaire, étant d'une grande mobilité, représente un système ouvert, autrement dit, il s'enrichit constamment de nouvelles unités lexicales.

Une autre particularité du lexique en tant que système consiste dans le manque de régularité, de rigueur dans les oppositions lexico-sémanti­ques, ce qui entraîne des limites plutôt floues entre les sous-systèmes. Il en est ainsi jusqu'à la signification lexicale qui ne peut être définie dans toute son étendue.

Il n'en reste pas moins vrai qu'il y a une interdépendance entre les unités lexicales qui en détermine dans une large mesure le fonctionne­ment dans la synchronie et l'évolution dans la diachronie.
§ 4. Le lien entre la lexicologie et les autres branches de la lin­guistique. Le système de la langue présente un ensemble d'unités hiérar­chisées qui diffèrent par leur complexité et leur fonctionnement. En allant des unités plus simples aux plus complexes on distingue les phonèmes, les morphèmes, les mots, les propositions. Chacun de ces types d'unités constitue ce qu'on appelle un niveau de structure. Ce sont respectivement les niveaux phonologique, morphologique, lexical, syntaxique. Les uni­tés de chaque niveau, en se combinant entre elles, forment les unités du niveau supérieur ; elles sont formées, à leur tour, d'unités du niveau infé­rieur.

La lexicologie étudie les unités du niveau lexical : les mots et leurs équivalents fonctionnels. Comme les mots sont en connexion avec les unités des niveaux immédiatement inférieur et supérieur, la lexicologie se trouve étroitement rattachée à la morphologie et à la syntaxe - ces deux parties de la grammaire.

En effet, la lexicologie ne peut entièrement négliger les catégories grammaticales des mots et leur structure formelle qui sont du ressort de la morphologie. Le lien entre la lexicologie et la morphologie est particuliè­rement manifeste dans le domaine de la formation des mots. Les procé­dés et modèles de formation sont examinés par ces deux disciplines, mais sous des angles différents : la lexicologie s'intéresse à leur rôle dans l'en­richissement du vocabulaire, alors que la morphologie y voit des caracté­ristiques particulières propres aux parties du discours, elle en fait ressortir les valeurs grammaticales. Les principes de la classification lexico-grammaticale des mots sont également importants pour les études morpholo­giques et lexicologiques. Ainsi, par exemple, la répartition des mots parmi les parties du discours varie selon qu'on traite les unités telles que -clé, -pilote, -fleuve dans position-clé, école-pilote, roman-fleuve de mots ou de morphèmes (cf. l'élément -thèque qui se laisse interpréter comme ra­cine ou comme suffixe selon les approches différentes). Notons aussi qu'une forme grammaticale peut se lexicaliser : à reculons, à tâtons.

Les contacts entre la lexicologie et la syntaxe sont aussi nombreux. Un des points de convergence est formé par les locutions phraséologiques dont le fonctionnement syntaxique rejoint celui des mots.

La lexicologie s'unit à la phonétique (phonologie). La pensée de l'homme trouve sa réalisation dans la matière sonore qui constitue lei tissu de toute langue. Comme toute autre langue le français possède son propre système phonique caractérisé, entre autres, par les particularit de la structure sonore des mots qui ne sont pas sans intérêt pour la lexicologie. Il importe notamment de relever les traits spécifiques de la prononciation dialectale qui offre des déviations à la norme littéraire. Il est de même nécessaire d'avoir en vue que la prononciation des emprunts faits aux autres langues peut sensiblement s'écarter des règles de la prononcia­tion française.

La lexicologie est aussi en contact avec la stylistique. Elle prend en considération l'emploi des vocables dans les styles variés de la langue.

Nous avons déjà constaté que la lexicologie se rattachait à l'histoire de la langue. Pour juger correctement des faits du français contemporain il est indispensable de s'appuyer sur le passé de la langue.

Ainsi la lexicologie qui étudie un des niveaux de la langue et repré­sente une discipline autonome ne peut être isolée des autres branches de la linguistique.
§ 5. Méthodes d'analyse lexicologique. Une méthode de cognition ne peut être véritablement scientifique qu'à condition de se tourner vers les lois objectives de la réalité. La méthode dialectique se propose préci­sément de révéler les lois authentiques du développement de la nature et de la société. Elle constitue la base philosophique et méthodologique des études linguistiques comme de toute autre recherche scientifique.

Le développement de la langue, le vocabulaire y compris, s'effectue conformément aux lois dialectiques. Ces lois sont nécessaires et objecti­ves, elles régissent la marche de la langue vers son perfectionnement.

Nous avons établi que le vocabulaire représentait un système au sein du système de la langue étant donné que les faits lexicaux entretiennent des liens réciproques et sont en corrélation avec les autres phénomènes linguistiques. L'approche systémique dans les études linguistiques est conforme aux principes dialectiques.

Compte tenu du caractère social de la langue il est indispensable d'envisager les faits linguistiques en liaison avec les phénomènes so­ciaux. Ceci est surtout important dans les recherches lexicologiques du fait que l'influence de la société sur le vocabulaire est particulièrement manifeste.

Toute langue vivante est en perpétuel mouvement. De là découle l'exigence d'étudier les faits linguistiques dans leur devenir. La méthode dialectique considère le processus de développement comme un mouvement progressif, ascendant. Ce développement se traduit par le passage d'un qualitatif ancien à un nouvel état qualitatif qui va de l'inférieur au périeur. Cette thèse fondamentale de la dialectique s'applique aussi bien à la langue qu 'à tout autre phénomène de la vie sociale ou de la nature. Le passage de l'ancienne qualité à la qualité nouvelle ne se fait guère dans la langue par changements soudains, par explosions brusques. Toutefois le processus du développement de la langue (de même que de tout autre phénomène) ne s'effectue pas sur le plan d'une évolution harmonieuse, mais sur celui de lamise au jour des contradictions inhérentes aux phéno­mènes, reposant sur un conflit, une compétition entre des tendances con­traires. Les éléments et les phénomènes nouveaux de la langue, et, partant, ceux du vocabulaire ne triomphent guère d'un coup des éléments et des phénomènes anciens, ces derniers ayant une longue tradition d'emploi. Comme règle, la qualité nouvelle l'emporte sur l'ancienne lorsqu'elle sert mieux les besoins de communication des hommes entre eux.

Avant de devenir un fait de la langue toute innovation occasionnelle doit se perpétuer à l'infini afin d'être assimilée et adoptée parla collecti­vité linguistique. Ainsi se réalise la loi dialectique du passage de la quan­tité à la qualité.

La méthode dialectique assure la juste compréhension et l'interpré­tation scientifique des lois qui président au développement du vocabulai­re de toute langue vivante. Elle trouve son incarnation dans un certain nombre de méthodes scientifiques générales et spéciales. Les méthodes générales concernent toute science. Les méthodes spéciales portent sur une science déterminée, en l'occurrence, sur la lexicologie.

Toute étude scientifique commence par l'observation des faits, ce qui permet par la suite de procéder à l'analyse et de faire des généralisations. L'observation constitue l'étape empirique de toute recherche. Pour un lin­guiste, qu'il soit phonéticien, grammairien ou lexicologue, la méthode d'observation n'est applicable qu'au niveau de la parole (parlée ou écrite).

L'expérience scientifique est une autre méthode générale. Le lexico­logue y a recours lorsqu'il soumet les résultats de son analyse à une véri­fication objective, par exemple, à une espèce d'expertise réalisée par des usagers de la langue.

La méthode statistique est d'une grande importance pour toutes les sciences. Elle rend un service aux lexicologues et aux lexicographes qui se proposent de mettre en valeur l'aspect quantitatif des phénomènes lexi­caux au sein de la langue, de déceler le nombre d'occurrences des unités lexicales employées dans la parole selon les conditions et les buts de l'énoncé. C'est en procédant par la méthode statistique qu'il devient pos­sible de créer des dictionnaires de fréquence.

Parmi les méthodes générales appliquées en lexicologie nommons aussi la méthode de modélisation qui consiste dans l'utilisation de modè­les (patterns ou schémas) visant à déceler la structure abstraite et les ca­ractères fondamentaux d'un phénomène. Les lexicologues font, en particulier, usage de la méthode de modélisation dans l'examen de la formation et de l'évolution sémantique des mots du fait que l'enrichisse­ment du vocabulaire s'effectue conformément à certains modèles.

Pareillement aux autres branches de la linguistique, la lexicologie fait appel à des méthodes ou procédures plus spéciales portant tantôt sur le vocabulaire dans son ensemble, tantôt sur des phénomènes lexicaux isolés. Parmi les plus répandues sont les procédures de segmentation, l'analyse en éléments constituants, l'analyse componentielle, les métho­des distributionnelle, contextuelle et transformationnelle.

La segmentation est une procédure qui consiste à découper l'énoncé en unités discrètes de niveaux différents : mots, morphèmes, phonèmes. Cette procédure s'appuie sur les opérations de substitution et de combi­naison qui permettent de grouper les différentes unités en classes homogènes. Ainsi, dans la séquence Mon fils lit la possibilité de substituer son à mon, père à fils, mange à lit nous autorise à qualifier respectivement ces éléments comme de même nature. Cette constatation est confirmée par la régularité des combinaisons suivantes : mon père lit, son fils man­ge. La segmentation concourt à préciser le statut des unités linguistiques, en particulier, à leur classification en parties du discours.

À la procédure de segmentation se rattache l'analyse en éléments constituants immédiats. Cette dernière part du principe que les unités complexes (phrases, syntagmes, mots construits) sont formées non pas d'une simple suite d'éléments discrets, mais d'une combinaison d'élé­ments d'un niveau inférieur qui en sont les constituants immédiats. Ainsi les constituants immédiats de la phrase Mon fils dort profondément sont : mon fils /dort profondément. Ces derniers auront à leur tour pour constituants immédiats Mon fils et dort profondément. Enfin pour profondé-­ment on dégagera profond-ément.

Le lexicologue s'intéresse particulièrement aux constituants immédiats des mots construits. À l'égal de la phrase un mot construit peut avoir une structure hiérarchisée comportant différents constituants immédiats. Tel le mot patriotisme qui se laissera graduellement découper de la façon suivante: patriot-/-isme et patri-/-ot(e). L'analyse des mots construits en consti­tuants immédiats met en évidence leur structure formative. Combinée avec la substitution elle permet d'établir les classes lexico-grammaticales des bases formatives, d'établir les rapports synonymiques entre les affixes.

L'analyse distributionnelle a pour objectif de relever les environne­ments des unités de langue, à savoir, décrire ces unités par leur aptitude (possibilité ou impossibilité) à s'associer entre elles. La distribution d'une unité de langue est la somme de tous ses environnements. Ainsi pour le verbe acheter (à la forme personnelle) la distribution de gauche sera la femme, l'enfant, le client, etc., la distribution de droite - du pain, de la viande, des fruits, etc. L'analyse distributionnelle permet au lexicologue de déceler les facultés combinatoires des mots et de leurs éléments consti­tuants (constituants immédiats, morphèmes, phonèmes).

L'analyse distributionnelle rejoint la méthode contextuelle qui consis­te dans la présentation des phénomènes linguistiques dans un contexte ver­bal déterminé. Cette dernière méthode est largement utilisée dans les récents ouvrages lexicographiques visant à fournir aux usagers un riche inventaire d'emploi des vocables afin d'en rendre plus tangibles les nuances sémanti­ques et l'usage.

Vu que tout mot construit peut être transformé en une construction syntaxique la méthode transformationnelle s'avère utile lorsqu'on veut en préciser le caractère et le degré de motivation. Par exemple, la transforma­tion te jardinet-petit jardin nous autorise à affirmer que ce mot construit est motivé par le mot jardin qui en est la base dérivationnelle ; en plus, elle permet de constater le plus haut degré de la motivation puisque les deux éléments constituant le mot jardinet : jardin-et sont suffisants pour en déterminer le sens (le suffixe -et à valeur diminutive équivalant sémanti-quement à « petit ». Par contre, la transformation de graveur -personne qui grave, tout en nous renseignant sur le mot de base (graver), n'en épui­se pas la signification qui est « personne dont le métier est de graver » (cf. : faucheur - « personne qui fauche ») ; ce fait signale une motivation inférieure, dite idiomatique.

Il n'est pas toujours aisé d'établir la direction dérivative pour deux mots qui supposent un rapport dérivationnel. Tel est, par exemple, le cas de socialisme et socialiste. La méthode transformationnelle permet, en l'occurrence, d'expliciter la direction dérivative : socialiste devra être in­terprété comme étant dérivé de socialisme du fait que la transformation socialiste -partisan du socialisme est plus régulière que la transforma­tion socialisme - doctrine des socialistes. Ainsi la méthode transforma­tionnelle rend un service aux lexicologues dans l'examen des rapports dérivationnels existant au sein du vocabulaire.

Dans les études portant sur le contenu sémantique des vocables on fait appel à l'analyse componentielle (ou sémique). Cette dernière vise à déceler les unités minimales de signification (composants sémantiques, traits sémantiques ou sèmes) d'une unité lexicale (mot ou locution). L'ana­lyse componentielle met en évidence non seulement la structure profonde de la signification, mais aussi les rapports sémantiques qui existent en­tre les vocables faisant partie des séries synonymiques, des groupes lexico-sémantiques, des champs syntagmatiques et autres groupements.

Les méthodes spéciales appliquées en lexicologie visent à décrire de façon plus explicite la forme et le contenu des unités lexicales, ainsi que les rapports formels et sémantiques qu'elles entretiennent.

CHAPITRE
II

LE MOT




§ 6. Le mot- unité sémantico-structurelle fondamentale de la lan­gue. Le mot est reconnu par la grande majorité des linguistes comme étant une des unités fondamentales, voire l'unité de base de la langue. Cette opinion qui n'a pas été mise en doute pendant des siècles a été toutefois revisée par certains linguistes du XXe siècle. Parmi ces derniers il faut nommer des représentants de l'école structuraliste, et en premier lieu les linguistes américains Z.S. Harris, E.A.Nida, H. A. Gleason, selon lesquels non pas le mot, mais le morphème serait l'unité de base de la langue. Conformément à cette conception la langue se laisserait ramener aux mor­phèmes et à leurs combinaisons.

Dans la linguistique française on pourrait mentionner Ch. Bally qui bien avant les structuralistes américains avait déjà exprimé des doutes sur la possibilité d'identifier le mot. Son scepticisme vis-à-vis du mot perce nettement dans la citation suivante : « La notion de mot passe géné­ralement pour claire ; c'est en réalité une des plus ambiguës qu'on ren­contre en linguistique ». Après une tentative de démontrer les difficultés que soulève l'identification du mot Ch. Bally aboutit à la con­clusion qu'« il faut... s'affranchir de la notion incertaine de mot ». En revanche, il propose la notion de sémantème (ou sème) qui serait « un signe exprimant une idée purement lexicale », et la notion de molécule syntaxique ou « tout complexe formé d'un sémantème et d'un ou plusieurs signes grammaticaux, actualisateurs ou ligaments, nécessaires et suffisants pour qu'il puisse fonctionner dans une phrase ». La notion de « sémantème » est illustrée par des exemples tels que loup, louveteau, rougeâtre. etc., celle de « molécule syntaxique » par ce loup, un gros loup, marchons ! Ainsi Ch. Bally sépare l'aspect lexico-sémantique d'un mot non-actualisé dans la langue-système de la forme de ce mot actualisé dans la parole.

Plus tard A. Martinet a aussi rejeté la notion de mot en lui substituant celle de « mo n è m e » qui lui a paru plus justifiée que celle de mot. Selon lui, les monèmes sont les unités minima­les de sens (autonomes ou non-autonomes). Ainsi dans nous travaillons on aura, selon A. Martinet, trois monèmes : nous travaill-ons.

Parmi les monèmes il distingue les lexèmes-monèmes de type ouvert (dans l'exemple cité : travaill-) et les morphèmes-monèmes de type fermé (nous et -ons).

Cette tendance à supprimer la notion de mot des études linguistiques n'est pas fortuite. D'une part, elle s'explique par les tentatives infructueu­ses de donner une définition universelle du mot. Le linguiste russe L. Tcherba a insisté sur l'impossibilité d'une pareille définition : « En effet, qu'est-ce que le mot » ? - s'interroge-t-il ; suit la réponse : « il me paraît que dans les langues différentes ce n'est pas pareil. De là découle que la notion de « mot en général » n'existe pas. Les mots appartenant à des langues de typologie différente sont marqués par des dissemblances telle­ment accusées que leur confrontation devient une tâche ardue. Cette con­frontation est parfois plus aisée à partir des morphèmes.

D'autre part, cette conception se rattache à l'analyse descriptive des idiomes parlés par les tribus indiennes de l'Amérique du Nord et de l'Amé­rique Centrale effectuée au début du XXesiècle. L'étude de ces idiomes a été entreprise à partir des morphèmes. Cette approche avait une raison d'être, vu les possibilités de son application pratique dans l'examen plus ou moins sommaire des langues à systèmes inconnus. Toutefois elle se révèle insuffisante aussitôt qu'on veut pénétrer plus profondément le sys­tème d'une langue qui a été l'objet de nombreuses études.

Cette conception qui attribue au morphème une position centrale dans le système de la langue est incompatible avec la thèse reconnue par la plupart des linguistes selon laquelle la langue est un instrument de la connaissance de la réalité objective.

Le morphème est pareillement au mot une unité significative de la lan­gue, mais, à l'opposé du mot, il ne peut nommer, désigner en direct les objets et les phénomènes de la réalité. Cette faculté qui est propre au mot par excel­lence met en contact notre conscience et le monde extérieur, elle permet de l'analyser, de le pénétrer et parvenir à le connaître. Cette propriété en fait une unité fondamentale et indispensable de toute langue.

Outre ce trait distinctif fondamental du mot il y a lieu de signaler quelques-unes de ses autres particularités qui en font une unité de base de la langue.

Le mot est une unité polyfonctionnelle. Il peut remplir toutes les fonc­tions propres aux autres unités significatives : fonctions nominative, signi­ficative, communicative, pragmatique. L'envergure du fonctionnement du mot est si grande qu'il peut se transformer en morphème, d'un côté (ex. : march - dans nous marchons) et constituer une proposition, de l'autre (ex. : marchons ! silence /). Ce fait permet de conclure que les frontières entre le mot et les autres unités significatives restent ouvertes.

Le caractère polyfonctionnel du mot en fait une unité quasi universel­le. Précisons toutefois que le mot peut ne pas réaliser dans la parole l'en­semble de ses fonctions virtuelles (ainsi, par exemple, la fonction pragmatique).

L'asymétrie qui est propre aux unités de la langue en général est par­ticulièrement caractéristique du mot. Cette asymétrie du mot se manifeste visiblement dans la complexité de sa structure sémantique. Le même mot a le don de rendre des significations différentes. Les significations mêmes contiennent des éléments appartenant à des niveaux différents d'abstrac­tion. Ainsi le mot exprime des significations catégorielles : l'objet, l'ac­tion, la qualité. Ces significations sont à la base de la distinction des parties du discours. À un niveau plus bas le mot exprime des significations telles que la nombrabitité/la non-nombrabilité, un objet inanimé/un être animé. A un niveau encore plus bas le mot traduit diverses significations lexicales différencielles.

Notons encore que le mot constitue une réalité psychologique c'est avant tout les mots qui permettent de mémoriser nos connaissances et de les communiquer.

Ainsi le mot est une unité bien réelle caractérisée par des traits qui lui appartiennent en propre. C'est l'unité structuro-sémantique et référentielle par excellence. Malgré les diversités qui apparaissent d'une langue à l'autre le mot existe dans toutes les langues à ses deux niveaux : langue-système et parole. Les mots (et, ajoutons, les équivalents de mots) consti­tuent le matériau nécessaire de toute langue.
§ 7. Le mot (son enveloppe matérielle) et la notion. La majorité des linguistes reconnaît l'existence d'un lien indissoluble entre la pensée de l'homme et la langue. L'homme pense au moyen de notions qui se combi­nent en jugements, il communique sa pensée à l'aide de mots qui s'agen­cent en propositions. Ces catégories logiques et linguistiques apparaissent toujours dans leur liaison étroite.

Notre pensée ne trouve sa réalisation que dans la matière, en l'occur­rence, dans la matière sonore (ou graphique, son succédané) sous forme de mots et de propositions qui servent à rendre des notions et des jugements. On peut parler de notions pour autant qu'elles sont matérialisées sous for­me de mots (ou d'équivalents de mots). Ceux des linguistes ont tort qui affirment, qu'il existe une pensée abstraite non formulée en paroles, que la pensée la plus simple ne peut être rendue que d'une façon schématique et déformée. Il faut donner raison à F. de Saussure lorsqu'il dit que le son et la pensée sont inséparables de la même manière que le recto d'une feuille de papier est solidaire du verso.

Permettons-nous encore cette comparaison fort réussie du dramaturge allemand H. von Kleist : « L'idée ne préexiste pas au langage, elle se for­me en lui et par lui. Le Français dit: l’appétit vient en mangeant ; cette loi empirique reste vraie quand on la parodie en disant: l’idée vient en par­lant ».

Le rôle des mots ne se borne pas à transposer la notion dans la forme verbale, mais à servir de médiateur actif et indispensable dans là formation de la notion, pour son devenir. Le mot participe lui-même à la formation de la notion, autant dire que tout mot généralise.

Le mot et la notion présentent une unité dialectique. Examinons le processus de cognition. Dans quel rapport se trouvent le mot et la notion ? Dans quel rapport se trouvent la notion et l'objet de la réalité ? On distin­gue deux degrés de la connaissance.

Le premier degré consiste dans la sensation. dans la formation de perceptions et de représentations à partir de la sensation. La sensation est le lien immédiat entre la réalité, le monde extérieur et la conscience La sensation sert de base à la perception et la représentation. Le proces­sus de perception s'effectue quand on perçoit directement un objet par les sens. La perception est l'ensemble des sensations produites par un objet. On peut se représenter un objet sans le percevoir directement, à l'aide de la mémoire ou de l'imagination. Alors on est en présence du processus de la représentation. La représentation est l'image mentale de l'objet qui n'est pas perçu directement par les sens. Ainsi l'homme en­tre en contact avec la réalité par les sensations, les perceptions et les représentations. Mais ce n'est que le premier stade du processus de la connaissance.

Le deuxième degré de la connaissance suppose la généralisation des phénomènes isolés, la formation des notions (ou concepts) et des jugements.

Par la généralisation théorique, abstraite des perceptions et des re­présentations, on forme des notions, des concepts. La notion, le concept fait ressortir les propriétés essentielles des objets, des phénomènes de la réalité sans en fixer les propriétés accidentelles.

Si nous regardons une rivière nous la percevons : si plus tard nous évoquons le souvenir de cette même rivière, nous nous la représentons. L'image concrète de cette rivière est dans le premier cas, une perception dans le deuxième - une représentation. En faisant ressortir les propriétés essentielles des rivières en général, c'est-à-dire le courant de l'eau avec ses deux rives naturelles (à l'opposé d'un canal) etc., nous formons une notion. La notion (ou le concept) n'est plus une image mentale concrète, c'est une abstraction une généralisation théorique. Le mot rivière s'unit à la notion «rivière» ; il sert à nommer non pas une rivière déterminée, mais n'importe quelle rivière, la «rivière» en général, autrement dit ce mot exprime la notion de « rivière » généralisée, abstraite. Le mot géné­ralise principalement grâce à sa faculté d'exprimer des notions

La notion (ou le concept) peut être rendue par des moyens linguisti­ques différents : par des mots, des groupes de mots. C'est pourtant le mot par excellence, qui sert de moyen pour exprimer la notion. La faculté d'exprimer des notions ou des concepts est une des caractéristiques fon­damentales des mots et de leurs équivalents.

Donc, le mot et la notion (le concept) constituent une unité dialecti­que. Pourtant unité ne veut pas dire identité. De même qu'il n'y a pas d'équivalence, voire, de symétrie, entre la pensée et la langue, il n'y a point d'identité entre le mot et la notion. Un mot, précisément son enveloppe matérielle, peut être lié à plusieurs notions et inversement, la même notion est parfois rendue par des mots différents

Il est nécessaire de faire la distinction entre les notions de la vie courante, ou les notions coutumières. et les concepts à valeur scientifi­que Ainsi, le mot soleil exprime tout aussi bien une notion coutumière qu'un concept scientifique. Le concept scientifique reflète les propriétés véritablement essentielles des objets et des phénomènes consciem­ment dégagés dans le but spécial de mieux pénétrer et comprendre la réalité objective.

Les concepts scientifiques sont exprimés par les nombreux termes appartenant aux diverses terminologies

La notion coutumière reflète dans notre conscience les propriétés essentielles distinctives des objets et des phénomènes. Les notions coutumières n'exigent pas de définitions précises et complètes au même titre que les concepts scientifiques qui veulent une extrême précision. Dans son activité journalière l'homme a surtout affaire aux notions coutumières qui servaient la pensée humaine déjà bien avant l'apparition des sciences. Aujourd'hui comme autrefois la plupart des mots d'un emploi commun expriment dans le langage principalement des notions coutumières.

Les notions coutumières de même que les concepts scientifiques se précisent et se perfectionnent grâce au processus universel de la connais­sance de la réalité objective.

Les notions, les concepts peuvent être réels et irréels. Ils sont réels à condition de refléter les propriétés des objets et des phénomènes de la réa­lité objective Tels sont électricité, atome, oxygène, hydrogène , matière, réalité, jugement, concept, science, mot, morphème, préfixe, suffixe, hom­me, enfant, société, etc. Les notions, les concepts irréels sont aussi des généralisations abstraites, mais ils ne reflètent pas des objets et des phéno­mènes existants ; tels sont panacée, pierre philowphale, phlogistique, centaure, chimère, sphinx, harpie, fée, sirène, lutin, licorne, etc. Les no­tions et les concepts irréels ne sont pourtant pas entièrement détachés de la réalité objective. Ils reflètent des morceaux, des fragments de la réalité, combinés arbitrairement grâce à l'imagination. L'homme vérifie la justes­se et l'objectivité de ses connaissances en se réglant sur la pratique quoti­dienne. C'est la pratique quotidienne qui permet de distinguer ce qui est juste de ce qui est faux dans nos perceptions, nos représentations, nos no­tions et jugements. Elle est la base du processus de la cognition à son pre­mier et son deuxième degré. La pratique sociale est le critère objectif de toute connaissance.

Ainsi, les deux degrés de la connaissance sont inséparables. Le lien indissoluble des notions (ou concepts) avec les représentations et les perceptions détermine la faculté du mot d'exprimer non seulement des no­tions, mais aussi des représentations. En effet, le mot tableau, pris en dehors de la parole, à l'état isolé, exprime une notion ; il se rattache à une représentation, à une image concrète, déterminée pour le maître qui s'adres­se en classe à un de ses élèves avec la phrase Venez au tableau !

Les mots et leurs équivalents pris en tant qu'unités de la langue ex­priment des notions et des concepts. Dans l'énoncé ils peuvent être liés à des représentations, aussi bien qu'à des notions (cf . Le chat est un ani­mal domestique et Prépare la pâtée pour le chat).
§ 8. Le mot est-il un signe arbitraire ? Dans la linguistique occi­dentale, et également dans la linguistique russe, le mot est souvent conçu comme un signe de l'objet, du phénomène qu'il désigne. Cette concep­tion remonte à la théorie du signe de F de Saussure. Le signe linguistique, selon F. de Saussure, est «... une entité psychique à deux faces, qui peut être représentée par la figure:





mage acoustique



 


où l'image acoustique n'est point le son matériel (« chose purement phy­sique »), mais l'empreinte psychique de ce son (« elle est sensorielle »)

Cette conception suscite des objections d'une part, elle donne libre cours aux théories idéalistes du mot, en le détachant de la réalité objective : d'autre part, elle pousse à l'agnosticisme.

F. de Saussure prive le mot de sa substance matérielle ; à l'enveloppe sonore (ou la graphie) il substitue une image acoustique qui réside dans notre cerveau et représente un phénomène purement psychique. En réali­té le mot comporte nécessairement un aspect matériel (sonore ou graphi­que) du fait que la langue en tant que moyen de communication s'appuie sur la matière qui non seulement réalise notre pensée, mais lui sert de véhicule.

F. de Saussure insiste avec raison sur le caractère nécessairement arbitraire du signe. En effet, tout signe doit être arbitraire. Dans le sché­ma saussurien le concept, faisant partie intégrante du signe, se laisse in­terpréter comme possédant lui aussi les caractères d'un signe arbitraire, ce qui découle de l'assertion suivante de F. de Saussure . « puisque nous entendons par signe le total (souligné par WZ, ) résultant de l'association d'un signifiant à un signifié, nous pouvons dire plus simplement : le signe linguistique est arbitraire ». Toutefois le concept (la notion) ne peut être traîté de signe ou d'ingrédient d'un signe arbitraire étant donné qu'il représente une généralisation des phénomènes de la réalité qui s'opè­re dans notre cerveau. Si le terme signe suppose un lien conventionnel, arbitraire, le terme généralisation implique un lien réel. En effet, la notion généralise, elle reflète lès particularités essentielles d'un objet ou d'un phé­nomène de la réalité.

Donc, à travers la notion le mot reflète la réalité objective. C'est jus­tement pour cette raison que le mot en tant qu'unité dialectique de l'enve­loppe matérielle et de la notion présente un instrument efficace de la connaissance de la réalité des phénomènes. Même les notions irréelles, qui constituent d'ailleurs un nombre minime, ne sont point détachées de la réalité et, par conséquent, ne sont point absolument arbitraires. Grâce à la pratique quotidienne qui est le critère suprême de la justesse de toutes nos connaissances leur nombre va décroissant.

De la théorie du signe linguistique de F. de Saussure découle le carac­tère arbitraire du mot en général et du concept en particulier, ce qui défor­me la réalité. En attribuant au concept les propriétés d'un signe on érige un mur entre notre conscience et la réalité objective ; de là il ne reste qu'un pas à faire pour proclamer le monde inconnaissable et présenter l'homme comme inapte à le comprendre et pénétrer ses lois.

Rien d'étonnant à ce que la théorie de F. de Saussure ait inspiré nombre de doctrines idéalistes d'après lesquelles le mot serait plutôt un obstacle qu'un instrument nécessaire dans le processus de la connais­sance.

Si le caractère objectif de la notion ne laisse pas de doute, la pré­sence dans le mot de traits propres au signe n'est pas moins évidente. L'enveloppe matérielle du mot (sons ou graphie), quoique déterminée historiquement, est parfaitement arbitraire à une époque donnée. Si l'enveloppe matérielle n'était point arbitraire une même notion aurait été rendue par les mêmes mots dans les langues différentes, autrement dit les vocabulaires de toutes les langues auraient été identiques ce qui n'est pas le cas (cf. : rascasse - paccкaз, cheval- шваль, vote – вот, pire- пиp, tri - три). Donc, le terme signe est justifié lorsque employé pour désigner l'enveloppe sonore (ou graphique) du mot et son rapport avec le concept à une époque donnée, mais nullement le concept comme tel. Remarquons qu'à l’encontre des signes qui font partie de quelque code, l'enveloppe sonore du mot et son lien avec le concept sont histori­quement déterminés.

Il est notoire que l'enveloppe sonore (ou la graphie) du mot doit néces­sairement avoir la valeur d'un signe arbitraire. C'est précisément cette pro­priété du mot qui en fait une unité asymétrique, condition nécessaire de son fonctionnement. Si la substance matérielle du mot n'était pas arbitraire, mais conditionnée par la notion (si elle était en quelque sorte le symbole d'une notion et d'un objet) les mots n'auraient pas eu cette puissance communicatrice dont ils sont pourvus en réalité, ils n'auraient jamais pu traduire des contenus sémantiques différents, condition nécessaire du développement de toute langue (cf. les onomatopées qui symbolisent la notion qu'ils expri­ment : coucou, tic-tac et qui sont généralement monosémiques).
§ 9. Les fonctions des mots. Nous avons signalé le rôle du mot en tant qu'instrument de la connaissance. Toutefois la raison d'être des mots, tout comme de la langue en entier, est de servir à la communication des hommes entre eux. Cette fonction capitale de la langue a été négligée par F. de Saussure qui a privé le signe linguistique de toute matérialité. C'est seulement à condition d'être matériel que le mot peut transmettre une information. En tant qu'élément de la communication le mot possède plusieurs fonctions.

La grande majorité des vocables est susceptible d'exprimer des notions (ou concepts) ; il serait juste de dire que ces vocables remplissent la fonction cognitive (intellectuelle ou dénotative). Cette fonction est en rapport direct avec une autre faculté propre aux mots, celle de nommer, de désigner les objets de la réalité ou leurs propriétés ; cette autre faculté des mots en constitue la fonction référentielle (ou désignative). Certains mots ont une valeur affective, ils servent à traduire les sentiments de l'homme, son attitude émotionnelle envers la réalité ; ce sont des mots à fonction émotive (ou affective).

Les fonctions cognitive, émotive, et référentielle des mots sont recon­nues par la majorité des linguistes. Parmi ces fonctions la fonction référen­tielle caractérise le mot par excellence.

Les mots et leurs équivalents se distinguent quant aux fonctions qu'ils exercent dans la langue.

La plupart des mots autonomes, tels que les substantifs, les adjectifs qualificatifs, les adverbes, les verbes ont également la faculté d'exprimer des notions et celle de nommer les objets et leurs indices ; tels sont : hom­me, tête, main ; brave, vigoureux ; travailler, penser, etc. Ils sont appelés mots pleins.

Parmi les mots exprimant des notions il faut signaler ceux qui expri­ment des notions dites uniques. Ce sont les noms propres dénommant des lieux géographiques tels que : Moscou, Paris, la France, les Alpes, le Caucase, etc., ou des noms d'objets uniques tels que : le soleil, la terre, la lune, etc.

Parmi les mots autonomes on distingue les noms propres de personnes et d'animaux dont la fonction désignative est prioritaire : Pierre, Michel, Lucie, Médor, Minouche, etc. Ce sont aussi des mots-substituts dont les pronoms comme, par exemple : Qui parle ? Cet étudiant a tort, celui-ci a  raison. Certains sont venus en retard, etc.

Nombreux sont les mots autonomes qui exercent à la fois les fonctions cognitive et émotive ; ce sont entre autres : cagoulard, mouchard, barbaque - « mauvaise viande » ; crève-cœur - « grand déplaisir mêlé de dépit » qui rendent des nuances émotionnelles dépréciatives ; bichon, biquet, lapin qui sont des termes d'affection. Parmi les mots autonomes remplissant uniquement la fonction émotive viennent se placer les interjections : oh, hélas, peuh, tiens, fi, zut, oh là là, allons, va, aïe, bof, etc.

Les mots non-autonomes ou mots-outils sont aussi caractérisés pari la fonction cognitive, cependant elle est d'autre nature : elle se situe non plus au niveau lexical, mais au niveau grammatical de la langue. Certains mots-outils traduisent les rapports existant entre les notions et les juge­ments (tels sont les prépositions, les conjonctions, les pronoms relatifs, les verbes auxiliaires copules) ; d'autres précisent, en les présentant sous jma. aspect particulier, les notions rendues par les mots qu'ils accompagnent (ainsi les déterminatifs : articles, adjectifs possessifs et démonstra-ptifs, les particules).

Signalons à part les termes modaux qui n'expriment pas des notions. |ïnais l'attitude du sujet parlant envers ce qu'il dit, par exemple : évidentument, probablement, peut-être, n 'importe, etc.

Remarquons qu'aux yeux de certains linguistes tout mot posséderait l forcément la fonction cognitive. Ainsi les noms propres de personnes et Ld'animaux rendraient la notion très générale de l'homme ou de l'animal or est toujours un chien, tandis que Paul s'associe régulièrement à fl'homme). Les interjections ne traduiraient pas les émotions du locuteur Ien direct, mais par le truchement des notions correspondantes (Pouah ! tiendrait l'idée d'un grand dégoût, tiens ! - celle d'une surprise). Cette iception, qui ne manque pas d'intérêt, fait toutefois violence aux phé-|nomènes linguistiques.

Si l'on compare, quant à leur contenu sémantique, les mots homme et Emile pris isolément la différence apparaîtra nettement. Le mothom-rendra effectivement la notion générale d'« être humain doué d'in-slligence et possédant l'usage de la parole », il n'en sera rien pour nile qui n'exprimera pas plus la notion d'« homme » que Minouche elle de « chat ». En effet, il est impossible de dégager une classe de îrsonnes dénommées Emile possédant en commun des traits caracté­ristiques. On ne peut que constater un certain rapport entre le prénom nile et la notion « homme » « être humain mâle »). Donc, au niveau de la langue-système Emile et Minouche sont dépourvus de la fonction agnitive. Il en est autrement au niveau de la parole. C'est justement ici |ue les noms propres de personnes et d'animaux se conduisent à l'égal Ses noms communs. En effet, les premiers, aussi bien que les derniers, exprimeront des notions particulières (cf. : Jean viendra - Cet homme fviendra).

Donc, les noms propres de personnes et d'animaux posséderont la fonction cognitive (et, évidemment, la fonction référentielle) au niveau ; la parole.

Aussitôt qu'un nom propre acquiert la faculté d'exprimer une notion générale (cf. : un Harpagon, un Tartufe) il sera promu au rang des noms communs et deviendra un mot à fonction cognitive au niveau de la lan-jPgue. Le passage d'un nom propre dans la catégorie des noms commun peut être dû à une connotation qu'on lui attribue sans aucune raison va­lable.

Confrontons à présent pouah ! et dégoût. Si dégoût rend bien une notion déterminée tout en la nommant, pouah ! traduit en direct un senti­ment, une émotion causée par un phénomène de la réalité. Tout comme les notions les émotions reflètent la réalité. Toutefois ces réverbérations émotionnelles se situent à un niveau inférieur en comparaison de la no­tion. Donc, les interjections possèdent exclusivement la fonction affecti­ve qui apparaît aux deux niveaux de la langue. C'est dans le fait que les interjections rendent nos sentiments et non pas des notions qu'il faut cher­cher l'explication du caractère souvent flottant, imprécis de leur signifi­cation.

§ 10. La signification en tant que structure.   La majorité des lin­guistes envisage la-signification comme un des ingrédients du mot.

Ceux qui voudraient dépouiller le mot de son contenu sémantique et l'interpréter de phénomène purement formel ne tiennent pas compte de la fonction essentielle de la langue - celle de communication. C'est le cas de certains structuralistes américains qui ont exclu la catégorie de la signifi­cation de leurs recherches. Les études purement formelles des phénomè­nes linguistiques présentent la langue d'une façon tronquée, incomplète. Ainsi le renoncement à la signification cause de grands inconvénients. Un linguiste, pour peu qu'il veuille connaître la nature des faits qu'il se pro­pose d'étudier, ne saurait se borner à l'examen du plan « expression » et devra pénétrer plus avant le plan « contenu ». Souvenons-nous des paroles de L. Chtcherba au sujet du mot ; il disait que celui qui renonce à la catégorie de la signification en tue l'âme. E. Benveniste a trouvé une autre image pour rendre la même idée : « Voici que surgit le problème qui hante toute la linguistique moderne, le rapport forme : sens que maints linguis­tes voudraient réduire à la seule notion de forme, mais sans parvenir à se délivrer de son corrélat, le sens. Que n'a-t-on tenté pour éviter, ignorer, ou expulser le sens ? On aura beau faire : cette tête de méduse est toujours là, au centre de la langue, fascinant ceux qui la contemplent » .

La linguistique française n'est jamais allée jusqu'à exclure la signifi-de la langue. Toutefois les termes « sens » et « signification » du fmot n'y ont pas reçu de définition précise. Certains linguistes les em-ploient sans commentaire comme si ces notions ne soulevaient aucun doute ; d'autres éludent consciemment le problème. Il est connu que F. de ? Saussure, « pour ne pas s'embrouiller dans toutes les controverses insti-fluées à ce sujet avait préféré ne pas faire allusion à la signification ou au liens des mots. Il avait parlé de « signifié » et de « signifiant ». »

Dans la linguistique russe ce problème n'a pas été seulement posé mais largement élaboré.

Les linguistes paraissent s'entendre pour attribuer à tout mot une signification soit lexicale, soit grammaticale. On reconnaît que les mots sont porteurs de significations grammaticales lorsqu'ils expriment des fapports entre les notions et les jugements ou bien quand ils servent à I déterminer les notions.

 Les linguistes conçoivent différemment la signification lexicale du mot.

Il est évident que la signification du mot n 'est pas l'objet ni le phénomène auquel elle s'associe ; ce n'est point une substance matérielle, mais i contenu idéal. Il reste pourtant vrai que sans ces objets et phénomènes ie la réalité les significations des mots n'existeraient pas. Cette thèse est légalement valable pour les mots exprimant des notions réelles et irréel­les.

La signification du mot n'est point non plus le lien entre 1`enveloppe onore d'un mot et les objets ou phénomènes de la réalité, quoique cette wnion soit assez répandue. Par lui-même ce lien entre l'enveloppe so-are des mots et les objets et phénomènes de la réalité, ne peut expliquer la diversité des significations [9, c. 1 0. 57. 15 1]. La signification est avant ut une entité idéale qui ne peut s'identifier avec quelque rapport. Il est utefois indispensable d'en préciser la nature.

Tout en reconnaissant la faculté généralisatrice du mot on oppose arfois la signification à la notion, la première étant interprétée comme catégorie linguistique et la seconde, comme catégorie logique. Seuls les Ilermes seraient susceptibles d'exprimer des notions, alors que lamajonté Ifies mots exprimeraient des significations. En effet, la signification des termes se distingue de celle des mots non terminologiques par son carac­tère scientifique et universel, il n'en reste pas moins vrai que tout mot ïète la réalité objective, qu'il soit un terme ou non. C'est pourquoi tout fmot en tant que généralisateur se rattache nécessairement à la notion. On peut dire que la notion rendue par un mot constitue le composant fondamental de sa signification. Il est notoire que les notions (précisément les notions coutumières) exprimées par des mots correspondants appartenant à des langues différentes ne coïncident pas-toujours exactement, ce qui se fait infailliblement sentir dans la signification de ces mots Ainsi, pour le mot russe pyxa nous aurons en français bras et main ; pour нога
-
j
ambe
et pied.
Les Français distinguent la rivière et le fleuve ; les Russes ne font pas cette différence, ils emploient dans les deux cas le mot река. Des cas fréquents se présentent lorsqu'un mot, exprimant dans une langue une notion de genre, correspond dans une autre à plusieurs mots rendant des notions d'espèce. On assiste souvent à ce phénomène lorsqu'on passe du français au russe, ce qui s'explique par le caractère abstrait du lexique français dû à des facteurs essentiellement historiques. Le verbe français cuire veut dire « préparer quelque chose par le moyen du feu ». Il n'y a pas de verbe russe correspondant ; les verbes варить, жарить
, обжигать (кирпич)
n'expriment que des éléments ou certains aspects de la notion rendue par cuire. Il est évident que le sens d'un mot dépend directement de la notion à laquelle ce mot se rattache. Toutefois la notion n'est pas toujours l'unique ingrédient du sens. Les linguistes qui ramè­nent le sens du mot à la notion qu'il exprime en excluent les « nuances » émotionnelles. Cette conception appauvrit le contenu idéal du mot.

Nous avons établi que la fonction affective était propre aux mots à côté de la fonction cognitive Ce sont précisément ces deux fonctions qui déterminent le sens du mot. Notons pourtant que la valeur affective ne fait pas nécessairement partie du sens d'un mot. En dehors du sens reste­ront les nuances émotionnelles qu'un mot peut prendre éventuellement dans un contexte déterminé, mais qui ne sont guère un élément constant de leur contenu sémantique. Ainsi dans « L'Ile des Pingouins » les mots pingouin et marsouin, stylistiquement neutres dans le système du voca­bulaire, prennent une tonalité affective sous la plume d'A. France du fait que pingouin fait penser à des qualités telles que la naïveté, la simplicité, et le sens étymologique de marsouin est « cochon de mer ». Dans l'œuvre de récrivain ces mots acquièrent une valeur symbolique, le premier étant une allusion aux Français et le second - aux Anglais.

À titre d'exemple citons un fragment tiré d' « Un amour de Swann » de Marcel Proust. Le héros du roman s'aperçoit qu'Odette, qui éveille en lui un sentiment tout nouveau, ressemble de façon frappante à la Zéphora de Botticelli : « ... et bien qu'il ne tînt sans doute au chef-d'œuvre florentin que parce qu'il le trouvait en elle, pourtant cette res­semblance lui conférait à elle aussi une beauté, la rendait délicieuse... Le mot d' « œuvre florentine » rendit un grand service à Swann. Il lui per­mit, comme un titre, de faire pénétrer l'image d'Odette dans un monde de rêves où elle n'avait pas eu accès jusqu'ici et où elle s'imprégna de tuioblesse. »

 Dans cet extrait les paroles « œuvre florentine » sont pourvues d'une ivaleur affective que l'auteur leur confère consciemment. Toutefois cette Ivaleur affective occasionnelle ne fait pas partie de leur sens, elle reste en bnarge de la structure de leur signification. Nous pouvons dire avec Ij>. UÏImann que les fonctions affectives du langage sont aussi fondamenta-|4es que les fonctions intellectuelles (« Précis de sémantique française ». - Berne, 1959, p. 147).

      Étant donné que les deux fonctions psychiques (intellectuelle et émo-t tive) du mot en déterminent le sens, ce dernier peut être logico-substantiel. [ affectif ou l'un et l'autre à la fois. Ainsi homme, arbre, électricité, rouge,  
grand, travailler, parler-ontun
sens logico-substantiel ; les interjections  sont seules à pouvoir exprimer un sens purement affectif; le sens de hari­delle, minois, se fagoter est logico-substantiel et affectif. Remarquons que certains linguistes attribuent à tort à des mots tels que chagrin, douleur, mort, mourir, pleurer, etc. des nuances d'ordre émotionnel. Si haridelle et se fagoter traduisent effectivement nos sentiments vis-à-vis des phénomè­nes dénommés, chagrin, mourir rendent uniquement la notion d'un état ou d'un sentiment et non pas notre attitude émotionnelle vis-à-vis de ces phé­nomènes.

Quant aux noms propres des êtres animés, ainsi que nous l'avons déjà constaté, ils seront privés de sens au niveau de la langue-système et auront un sens logico-substantiel au niveau de la parole. Le contenu idéal d'ordre intellectuel et émotif détermine dans une large mesure l'emploi du mot avec les autres mots. Ceci est surtout évident lorsqu'on confronte les particularités du fonctionnement des mots à signification voisine. Prenons en guise d'exemples les verbes à sens très proche : échapper et réchapper. Le premier suppose un danger tout proche, menaçant mais qui ne vous a pas encore atteint, le deuxiè­me - un danger mortel qu'on a évité par chance. C'est pourquoi on dira échapper à un danger et réchapper à la mort. Les adjectifs fragile et frêle sont des synonymes qui se distinguent assez nettement par leurs nuances notionnelles. Si fragile suppose peu de solidité, le danger d'être facilement brisé ou de périr, frêle se dit plutôt de ce qui se soutient à peine que de ce qui se brise facilement. C'est pourquoi on dira « la porcelaine est fragile », mais « le roseau est frêle ». Comparons aussi effleurer, frôler, friser qui à quelques nuances près rendent la même idée de « toucher légèrement ». Effleurer signifie « toucher légèrement à la superficie volontairement ou non », frôler ajoute au sens de effleu­rer les nuances « en passant rapidement », friser signifie « frôler en produisant des vibrations ». C'est pourquoi il est correct d'employer seulement effleurer dans « // effleura son front, ses yeux, puis ses joues de baisers lents, légers » ( Maupassant). Le verbe frôler est bien à sa place dans « La jupe qui se hâte frôle une tombe... » ( J. Romain). Friser rend la nuance qui lui est propre dans « Le vent qui ne fait que friser l'eau en ride la surface » ( Dict. de l'Académie). Citons encore ébouillanter, échauder et blanchir. En plus de « passer à l'eau froide », sens rendu par ces verbes, blanchir ajoute la nuance « pour ôter l'âcre-té », c'est pourquoi il est employé de préférence lorsqu'on parle de cer­taines denrées ; ainsi on dira blanchir les choux.

Les distinctions notionnelles expliquent aussi les divergences dans l'em­ploi des mots correspondants dans des langues différentes. En russe on dit également -  этот человек не работает et телефон не работает, alors qu'en français le verbe travailler ne traduira que le premier sens, c'est que le contenu notionnel de ces verbes ne se recouvre pas. Le russe ранние correspond au français précoce ; pourtant la combinaison ранние овощи, correcte en russe, sera rendue par primeurs en français ; en revanche, en français on dira bien un enfant précoce, tandis qu'en russe nous aurons развитой ребенок.


L'emploi d'un mot avec les autres mots est aussi conditionné par sa valeur affective. Le substantif vieillard implique le respect par rapport à vieux nuancé plutôt défavorablement. De là les emplois un vénérable vieillard &i un petit vieux où les adjectifs mettront en évidence les nuances émotionnelles respectives. Les mots nègre et négresse s'étant imprégnés d'une nuance dépréciative ont été évincés au profit de noir et noire - émotionnellement neutres.

Toutefois l'emploi d'un mot avec d'autres mots ne correspond pas toujours exactement à son contenu idéal. On assiste souvent à un décalage entre le contenu notionnel d'un mot et son emploi réel. L'exemple d'un pareil décalage devenu classique est fourni par l'adverbe grièvement qui par son contenu idéal correspond à gravement, mais s'emploie de préfé­rence en parlant de blessures - grièvement blessé, grièvement atteint, tan­dis que pour gravement il n'en est rien et il s'emploie conformément à la notion qu' il exprime. Ce décalage entre l'emploi réel du mot et son contenu idéal est le résultat de la tradition, de l'usage.

Les mots peuvent être porteurs d'un contenu notionnel identique, mais appartenir à des registres stylistiques différents (cf. : tête et cabo­che, yeux et mirette, regarder et zyeuter, ciel &. firmament, poitrine et gorge). Il est à noter que l'emploi régulier ou constant d'un mot dans un style déterminé peut avoir pour conséquence que ce mot se colore d'une nuance émotionnelle ; alors le mot acquiert un contenu idéal autre que celui de son synonyme appartenant au style neutre (cf. : regarder et zyeuter, ou ciel et empyrée) ; ce contenu idéal comportera une valeur affective supplémentaire.

Si l'on applique le terme sens au contenu idéal d'un mot, il faudrait un autre ternie, pour nommer ses particularités d'emploi dû à l'usage ou à son appartenance stylistico-fonctionnelle. Le terme « signalement » proposé par J. Marouzeau serait admissible.

Alors le sens d'un mot serait son contenu idéal qui traduirait son as­pect logico-substantiel et affectif, autrement dit, il caractériserait le mot quant à son aspect extralinguistique. Le signalement mettrait en évidence la position relative du mot par rapport aux autres vocables tant au niveau de la langue-système qu'au niveau de la parole, il ferait ressortir son as­pect intralinguistique1.

Le sens et le signalement constituent la structure de la signification lexicale d'un mot.

Le sens d'un mot et son signalement sont intimement liés. Leur in­fluence est réciproque.

Ainsi la signification lexicale subit l'effet de facteurs extralinguisti­ques et intralinguistiques. Les facteurs extralinguistiques agissent sur le sens, alors que les facteurs intralinguistiques portent avant tout sur le si­gnalement. Toutefois il est à signaler que le sens ne reste pas non plus entièrement indifférent aux facteurs intralinguistiques, ce qui est une con­séquence du caractère systémique du vocabulaire. En effet, le contenu idéal de tout mot reçoit des contours plus ou moins nets en fonction du sens des mots sémantiquement apparentés. Donc, les rapports sémantiques qui s'éta­blissent entre les vocables dans le système de la langue se répercutent dans une certaine mesure sur le sens et, par conséquent, sur toute la significa­tion lexicale dans son ensemble. Ce phénomène est connu sous le terme de « valeur » lancé par F. de Saussure.

La linguistique des siècles passés étudiait principalement le contenu idéal du mot, son aspect extralinguistique. Plus récemment certains linguis­tes, sous prétexte d'étudier le système du vocabulaire, sont allés jusqu'à priver le mot de son contenu idéal propre, de son indépendance sémantique.

Dans les années 30 du XXe siècle le linguiste allemand J. Trier a éla­boré la théorie du « champ lexical » d'après laquelle tout mot n'aurait un sens qu'à condition d'être envisagé par rapport à d'autres mots auxquels il est associé.

La conception de J. Trier a été reprise par d'autres linguistes qui y ont apporté des modifications plus ou moins considérables. Mais tous s'enten­dent pour renier l'indépendance sémantique du mot.

L'intérêt porté à l'examen des rapports, des associations qui existent entre les mots est louable. Toutefois l'étude du vocabulaire ne pourrait se borner aux rapports, aux associations qui s'établissent entre ses unités. Comme il a été dit précédemment, par eux-mêmes les rapports sémanti­ques ne créent pas le sens. Rattaché à un contenu idéal déterminé, orienté vers la réalité objective, le mot possède une autonomie sémantique, un contenu sémantique propre qui conditionne son fonctionnement. Privé de son contenu sémantique le mot aurait cessé d'être un mot.

Donc, la structure de la signification lexicale est un phénomène lin­guistique complexe qui dépend de facteurs extralinguistiques et intralinguistiques. Le rôle central dans cette structure appartient à la notion : il en constitue l'élément obligatoire pour la presque totalité des vocables, alors que la présence des autres indices sémantiques (nuances émotion­nelles, caractéristiques stylistiques, particularités d'emploi) est faculta­tive.

Dans l'analyse de la signification la linguistique moderne utilise lar­gement les termes « dénotation » et « connotation ». La dénotation concer­ne le contenu cognitif de la signification, alors que la connotation porte sur les éléments d'ordre affectifs et les caractéristiques stylistiques que la si­gnification peut receler facultativement1.

L'étude de la structure de la signification lexicale peut être poussée encore plus avantjusqu'au niveau des composants sémantiques minimums appelés « sèmes ». Chaque signification peut être représentée comme une combinaison de sèmes formant un « sémantème » (ou « sémème »). Par exemple, le sémantème de chaise comprend les sèmes « siège (pour s'as­seoir) » (S,), « avec dossier » (S,), « sur pieds » (S,), « pour une seule personne » (S4) ; le sémantème de fauteuil en plus des sèmes de chaise possède le sème « avec bras » (Sv).

À l'intérieur d'un même sémantème on dégage selon le degré d'abs­traction les sèmes génériques et les sèmes spécifiques. Les sèmes généri­ques sont communs à plusieurs vdcables sémantiquement apparentés, ils sont intégrants. Les sèmes spécifiques distinguent sémantiquement ces vocables les uns des autres, ils sont différentiels. Pour chaise et  fauteuil le sème générique est « siège » (S,), les autres sèmes sont spécifiques (S,. S3, S4 pour chaise. S,. S3, S4. S5 pour fauteuil). Le sème différentiel qui distingue fauteuil de chaise est « avec bras ». Ainsi les sèmes différen-ciels créent les oppositions sémantiques entre les vocables.

On distingue encore les sèmes occasionnels ou potentiels qui peu­vent se manifester sporadiquement dans le discours . Pour fauteuil on pour­rait occasionnellement déceler le sème potentiel de « confort ». Il apparaît nettement dans la locution familière arriver dans un fauteuil - « arriver premier sans peine dans une compétition ». Dans le sémantème de car­rosse on perçoit facilement le sème potentiel « richesse » qui devient un sème spécifique dans la locution rouler carrosse. Également dans la lo­cution dans l'huile le sème potentiel « aisance, facilité » se hausse au niveau d'un sème spécifique. Il s'ensuit que les sèmes potentiels sont d'importance pour l'évolution sémantique des vocables. Ainsi l'analyse sémique permet de pénétrer la structure profonde de la signification des vocables et de mettre en évidence leurs traits sémantiques différentiels.

§ 11. Le sens étymologique des vocables. Les vocables motivés et immotivés. Depuis longtemps les linguistes se sont affranchis de l'opi­nion simpliste qui régnait parmi les philosophes grecs antiques selon la­quelle le mot, le « nom » appartient à l'objet qu'il désigne. Il est évident qu'il n'y a pas de lien organique entre le mot, son enveloppe sonore, sa structure phonique et l'objet qu'il désigne. Pourtant le-mot. son envelop­pe sonore, est historiquement déterminé dans chaque cas concret. Au moment de son apparition le mot ou son équivalent tend à être une carac­téristique de la chose qu'il désigne. On a appelé vinaigre l'acide fait avec du vin. tire-bouchon - une espèce de vis pour tirer le bouchon d'une bouteille. Un sous-marin est une sorte de navire qui navigue sous l'eau et un serre-tête - une coiffe ou un ruban qui retient les cheveux. Il en est de même pour les vocables existant déjà dans la langue, mais servant à de nouvelles dénominations. Par le motaiguille on a nommé le sommetd'une montagne en pointe aiguë rappelant par sa forme une aiguille à coudre. L'enveloppe sonore d'un mot n'est pas due au hasard, même dans les cas où elle paraît l'être. La table fut dénommée en latin tabula - « planche » parce qu'autrefois une planche tenait lieu de table. Le mot latin cal-culus - « caillou » servait à désigner le calcul car, anciennement, on comp­tait à l'aide de petits cailloux.

La dénomination d'un objet est basée sur la mise en évidence d'une particularité quelconque d'un signe distinctif de cet objet.

Le sens premier, ou originaire, du mot est appelé sens étymologique. Ainsi, le sens étymologique du mot table est « planche » ; du mot linge < lat. lineus, adj. « de lin » ; du mot candeur < lat. condor - « blancheur éclatante » ; du mot rue < lat. ruga-« ride ». Le sens primitif de travail < lat. pop. tripalium est « instrument de torture » ; dépenser < \at.pensare
« peser » ; de traire < lat. trahere - « tirer »'.

Il est aisé de s'apercevoir d'après ces exemples que le sens étymologi­que des mots peut ne plus être senti à l'époque actuelle.

En liaison avec le sens étymologique des mots se trouve la question des mots motivés et immotivés sans qu'il y ait de parallélisme absolu entre ces deux phénomènes.

Nous assistons souvent à la confusion du sens étymologique d'un mot et de sa motivation. Toutefois le sens étymologique appartient à l'his­toire du mot, alors que la motivation en reflète l'aspect à une époque donnée.

Tous les mots d'une langue ont forcément un sens étymologique, explicite ou implicite, alors que beaucoup d'entre eux ne sont point mo­tivés. Tels sont chaise, table, sieste, fortune, manger, etc. Par contre, nous aurons des mots motivés dansjournaliste, couturière, alunir, por­te-clé, laisser-passer dont le sens réel émane du sens des éléments com­posants combinés d'après un modèle déterminé. La motivation de ces mots découle de leur structure formelle et elle est conforme à leur sens étymologique. Il en est autrement pour vilenie dont la motivation actuelle est en contradiction avec le sens étymologique puisque ce mot s'associe non plus à vilain, comme à l'origine, mais à vi/et veut dire « action vile et basse ». On dit d'un mot motivé qu'il possède « une forme interne »*. Pour les mots à structure morphologique (formative) complexe on distin­gue la motivation directe et indirecte. On assiste à la motivation directe lorsque l'élément (ou les éléments) de base du mot motivé possède une existence indépendante. Dans le cas contraire il y aura motivation indirecte. Ainsi journaliste formé à partir de journal ou lèche-vitrine tiré de lécher et vitrine seront motivés directement. Par contre, oculiste et aqua­tique le seront indirectement du fait que ocul- et aqua- n'existent pas sous forme de mots indépendants.

Il est à noter que la structure formelle motive généralement un mot dans son sens propre. Quant aux acceptions dérivées, elles ne sont pas nécessairement rattachées au sens des éléments formant le mot. Le sens de lacet dans lacet pour chaussures s'associe au verbe lacer, mais il n'en sera rien dans route en lacet. Le mot gouttière qui dans la terminologie chirurgicale sert à dénommer un appareil soutenant un membre malade n'a rien à voir avec goutte (cf. : gouttière dans chat de gouttière).

Un mot peut donc être motivé non seulement par le lien sémantique existant entre ses parties constituantes, mais aussi par l'association qui s'établit entre ses diverses acceptions. Le mot chenille pris au sens dérivé dans chenille d'un tout-terrain est motivé grâce au lien métaphorique qui l'unit à son sens propre. Nous dirons que ce mot sera sémantiquement motivé dans son sens dérivé. Nous sommes alors en présence d'une moti­vation sémantique.

Une grande partie des locutions toute faites sont le plus souvent moti­vées. La motivation phraséologique repose sur le rapport lexico-sémantique qui s'établit entre la locution et le groupement de mots libres correspondant. Citons en guise d'exemple la locution avoir la main ouver­te - « être généreux ».

Donc, la motivation est un phénomène intralinguistique qui repose sur .les associations formelles et sémantiques que le mot évoque. Toutefois la motivation phonétique ou naturelle est extralinguistique1.

Il est à remarquer que la motivation d'un mot n'est pas absolue. Il est difficile de dire pourquoi coupe-gorge sert à nommer un lieu, un passage dangereux, fréquenté par des malfaiteurs et non point, par exemple, un instrument de supplice (cf. : coupe-légumes, coupe-papier, coupe-raci­nes). II n'y a pas de raisons logiques valables à ce que le mot laitière désigne « une femme qui vend du lait », et non pas « un pot à lait » par analogie avec théière, cafetière. Il serait plus juste de dire que les vocables sont relativement motivés. La relativité de la motivation peut indui­re en erreur au cas où la signification du vocable n'est pas présente à l'esprit de l'usager.

Tout vocable motivé ne le sera que relativement du fait qu'à partir de ses éléments constituants et des liens associatifs entre ses diverses accep­tions on ne peut jamais prévoir avec exactitude ses sens réels.

En principe tout mot est motivé à l'origine. Avec le temps la forme interne des vocables peut ne plus se faire sentir, ce qui conduite leur démo­tivation. Cet effacement du sens étymologique s'effectue lentement, au cours de longs siècles. C'est pourquoi à chaque étape de son développe­ment la langue possède de ces cas intermédiaires, témoignages du dévelop­pement graduel de la langue. En effet, les mots sont parfois motivés uniquement par un des éléments de leur structure formelle. C'est ainsi que la signification actuelle des mots malheur et bonheur ne peut être que par­tiellement expliquée par leur premier élément mal- et bon-, heur < lat. pop. « augurium » - « présage, chance » ayant pratiquement disparu de l'usage. On doit considérer ces mots comme étantpartiellement motivés. Donc, les vocables peuvent se distinguer par le degré de leur motivation.

Le processus de démotivation peut aller plus loin et aboutir à la perte totale par un vocable de son caractère motivé. Ce phénomène se produit lorsqu'un vocable ou bien son sens se trouve isolé, séparé des unités ou des sens auxquels l'un ou l'autre était autrefois associé. Tel a été le sort de chahuter qui ne se rattache aujourd'hui ni à chat, ni à huer, et ne signifie plus « crier comme un chat huant ». Personne ne pense plus à la comparaison de la chenille à une petite chienne ou de la cheville à une petite clé. Une personne friande est tout simplement gourmande ; ce n'est plus une personne qui brûle d'envie de faire quelque chose, comme il en était autrefois, d'autant plus que le verbe frier - « brûler d'envie » a disparu de l'usage. Tous ces mots ne sont point motivés à l'heure actuel­le. Il en est de même de la locution avoir maille à partir avec qn - « avoir un différend avec qn ».

Dans chaque langue on trouve des vocables motivés et immotivés.

Dans son « Cours de linguistique générale » F. de Saussure fait la juste remarque qu'il n'y a point de langue où rien ne soit motivé, comme on ne peut se figurer une langue où tout soit motivé. Quant à la langue française il insiste sur la tendance qu'elle marque vers l'arbitraire du si­gne. Cette opinion est partagée par d'autres linguistes (Ch. Bally, V. Bran-dal, S. Ullman) qui en ont déduit le caractère abstrait du français contemporain. Toutefois cette assertion reste gratuite si elle n'est pas ap­puyée d'une analyse globale du vocabulaire. Cette analyse doit porter non seulement sur les mots, mais également sur les locutions phraséolo-giques dont la majorité est motivée (cf. : tête de girouette, tomber des nues, rire au nez de qn).

Des cas assez nombreux se présentent lorsque les vocables expri­mant la même notion, mais appartenant à des langues différentes, ont la même forme interne. On dit en français le nez d'un navire, une chaîne de montagnes, la chenille d'un char de même qu'en russe нос корабля, цепь гор, гусеница танка. En français et en russe on dit pareillement roitelet et королек. Les mots perce-neige et подснежник ont une forme interne proche. Cette similitude de la forme interne de certains mots dans les langues différentes tient à des associations constantes qui apparais­sent également chez des peuples différents.

Pourtant la forme interne des mots et des locutions revêt le plus sou­vent un caractère national. Pour désigner la prunelle les Français l'ont comparée à une petite prune, tandis qu'en russe зрачок dérive de l'ancien зреть - « voir ». La pommade est ainsi nommée parce que ce cosmétique se préparait autrefois avec de la pulpe de pomme ; le substantif russe correspondant мазь se rattache au verbe мазать - « enduire de qch ». La fleur qui est connue en russe sous le nom de гвоздика est appelée en français œillet. On dit en russe ручка сковороды et en français la queue d'une poêle. Le caractère national de l'image choisie pour dénommer les mêmes objets et phénomènes apparaît nettement dans les locutions phra-séologiques. En russe on dira знать на зубок et en français savoir sur le bout du doigt : l'expression russe быть тощим как спичка correspond en français à être maigre comme un clou ; l'expression дать руку на отсечение se traduira en français comme mettre sa main au feu.

            On pourrait multiplier ces exemples.

La forme interne marque de son empreinte le sens actuel du vocable et en détermine en quelque sorte les limites. L'exemple suivant en servira d'illustration. Comparons les mots train et поезд. Le système de signifi­cations du mot français est plus compliqué que celui du mot russe corres­pondant Signalons les essentielles acceptions de train  allure d'une bête de somme (le train d'un cheval, d'un mulet) ; allure en général (mener grand train) : suite de bêtes que l'on fait voyager ensemble (un train de bœufs) ; suite de wagons traînés par la même locomotion (le train entrait en gare).

Le lien de toutes ces acceptions avec le sens du verbe tramer, dont le substantif train dérive, est évident.

Le substantif russe поезд qui se rattache au verbe ездить - « aller, voyager » ne traduit que le sens de « train de chemin de fer ».

Nous avons déjà constaté qu'il pouvait y avoir un décalage entre la motivation et le sens étymologique. Ce décalage apparaît nettement dans le phénomène appelé « étymologie populaire ». Nous assistons à l'éty-mologie populaire lorsqu'on attribue à un vocable un sens étymologique qui ne lui appartient pas en réalité ; la motivation de ce vocable ne corres­pondra plus à son vrai sens étymologique. Ainsi, dans l'expression faire bonne chère qui voulait dire autrefois littéralement « faire bon visage », le mot chère < gr. kara - « visage » fut rapproché sémantiquement et confon­du avec le mot chair < lat. carnis - « viande », tandis que l'expression en entier fut comprise comme « faire un bon repas ».

Jadis, sous le règne de Louis XI, aux environs de Paris se trouvait un certain château nommé « château de Vauvert » qui passait pour hanté. Le château de Vauvert est depuis longtemps oublié, mais l'expression au dia­ble vcnrvert s'est conservée avec le sens de « très loin, si loin qu 'on n 'en revient plus ». Cette expression a perdu son sens littéral, mais les Français ne s'embarrassent pas pour si peu ; ils la comprennent à leur manière et en font dans le langage populaire au diable ouvert ou tout simplement au diable vert.

Un autre cas curieux est offert par le mot ingambe qui provient de l'italien in gamba - « en jambe » et signifie « alerte, dispos » ; sous l'in­fluence de in- confondu avec le préfixe négatif il est parfois pris à tort dans le sens de « qui marche avec peine ».

En subissant l'influence de l'étymologie populaire les mots peuvent modifier leur aspect phonique de même que leur orthographe. Le mot latin « laudanum » en passant dans le français populaire devient laitd'ânon ; le mot du bas latin « arangia » devient en français orange par association avec le nom de la ville d'Orange, par où les fruits devaient passer au Nord.

L'adjectif souffreteux qui est dérivé d'un ancien nom soufraite -« privation » signifiait primitivement « qui est dans le dénuement ». Son sens actuel le plus répandu - « habituellement souffrant, mal portant », de même que son orthographe, sont dus au rapprochement des mots souffre­teux et souffrir, souffrance.

         § 12. Caractéristique phonétique des mots en français moderne.

Nous nous bornerons ici à noter certains traits caractérisant les mots fran­çais quant à leur composition phonique et leur accentuation dans la chaîne parlée.1

Les mots français sont caractérisés par leur brièveté. Certains se ré­duisent à un seul phonème. Il s'agit surtout de mots non autonomes (ai, eu, on, est, l',
d`
etc.), les mots autonomes à un phonème étant exclusivement rares (an, eau).

Par contre, les monosyllabes sont très nombreux dans ces deux caté­gories de mots (le, les, des, qui, que, mais, main, nez, bras, monte, parle, etc.). Ces monosyllabes sont parmi les mots les plus fréquents.

L'analyse d'un certain nombre de textes suivis a permis de constater que dans le discours les mots contenant une syllabe forment environ 61% et les mots à deux syllabes forment près de 25% de l'ensemble des mots rencontrés. Cet état de choses est le résultat d'un long développement historique qui remonte à l'époque lointaine de la formation de la langue française du latin populaire (ou vulgaire). Pour la plupart les monosylla­bes sont le résultat des nombreuses transformations phonétiques subies par les mots latins correspondants formés de deux ou trois syllabes (cf. • homme < lat homo, main < lat. manus, âme < lat. anima)

Le français possède naturellement des mots à plusieurs syllabes : toutefois il y a visiblement tendance à abréger les mots trop longs aux­quels la langue semble répugner (métropolitain > métro, stylographe > stylo, piano-forte > piano, automobile > auto, météorologie > météo ; cf aussi avion qui s'est substitué à aéroplane,pilote àaviateur).

Comme conséquence de ce phénomène la longueur des mots au ni­veau de la langue est de 2.5 syllabes, alors que dans la parole - de 1.35 syllabes. Ce décalage s'explique par la fréquence d'emploi des mots-outils lors du processus de communication.

La tendance à raccourcir les mots, qui s'est manifestée à toutes les époques, a pour conséquence un autre phénomène caractéristique du vo­cabulaire français - l'homonymie. Un grand nombre de mots a coïncidé quant à la prononciation à la suite de modifications phonétiques réguliè­res.

C'est surtout parmi les monosyllabes que l'on compte un grand nom­bre d'homonymes ; tels sont : ver < lat. vermis, vers (subst.) < lat. Versus - « sillon, ligne, vers ». vers (prép ) < lat. versus de vertere - « tourner ». vert < lat. vendis De là de nombreuses séries d'homonymes : par, part, pars ; cher, chair, chaire ; air, ère, aire, hère, erre (if), etc À la suite de l'homonymie le mot perd de son autonomie ce qui peut amener des con­flits homonymiques Dans son ouvrage « La sémantique » P Guiraud cite l'exemple des verbes de l'ancien français amer - « aimer » et esmer - « estimer » qui se sont confondus dans la prononciation [eme]. Cette homonymie a disparu à la suite de l'élimination de esmer au profit de son doublet savant estimer. Toutefois les distinctions sémantiques et gram­maticales des homonymes trouvent un support dans l'orthographe (àl'ex-ception des cas d'homographie : goutte капля
, goutte –подагра .
ce qui rend un service incontestable en prenant dans l'énoncé écrit une impor­tance particulière. Grâce à l'orthographe et au contexte l'homonymie ne présente point de sérieux inconvénient ainsi que le pensent certains lin­guistes qui qualifient ce phénomène naturel de pathologique (comme par exemple S. Ullmann). En réalité les homonymes se laissent facilement identifier et les cas de confusion dans la parole sont pratiquement réduits à zéro. Là, où la confusion est possible « il suffit de faire intervenir dans les énoncés... une modification minimale pour que leur signification se trouve précisée » [7, p. 49-50]. Ainsi en français nous avons :

« L'association des maires de France,

L'association des mères de France, etc. Or, pour échapper à l'ambi­guïté, il suffit de dire dans le deuxième cas :

L'association des mères françaises, etc. » [7, p. 49-50].

Quant à la syllabation des mots français elle est reconnue comme étant remarquablement uniforme et simple. Ce sont les syllabes ouvertes qui forment près de 70% dans la chaîne parlée. Surtout fréquentes sont les syllabes ouvertes du type : consonne - voyelle (par exemple : [de-vi-za-ge] -dévisager, [re-pe-te] -répéter), moins nombreuses sont les syllabes des types : consonne-consonne-voyelle etvoyelle (par exemple : [ble-se] - blesser, [tru-ble] - troubler, [e-ku-te] - écouter, [a-ri-ve] - arriver). Parmi les syllabes fermées on rencontre surtout le type : consonne - voyel­le -consonne (par exemple : [sur-nal] -journal, [par-tir] -partir}. Les autres types sont rares. Cette particularité de la structure syllabique des mots français contribue à son tour à l'homonymie.

Le mot français peut commencer par n' importe quelle consonne, tou­tefois les semi-consonnes initiales [j], [w], [q] sont rares ; de même que le h « aspiré » (haine, haïr, haricot, haie, onze, un - nom de nombre, etc.).

On ne compte qu'un certain nombre de mots commençant par [z] (zèbre, zéro, zinc, zone, zoo), par un [jt] dans l'argot ou le langage fami­lier (gnaule, gnognote - « niais », gnangnan (fam.) - « mou, sans éner­gie »).

Relativement peu nombreuses aussi sont les combinaisons de conson­nes au début du mot. Ce sont, le cas échéant, des groupes de deux conson­nes dont le premier élément est une occlusive [p], [t], [k], [b], [d], [g] ou une spirante labiale [f], [v] suivie d'une liquide [I], [r] ou d'une semi-voyelle [w], [j], [q].

Ce sont aussi les combinaisons initiales comportant trois consonnes dont une liquide et une semi-voyelle après une occlusive : [prw], [plw], [plq], [trw], [trq], [krw], [krq], etc.

Les autres combinaisons de deux ou de trois consonnes aussi bien au début qu'à l'intérieur du mot sont rares (pneumatique, phtisie, stress, stri­dent, strapontin, esclandre, escrime), apparaissant, comme règle, dans des mots d'emprunt.

Quant aux voyelles le français répugne aux hiatus à l'intérieur des mots (cf. : appréhender, méandre), il est exempt de diphtongues.

Notons aussi le service rendu par les phonèmes dans la distinction des vocables différents.

A. Sauvageot souligne le rôle exclusif de la consonne initiale dans la différenciation des mots. « II arrive, dit-il, qu'une même voyelle fournis­se presque autant de vocables qu'il y a de consonnes pour la précéder : pont/ton /bon / don / gond /fond / font / vont / long / mont / nom / rond /
sont /son /jonc,
etc. » [7, p. 44].

La voyelle aussi a une valeur différencielle très importante. Dans le schéma consonnantique p - r selon la voyelle on a : par, part - port, porc, pore -pour -père, paire, pair-peur -pur.

Telles sont à grands traits les possibilités combinatoires des phonè­mes français.

Dans la langue russe les mots dans la chaîne parlée sont généralement marqués de raccenttonique. ce qui facilite leur délimitation. Il en est autre­ment pour le français où les mots phonétiquement se laissent difficilement isoler dans le discours : privés de l'accent tonique propre, ils se rallient les uns aux autres en formant une chaîne ininterrompue grâce aux liaisons et aux enchaînements. On dégage, en revanche, des groupes de mots repré­sentant une unité de sens et qui sont appelés « groupes dynamiques ou rythmiques » avec un accent final sur la dernière voyelle du groupe.

Cette particularité de l'accentuation fait que le mot français perd de son autonomie dans la chaîne parlée. La délimitation phonétique des mots émis dans la parole en est enrayée. Ceci explique les modifications de l'aspect phonétique survenues à certains mots au cours des siècles. Les uns se sont soudés avec les mots qui les précédaient dont l'article défini : c'est ainsi que ierre est devenu lierre, endemain - lendemain, nette -luette, oriot - loriot ; / 'aboutique - la boutique, d'autres au contraire, ont subi une amputation : lacunette - « petit canal » s'est transformé en la cunette car on a pensé à l'article précédant un substantif ; de même m'amie a été perçu comme ma mie.

Toutefois il serait abusif de conclure à l'absence totale de limites entre les mots dans la chaîne parlée en français. En effet certains indices phonétiques contribuent à dégager les mots dans le discours. Ainsi, par exemple, le son [z] qui apparaît dans les liaisons signale la jointure entre deux mots. Il en est de même de l'hiatus qui, comme nous l'avons signa­lé, est rare à l'intérieur du mot. mais assez régulier à la limite des mots [2, p. 321-322]. Un indice important est l'éventualité d'une pause en fin de mot dans la chaîne parlée [11, p. 61].

§ 13. Caractéristique grammaticale du mot en français moder­
ne.
Les unités essentielles de la langue étroitement liées l'une à l'autre sont le motet la proposition. Les mots acquièrent dans la proposition une force particulière en tant qu'éléments de la communication. C'est en se groupant en propositions d'après les règles grammaticales que les mots manifestent leur faculté d'exprimer non seulement des notions, des con­cepts, mais des idées, des jugements. Dans la proposition les mots auto­nomes remplissent les fonctions de différents termes, dits termes de la proposition (du sujet, du prédicat, du complément, etc.). tandis que les mots non-autonomes établissent des rapports variés entre les termes ou les parties de la proposition. La faculté de former des propositions afin d'exprimer des jugements constitue une des principales caractéristiques grammaticales des mots.

Une autre particularité du mot consiste dans son appartenance à une des parties du discours. Ainsi on distingue les substantifs, les adjectifs, les verbes, les adverbes, les pronoms, etc. Les parties du discours sont étudiées par la grammaire : elles constituent la base de la morphologie. C'est à partir des propriétés des parties du discours que la grammaire crée les règles des agencements de mots, les règles qui sont le produit d'un long travail d'abstraction de la mentalité humaine. Il serait pourtant faux de traiter les parties du discours de catégories purement grammaticales En effet, les parties du discours se distinguent les unes des autres par leur sens lexical : les substantifs désignent avant tout des objets ou des phéno­mènes, les verbes expriment des processus, des actions ou des états : les adjectifs - des qualités, etc. C'est pourquoi il serait plus juste de qualifier les parties du discours de catégories lexico-grammaticales.

La composition morphémique des mots est aussi étudiée par la gram­maire, pourtant elle a un intérêt considérable pour la lexicologie. La fa­culté du mot de se décomposer en morphèmes présente une des caractéristiques grammaticales du mot qui. en particulier, le distingue du morphème. Ce dernier, étant lui-même la plus petite unité significative de la langue, ne peut être décomposé sans perte de sens. Ainsi le mot amener comporte trois morphèmes : a-men-er, mais ces derniers ne se laissent pas décomposer en plus petites unités significatives. On peut seulement en déterminer la structure phonique, en isoler les phonèmes. Les phonèmes ne possèdent point de sens propre, ils ne servent qu'à distinguer les morphèmes (cf. : amener et emmener : mener et miner : tremper et tromper : lever et laver ; cacher, cocher et coucher). Ce sont principa­lement les mots autonomes qui se laissent décomposer en morphèmes. Quant aux mots-outils, dont beaucoup se rapprochent à certains égards des morphèmes, ils constituent généralement un tout indivisible.

Parmi les mots autonomes, il y en a de simples qui sont formés d'une seule racine. Tels sont homme, monde, terre, ciel, arbre, table, porte, chambre, etc. Ces mots pourraient être aussi appelés « mots-racines ». Plus souvent les mots contiennent une ou plusieurs racines auxquelles se joignent des affixes (les préfixes placés avant et les suffixes placés après la racine) et les terminaisons (ou) les désinences qui expriment des significations grammaticales. On distingue encore le thème (ouïe radical), c'est-à-dire la partie du mot recelant le sens lexical et précé­dant la terminaison à valeur grammaticale. Ainsi dans l'exemple : Nous démentons formellement ces accusations, le mot démentons comprend la racine -ment-, le préfixe dé-, le thème dément-, la terminaison -ons La racine recèle le sens lexical fondamental du mot. Le thème qui com­porte tout le sens lexical du mot s'oppose à la désinence qui est porteur d'un sens grammatical.

Dans le français moderne le thème apparaît exclusivement dans la conjugaison des verbes qui ont conservé jusqu'à présent des traits de l'ancien synthétisme, tandis que dans les nominaux, depuis la destruction du système de déclinaison, le thème ne se laisse plus dégager, il coïncide avec le mot. Les finales des substantifs et des adjectifs telles que animal - animaux, paysan - paysanne ; blanc - blanche, fin -fine ne sont plus des désinences mais de simples alternances phoniques à valeur gramma­ticale.

Dans les travaux des linguistes français le terme « radical » s'em­ploie encore pour désigner la partie du mot à laquelle s'applique l'un ou l'autre affixe servant à former ce mot. Pour plus de précision il serait préférable de dénommer cette partie du mot par un terme spécial. Celui de « base formative » ou simplement « base » serait plus approprié. Ainsi contrairement au thème (radical) le terme « base » sera appliqué à l'élé­ment du mot auquel s'ajoutent l'affixe ou les affixes formant ce mot. Par exemple, dans acclimatation la base formative sera présentée par la par­tie acclimat- à laquelle s'applique le suffixe -ation. Les bases fbrmatives peuvent être ou non en corrélation avec des mots indépendants. Elles sont respectivement appelées libres comme dans refaire, laitière, cache-nez (cf. -.faire, lait, cache, nez) et liées comme dans fracture, bibliothèque (cf. -.fraction, bibliophile, jilmothèque). À l'encontre du thème (ou radi­cal), la base formative ne recèle guère comme règle, tout le sens lexical du mot.

Les affixes appliqués à la base peuvent tout simplement en modifier le sens. Tels sont les cas de jardinet, maisonnette, refaire. Plus souvent les rapports sémantiques entre la base et Faffixe sont plus compliqués ; dans ces derniers cas, on crée des mots qui se distinguent essentiellement par leur sens de la base formative. Ainsi le mot orangeade (f) ne désigne point une espèce d'orange, mais une boisson rafraîchissante au sirop d'orange : un poursuiteur n'est même pas une personne qui en poursuit une autre, mais plus spécialement un cycliste-spécialiste de la poursuite.

Donc, les affixes peuvent conférer aux mots qu'ils forment des sens lexicaux ; pourtant ils sont aussi des porteurs de valeurs grammaticales Ainsi, par exemple, les suffixes des substantifs ont pour rôle accessoire de marquer le genre : -et,-(e)ment, -âge forment des substantifs mascu­lins ; -té, -ation, -ance (-ence), -ce, -ure, -ade - des substantifs féminins, etc.

Les racines, les affixes. les désinences sont des morphèmes II s'en­suit des exemples cités que les morphèmes peuvent être porteurs de va­leurs de caractère différent : les racines ont une valeur d'ordre lexical. les désinences - des valeurs grammaticales ; les affixes - généralement des valeurs lexico-grammaticales. Quant aux thèmes (radicaux) et aux bases formatives, le nombre des morphèmes qui les constituent est variable  il va de plusieurs morphèmes (cf. : relis-ez ; déplorable-ment), à un seul. Dans ce dernier cas il y a coïncidence avec la racine du mot dont ils font partie (cf. : patin-ans, patin-aire).

§ 14. La démarcation entre le mot et les unités des niveaux contigus. Nous avons établi précédemment qu'en français les limites pho­nétiques dans la chaîne parlée sont estompées. Les limites sémantiques sont tracées par l'homonymie. En effet, l'homonymie sépare les vocables à enveloppe sonore identique en vertu de leur sens absolument distinct Les homonymes peuvent aussi se distinguer par leurs catégories gram­maticales et leur orthographe, pourtant ce ne sont que des indices supplé­mentaires, alors que la séparation sémantique constitue un critère différentiel nécessaire et suffisant. Ainsi, timbre au sens de « cachet de papier gommé, avec effigie, qu'on met sur les lettres pour les affranchir, sur les quittances » doit être actuellement qualifié d'homonyme de tim­bre - « petite cloche de métal qu'on fait résonner avec un marteau » uniquement à partir d'un critère sémantique1.

Afin de définir les limites grammaticales du mot il faut procéder à une confrontation du mot avec les unités voisines : le morphème et le groupe de mots.

Nous avons déjà spécifié la différence entre le mot et le morphème : le mot possède une autonomie dont le morphème est dépourvu. Si le  morphème n'a de vie qu'à l'intérieur du mot. le mot est une unité relativement indépendante tant pour la forme que pour le contenu. C'est grâce à son indépendance que le mot peut constituer à lui seul une proposition (Entrez ! Attention !). L'indépendance du mot se manifeste aussi par sa faculté de se combiner librement (conformément à la logique et aux nor­mes syntaxiques d'une langue donnée) avec les autres 'mots. Ainsi il peut changer de place et occuper une position distante par rapport aux autres vocables. Quant au morphème sa place dans le mot français est fixée.

Toutefois le degré d'indépendance n'est pas le même pour tous les mots. Ainsi l'autonomie des mots-outils est nettement limitée. On peut dire que les mots-outils rappellent en quelque sorte les morphèmes. Cer­tains linguistes émettent l'opinion que les mots-outils tels que les pro­noms personnels atones et les articles, qui accompagnent toujours certains mots autonomes en qualité de porteurs de sens grammaticaux, sont des morphèmes au même titre que les désinences. Ainsi J. Vendryes (dans son ouvrage « Le langage ») traite les pronoms personnels atones et les particules négatives de simples morphèmes. Selon lui je ne t'ai pas vu représente un seul mot, de même que nous ne vous aurons pas vus. Cette opinion est contestable. Toute langue possède un certain nombre de cas transitoires qui se situent à la limite de phénomènes distincts.

Le mot et le morphème sont des unités foncièrement différentes. Mais il se trouve aussi des cas amphibies, des phénomènes mixtes, qui participent à la fois du mot et du morphème. Pour le français ce sont les conjonctions, les prépositions, les pronoms personnels atones, les arti­cles, les particules négatives. Tout comme les morphèmes ils sont dé­pourvus de la fonction nominative et ne peuvent devenir des termes de la proposition ; les conjonctions et les prépositions expriment des rapports, trait caractéristique des désinences grammaticales. Pourtant ils ;ont une certaine autonomie d'emploi, ce qui les rapproche des mots. Ni les articles, ni les pronoms personnels atones n'ont entièrement perdu ,Jeur indépendance, ils ne sont pas organiquement liés aux mots. Les Larticles peuvent être séparés des substantifs qu'ils déterminent : dans le nélodieux bavardage des oiseaux ou dans une intolérable blessure les |adjectifs mélodieux et intolérable s'intercalent entre l'article et le subs-titif. Les pronoms personnels de conjugaison manifestent en plus la acuité de changer de plate par rapport au verbe qu'ils accompagnent an dira selon les circonstances : il viendra, il ne viendra pas et viendra-t-il ? Les verbes auxiliaires dans les temps composés ont aussi un em­ploi indépendant, ce qui semble les rapprocher des mots, mais à rencontre tes mots-outils ils ont entièrement perdu leur autonomie sémantique et servent qu'à former les variantes grammaticales des verbes, ce qui nous autorise à les qualifier de morphèmes particuliers.

Il n'est parfois pas moins difficile d'établir les limites entre un mot tun groupe de mots. Parmi les linguistes russes qui ont traité le problème du mot et ses limites, une place à part revient au professeur A.I. Smir-nitsky qui a démontré que le mot est caractérisé par une intégrité sémanti­que et formelle. Toutefois, l'intégrité sémantique, qui se traduit par la faculté d'exprimer une notion, un concept, est propre non seulement aux mots, mais également aux groupes de mots. Il en est autrement pour l'intégrité formelle qui appartient en propre aux mots et sert, par conséquent, de critère distinctif pertinent.

Pour la plupart, les mots se laissent aisément distinguer des groupes de mots ; tel est le cas des mots simples ou mots-racines et des mots dérivés formés par l'adjonction d'affixes. La distinction des mots compo­sés, qui par leur structure se rapprochent le plus des groupes de mots, présente de sérieuses difficultés. Celles-ci sont surtout grandes dans la langue française où les mots composés sont souvent formés d'anciens groupes de mots.

En appliquant à la langue française le critère avancé par A.I. Smir-nitsky, on devra reconnaître que les formations du type fer à repasser, chemin de fer, pomme de terre sont, contrairement à l'opinion de beau­coup de linguistes français, des groupes de mots, alors que bonhomme, basse-cour, gratte-ciel sont des mots.

Donc, il faut faire la distinction entre un mot et un morphème, d'un côté, un mot et un groupe de mots, de l'autre1. Néanmoins il reste fort à faire pour fixer les limites du mot ; c'est un problème ardu qui exige un examen spécial pour chaque langue.

§ 15. L'identité du mot. Envisagé sous ses aspects phonétique, gram­matical et sémantique le mot présente un phénomène complexe. Pourtant dans l'énoncé, dans chaque cas concret de son emploi, le mot apparaît non pas dans toute la complexité de sa structure, mais dans une de ses multi­ples formes, autrement dit, dans une de ses variantes.

Comment savoir si nous avons affaire à des mots distincts ou aux variantes d'un seul et même mot ?

De même que pour les mots différents les variantes admettent des distinctions d'ordre matériel (l'enveloppe sonore) et d'ordre idéal (le sens). Toutefois ces distinctions matérielles et idéales ne sont possibles que dans une certaine mesure, dans un cadre déterminé. Pour les va­riantes ces distinctions ne seront que partielles et ne détruiront jamais l'intégrité du mot.

Envisageons les variantes possibles d'un mot :

- les variantes de pron onc i ati on : [mitirj] et |mitèg] pour mee­ting, [by] et [byt] pour but, [u] et [ut] pour août, [mœ :r] et [moers] pour mœurs, [egza] et [egzakt] pour exact, [kôta] et [kôtakt] pour contact :

- les variantes grammaticales àvaleur flexionnelle qui peuvent être à support morphologique : dors, dormons, dormez et à sup­port phonétique : sec - sèche, paysan -paysanne .

- les variantes pseudo-formatives (lexico-grammaticales) : -maigrichon et malgriot, maraude et maraudage, cuvage et cuvaison (du raisin) ;

- les variantes lexico-sémantiques :

a) à valeur notionneile : palette - « plaque sur laquelle les pein­tres étalent leurs couleurs » et « coloris d'un peintre » :

b) à valeur notionnelle-affective : massif- « épais, pesant ». au figuré esprit massif- « grossier, lourd » : moisir - « couvrir d'une mousse blanche ou verdâtre qui marque un commence­ment de corruption ». au figuré moisir quelque part - « de­meurer inutile, improductif » ;

- les variantes stylistico-fonctionnelles :

a) à support phonétique : oui - littéraire et ouais - populaire, apéritif- littéraire et apéro - familier :

b) à support notionnel-affectif : marmite - « récipient » - littérai­re et « gros obus » - familier :

- les variantes orthographiques : gaîment et gaiement, soûl et saoul.

Il est à noter que les modulations grammaticales et stylistico-fonc­tionnelles n'attaquent jamais l'intégrité du mot. Dans j'ai dormi et je dormirai nous avons le même verbe dormir malgré l'opposition des temps.

Il en est autrement pour les modulations phoniques et notionnelles. Des distinctions phoniques ou notionnelles radicales amèneraient à l'ap­parition de mots différents En effet, malgré l'identité de leur aspect pho­nique calcul - « opération arithmétique » et calcul - « concrétions pierreuses » sont deux mots du fait que les notions qu'ils expriment n'ont rien de commun Les ternies thème et radical, désinence et terminaison à sonorité différente sont des mots distincts malgré l'identité de leur valeur sémantique. Pour qu'il y ait variantes d'un même mot il ne doit pas y avoir d'interdépendance entre les modulations dans leur enveloppe sono­re et leur valeur notionneile. mais il suffît d'avoir en commun quelque trait fondamental quant à l'aspect phonique et la valeur notionneile. Quant à l'aspect phonique cette communauté se traduit par la présence dans les variantes de la même racine qui constitue la base de la structure matérielle et sémantique du mot. La communauté notionnelle consiste dans le lien qui s'établit entre les divers sens du mot.

§ 16. Sur la définition du mot. À première vue le mot paraît être quelque chose de très simple. Nous avons établi qu'en réalité il présentait un phénomène complexe, une unité dialectique à deux aspects : idéal et matériel.

Autant pour la complexité de sa structure que pour les difficultés qu'on a à le dégager, le mot reste jusqu'à présent le problème central de la lexico­logie.

La définition du mot est très malaisée. Toutefois il existe dans la litté­rature linguistique un grand nombre de définitions du mot sans qu'aucune ne soit universellement admise.

Dans son ouvrage « La langue russe » V.V. Vinogradov soumet à une analyse détaillée les définitions du mot les plus connues dans la lin­guistique mondiale et il en démontre l'insuffisance. Ce sont généralement des caractéristiques incomplètes qui ne révèlent qu'un des aspects du mot, son aspect lexical, grammatical ou phonétique. Et encore ces défini­tions sont-elles parfois incorrectes. Les définitions du mot proposées par les linguistes français sont souvent trop générales, elles pourraient s'ap­pliquer non seulement au mot, mais également à un groupejde mots et même à une proposition. Telles sont les définitions d'A. Darmesteter, A. Meillet et A. Dauzat . Puisqu'elles ne permettent point de dégager le mot des unités voisines, ces définitions ont une valeur pratique réduite.

D'autres définitions prétendent tracer les limites du mot. Là aussi leurs auteurs ne font souvent ressortir qu'un seul aspect du mot. Dans son article « Le mot » E. Setâlâ remarque ajuste titre qu'en définissant le mot les linguistes partent d'ordinaire de la fausse conception que le mot est « l'expression linguistique d'une notion particulière ». Les formules de ces linguistes ne révèlent que le côté purement logique du mot sans en signaler les autres particularités en tant qu'unité du système de la lan­gue. Pourtant la définition proposée par E. Setalà (les mots sont « les plus petites parties indépendantes du langage ») demeure elle-même in­complète

II est, en effet, très difficile de tracer les limites du mot et de l'envisa-ger sous tous les aspects : phonétique, grammatical et lexical. Dans la linguistique russe il n' y a guère non plus de définition du mot généralement admise. Parmi les plus réussies signalons celle de R A. Boudagov. laquelle reflète les plus importantes propriétés du mot : « Le mot représente lapins petite et indépendante unité matérielle (sons et « formes ») et idéale (sens) de caractère dialectique et historique »'


PREMIERE  PARTIE


LES   SOURCES   D' ENRICHISSEMENT  
DU  VOCABULAIRE   FRANÇAIS


LA LANGUE EN TANT QUE PHÉNOMÈNE SOCIAL

§ 17. Remarques préliminaires. La langue se rapporte aux phéno­mènes sociaux. Elle surgit et se développe avec l'apparition et le dévelop­pement de la société. La langue ne conçoit pas en dehors de la société À son tour la société humaine ne peut exister sans langue. Ceci étant, la langue est caractérisée par ce qui est propre à tous les phénomènes so­ciaux : elle est au service de la société humaine. Toutefois, la langue possè­de ses traits particuliers et ce sont précisément ces derniers qui importent pour la linguistique. Ce qui distingue la langue des autres phénomènes so­ciaux, c'est avant tout sa fonction en tant que moyen de communication qui permet aux hommes de se comprendre mutuellement, de s'organiser pour le travail dans toutes les sphères de leur activité, et seul le langage humain, la langue de sons, peut remplir efficacement ce rôle.

La langue se modifie, se perfectionne en fonction du développement de la société à laquelle elle appartient. Les lois profondes qui régissent les faits linguistiques ne sauront être comprises qu'à condition d'être exami­nées dans leur liaison indissoluble avec l'histoire de la société, l'histoire du peuple qui est le créateur de la langue.

C'est avant tout dans l'histoire de la société qu'il faut chercher les-causes du renouvellement linguistique. Les transformations sociales, les changements qui s'opèrent dans les mœurs, le développement progressif des sciences amènent infailliblement des modifications dans la langue. Et c'est le peuple tout entier qui participe à la marche continue de la langue vers son perfectionnement. Certains linguistes français prétendaient que la langue est principalement l'œuvre des couches dites supérieures de la so­ciété. Ainsi J.' Damourette et E. Pichon préconisaient la « parlure bour­geoise » qui, àl'encontre de la « parlure vulgaire ». recèle toutes les richesses de la langue. À l'heure actuelle, vu la démocratisation de la langue cette opposition n'est plus pertinente. La notion de « parlure vulgaire » appli­quée au parler populaire n'est plus de mise.

Il ne faut pourtant point conclure que le rapport réel existant entre la langue, en tant que système, etl'histoire d'un peuple soit toujours direct et immédiat. Il serait faux d'affirmer que les lois qui président aux phénomè­nes grammaticaux et phonétiques dépendent directement des événements historiques ou des changements sociaux. L'histoire du peuple crée les con­ditions nécessaires des modifications qui se produisent dans la langue, elle sert de stimulant au développement de sa structure. Quant aux change­ments linguistiques eux-mêmes, ils se réalisent d'après les lois propres à la langue qui dépendent de sa structure concrète.

Il est pourtant un domaine de la langue dont le lien avec 1 "histoire du peuple est particulièrement étroit et manifeste. C'est le vocabulaire qui. étant en perpétuelle évolution, représente un système ouverte l'opposé des phénomènes d'ordre phonétique et grammatical. Les événements histori­ques n'amènent guère de changements brusques dans le fonctionnement de la langue dans son ensemble. Toutefois les grands bouleversements pro­duits au sein d'une société se répercutent immédiatement sur le vocabulai­re en y apportant souvent des changements importants. Tel fut le cas de la Révolution française du XVIIIe siècle qui, d'une part, fit tomber dans l'oubli des mots ayant trait à l'ancien régime (bailli, sénéehal, sénéchaussée, taille, dîme, etc.). et qui. d'autre part, donna naissance aune foule de mots et de sens nouveaux (démocratiser, nationaliser, anarchiste, propagan­diste, centralisation, nationalisation, etc.).

Mais ce n'est pas seulement aux époques de grands événements que le vocabulaire réagit aux changements sociaux. A tout moment nous as­sistons à l'apparition de vocables nouveaux. À la suite de l'élargissement des contacts entre les pays on fait des emprunts aux autres langues. C'est ainsi qu'ont pris racine en français les mots soldat, balcon, banquerou­te empruntés à l'italien, hâbler, cigare, pris à l'espagnol, rail, meeting, tennis venus de l'anglais, etc., dont beaucoup ne se distinguent plus des vocables de souche française. La langue tire constamment parti de ses propres ressources. Les transformations lentes ou rapides à l'intérieur de la société ont pour résultat la création de vocables nouveaux à l'aide de moyens fournis par la langue même. Ainsi sont apparues et entrées dans 1 usage les formations nouvelles : normalisation, scolarisation, pellicu-lage, électrifter, mondialiser, électroménager, essuie-glace, tourne-
disque, kilotonne, télévision, téléspectateur, pasteurisation, ionisation,
 
brise-glace, sans-fil, aéroport.
Le vocabulaire peut enfin se renouveler f sans que la forme des mots change : ce sont alors leurs acceptions qui se  modifient ou qui se multiplient : bâtiment ne signifie pas 1"« action de bâtir » comme autrefois, mais ce qu'on a bâti, maison ou navire ; une antenne n'est pas seulement « une longue vergue qui soutient les voiles ou un conducteur métallique permettant d'émettre et de recevoir les ondes électromagnétiques », mais aussi « un organe des insectes et des crusta­cés ».

Ainsi, les principales sources de l'enrichissement du vocabulaire à l'examen desquelles nous allons procéder sont : l'évolution sémantique des vocables (mots et locutions), la formation de vocables nouveaux, les em­prunts.

           
CHAPITRE
I


L'ÉVOLUTION SÉMANTIQUE DES UNITÉS LEXICALES

§ 18. L'évolution sémantique et son rôle dans l'enrichissement du
vocabulaire.
La science qui traite de la structure sémantique des unités lexicales de même que de l'évolution de cette structure est appelée séman­tique1.

La signification des mots et de leurs équivalents est, pour ainsi dire, un des aspects les plus « sensibles » de la langue. En effet, le contenu sémantique des vocables réagit immédiatement et directement aux moin­dres changements survenus dans la société, et non seulement dans la socié­té - facteur extralinguistique, mais dans la langue même. Cette extrême « sensibilité » du contenu sémantique des mots rend très difficile la classi­fication des nombreuses modifications de sens.

L'évolution sémantique des mots est une source interne féconde de l'en­richissement du vocabulaire. Il serait encombrant pour la langue d'avoir un vocable nouveau pour chaque notion nouvellement surgie. La langue réussit à accomplir ses fonctions à moindres frais ; elle utilise largement les mots qu'elle possède en leur soufflant une vie nouvelle. Ainsi chaque mot peut développer sa structure sémantique ou son système de significations.

Un mot peut modifier son sens à la suite du changement que subit la notion rendue par ce mot. Cette opinion a été exprimée à plusieurs repri­ses. « Monter dans sa voiture, remarque H. Mitterand, ce n'est plus s'as­seoir sur le siège de son cabriolet et saisir les rênes du cheval, mais s'installer au volant et se préparer à appuyer sur le démarreur. » [12, p. 87]. Au XIXe siècle la lampe était « un récipient renfermant un liquide (huile, pétrole, etc.) susceptible de donner de la lumière en brûlant ». Aujourd'hui ce ne sont plus les lampes à pétrole, mais les lampes électri­ques, à néon ou à vapeur de mercure qui nous éclairent et un fer à repasser est de nos jours le plus souvent en matière plastique à base de nickel. Dans tous ces cas c'est la notion exprimée qui se transforme, tandis que le mot ne change pas. Généralement les modifications sémantiques de ce genre se font imperceptiblement, et les locuteurs n'en prennent conscience qu'après coup.

Très souvent l'évolution sémantique d'un mot est le résultat de la dénomination d'un objet (ou d'un phénomène) nouveau au moyen d'un vocable désignant un autre objet auquel cet objet nouveau s'associe par quelque rapport. C'est ainsi que le mot cellule dont le premier sens est « une petite chambre dans un monastère » est arrivé à désigner « les alvéoles de cire dans lesquelles les abeilles déposent leur miel », et, plus récemment, ce mot rend aussi les notions scientifiques : cellule végéta­le, cellule sanguine, cellule photo-électrique. Il en est de même pour les mots homme, tête, bras, bec, maigre, méchant, ruminer, broncher et une quantité d'autres.

Le procès sémantique peut aboutir à un changement total ou à une modification partielle du contenu sémantique d'un mot. Le contenu sé­mantique change complètement lorsque ce mot acquiert un sens nouveau qui élimine son sens primitif. Nous sommes alors en présence du c h an -gement sémantique total d'un mot. Ainsi le verbe étonner et ses dérivés signifiaient autrefois « frapper d'une vive émotion, ébranler com­me par un coup de tonnerre », par exemple : On le vit étonner de ses regards étincelants ceux qui échappaient à ses coups (Bo s s u e t).

Plus tard ce verbe a pris le sens de « surprendre, frapper l'imagina­tion » qui seul a survécu ; aujourd'hui le verbe étonner ne fait plus partie de la famille des mots tonner, tonnerre. Le sens ancien de l'adjectif sou/ était « rassasié » ; par la suite ce mot a été appliqué exclusivement aux gens « grisés par le vin » (« rassasié de vin ») : ainsi, le mot soûl est devenu le synonyme de ivre et il a même remplacé ce dernier dans l'usa­ge familier. Ramage était au Moyen Âge un adjectif signifiant « qui a beaucoup de branches, de rameaux », puis « qui vit dans les branches » ; ce mot a qualifié en particulier le chant des oiseaux dans les arbres (on disait chant ramage) : enfin ramage est devenu un substantif qui désigne le chant des oiseaux, même s'ils ne sont pas dans les arbres. Candeur ne signifie plus « une blancheur éclatante ». « mais la pureté morale ». On ne dira plus pour une haute montagne qu'elle est hautaine ou pour un chemin raboteux qu'il est scabreux. Les verbes navrer et offenser ne s'ap­pliquent plus aux blessures corporelles, mais seulement aux blessures morales. Gibier n'a plus le sens « de chasse ». Gâter ne signifie plus « ravager, dévaster ».

Le procès sémantique a parfois pour conséquence un changement partiel du contenu du mot. Ici des cas différents se présentent. Le plus souvent on assiste à l'enrichissement du système de significations d'un mot lorsque ce dernier acquiert un sens nouveau qui s'ajoute aux anciens. Nous sommes alors en présence du développement sémantique de ce mot. Ces cas sont très nombreux. Nous allons nous borner à un exemple. Le substantif esprit du latin spiritus avait le sens de « souffle » qu'il a transmis à l'ancien français ; au Moyen Âge il acquert l'acception chrétienne « souffle vital, âme » qui lui vient de la Bible : employé com­me terme d'alchimie il reçoit les sens de « essence » et « spiritueux » : le principe d'« immatérialité ». étant à la base de son évolution sémantique ultérieure, esprit a pu donner le sens de « intellect » : ce dernier en est venu à suggérer celui de « être pensant, personne douée d'intelligence ».

Cet exemple prouve que l'évolution sémantique peut suivre un che­min sinueux et imprévisible

Le changement sémantique est aussi partiel lorsque les modifica­tions portent uniquement sur le signalement du mot : ses caractéristiques stylistiques ou ses particularités d'emploi. Ainsi on peut constater un chan­gement sémantique partiel pour envisager et dégringoler qui dans envi­sager une question, dégringoler l'escalier sont passés du style familier dans le style neutre.

Encore récemment les dictionnaires condamnaient l'emploi du subs­tantif but avec les verbes poursuivre et remplir. Aujourd'hui les expres­sions poursuivre un but, remplir un but y ont reçu droit de cité. Il en est de même de l'expression éviter qch à qn qui encore au début du XXe siècle était déconseillée. Toutefois nous trouvons déjà chez A. France « // avait évité à sa vieille mère les fatigues d'une longue station ». Les ver­bes signalés n'ont subi qu'une modification sémantique partielle puis-. qu'ils n'ont fait que réaliser dans un nouveau contexte un sens qu'ils possédaient déjà (cf. : poursuivre un idéal, remplir une fonction, éviter un ennui).

L'évolution sémantique peut enfin aboutira l'apparition d'homony­mes dits sémantiques et qui sont des mots remontant à la même origine et, par conséquent, caractérisés par la même forme, mais dont le contenu sé­mantique est totalement séparé1. Tel est le cas de grève « cessation de travail par les ouvriers coalisés » qui est aujourd'hui un homonyme de grève « plage sablonneuse ou caillouteuse ». Il en est de même pour tirer « envoyer au loin (une arme de trait, un projectile) au moyen d'une arme » qui ne se rattache plus à tirer « amener à soi ou après soi ». Table -« meuble posé sur un ou plusieurs pieds » est un homonyme de table -« liste d'un ensemble d'informations » (table de multiplication, table des matières). Il y a eu aussi rupture sémantique entre réfléchir « penser, mé­diter » et réfléchir « renvoyer dans une direction opposée », par exemple : réfléchir un rayon, une onde.

L'évolution sémantique des mots est une des principales voies de l'en­richissement du vocabulaire1. D'où le grand rôle de la sémantique, l'im­portance des études visant à révéler les lois présidant à l'évolution du sens des mots.

§ 19. La polysémie et la monosémie des mots. Contrairement à un mot monosémique qui n'a qu'un seul sens un mot polysémique possède plusieurs sens au niveau de la langue-système à une époque déterminée.

Généralement les linguistes reconnaissent que la grande majorité des mots est polysémique, que les mots ont tendance à prendre de nouvelles acceptions.

M. Bréal affirmait que la polysémie est un des indices propres aux mots. La même idée était émise par le linguiste russe M.M. Pokrovski. Selon O. Jespersen, la langue, sans la polysémie propre au mot, serait devenue « un enfer linguistique », aucune mémoire n'aurait suffi pour retenir cette quantité de vocables à sens unique. En effet, le mot s'avère assez souple pour être utilisé à plusieurs fins communicatives à la fois, grâce à ses acceptions variées qui toutefois ne portent pas atteinte à son intégrité.

Il n'y a guère de limite tranchée entre les sens d'un même mot ; au contraire, ils se rattachent par des liens sémantiques plus ou moins appa-rents, toujours présents. Tant que les sens, aussi distincts soient-ils, s'unis­sent par des attaches sémantiques, nous sommes en présence d'un même vocable polysémique. Sitôt que les liens sémantiques qui unissaient les significations d'un vocable se rompent, nous assistons à l'homonymie qui est la limite sémantique d'un mot.

À la suite de son évolution historique le mot développe son système de sens, il s'enrichit d'acceptions nouvelles. La polysémie est précisé­ment la faculté du mot d'avoir simultanément plusieurs sens à une épo­que donnée. Le mot peut donc généraliser dans des directions différentes. La faculté du mot d'exprimer simultanément des sens différents pourrait être illustrée par les substantifs drapeau, toilette et perle. Le substantif drapeau, diminutif de drap 1) désignait d'abord un morceau de drap ; 2) ce morceau fixé à une hampe est devenu un signe de ralliement pour les soldats, d'où les expressions : le drapeau du régiment, être sous les drapeaux : 3) plus tard, ce mot a signifié l'emblème d'une nation ; 4) et enfin il a commencé à s'employer dans le sens de « patrie » : défendre le drapeau - « défendre sa patrie ». Toilette 1) n'offrait autrefois à l'idée qu'une petite toile, une petite serviette de toile on retrouve encore ce sens primitif dans « la toilette » des tailleurs, morceau de toile qui sert à enve­lopper leur ouvrage : 2) ce même mot a désigné une petite table garnie de cette serviette et tout ce qui sert à la parure ; 3) ensuite il a pris le sens de « parure, habillement » ; 4) et, enfin, il a servi à exprimer l'action de se nettoyer, de se vêtir. Le mot perle a désigné 1) tout d'abord un corps rond et nacré qui se forme dans certains coquillages ; 2) puis, par analogie, une petite boule de verre, de jais, d'or... percée d'un trou et qui sert d'orne­ment : pris au figuré il nomme : 3) des gouttes de rosée et 4) une personne ou chose sans défaut.

Cette plasticité du mot qui repose sur son caractère asymétrique est un bienfait pour la langue. 11 n'y a guère de cloisons étanches entre les significations d'un même mot ; au contraire, elles se rattachent par des < liens sémantiques plus ou moins apparents, toujours présents.

Les liens sémantiques que les significations d'un même mot entre-j tiennent sont d'ordre dérivationnel (épidigmatiques).

Les significations d'un mot polysémique doivent nécessairement receler des traits (des sèmes) communs. Ces traits communs peuvent ratta­cher plusieurs significations à l'une d'entre elles (il y a alors comme une sorte de rayonnement des significations d'un seul point ce qui peut êtr représenté par le schéma) :


ou rattacher les significations consécutivement, alors on pourrait par­ler d'enchaînement, le schéma en sera le suivant :


Souvent ces deux types de rapports sont combinés, ce phénomène pourrait être qualifié de ramification et visualisé par le schéma :




II est à noter que la polysémie est un des traits caractéristiques du vocabulaire français1 [13, p. 76].

Quoique les mots soient généralement polysémiques, les gens n'éprou­vent aucune difficulté à se comprendre. Cette facilité de la compréhension est due à la monosémie des mots dans la parole. Donc, le mot est polysémi­que et monosémique à la fois. Il est généralement polysémique comme unité de la langue-système et nécessairement monosémique comme unité de la parole. La polysémie et la monosémie du mot forment une unité dialectique. La monosémie du mot peut être créée par le contexte verbal. Citons quelques exemples :

Tout salon, qui n 'est point rempli de fossiles et d'âmes pétrifiées,
présente, comme deux couches de terrains, deux couches de conversa­
tions superposées l'une à l'autre...
(Ro 11 a n d).

Il est évident que dans ce fragment le moifossile est employé dans le Jsens de « personne à idées arriérées » et non pas au sens propre de « débris ; plantes ou d'animaux trouvés dans les terrains anciens » :

« ...je compris enfin que la France était faite de mille visages, qu 'il y pz avait de beaux et de laids, de nobles et de hideux, et que je devais hoisir celui qui me paraissait le plus ressemblant ». (Ga r y).

Il apparaît nettement que le mot visage rend ici le sens abstrait de t aspect ».

Le contexte, compris au sens le plus large 'de ce terme, n'est pas seulement l'environnement, l'entourage des mots qui précise le sens d'un vocable donné (contexte verbal), mais aussi l'ambiance extra-linguisti­que qui le situe (contexte de situation). Le contexte de situation permet des ellipses dans le contexte verbal

La polysémie des mots étant un des traits caractéristiques du fran­çais, le contexte y prend une importance particulière comme actualisateur sémantique

II y a parfois tendance à exagérer le rôle du contexte auquel on attri­bue à tort la faculté de conférer à lui seul du sens à un mot. Aussi grande soit-elle, l'importance du contexte n'est point absolue. On peut dire avec S. Ullmann que « le mot est avant tout une unité sémantique [14. p 94] Pris artificiellement à l'état isolé le mot apparaît dans son système sé­mantique complexe où domine généralement un des sens perçu comme étant le sens central. Le contexte permet de réaliser selon les besoins de communication l'un ou l'autre sens d'un mot polysémique

La monosémie du mot peut être aussi créée par le milieu (local, his­torique et social). En effet, le sens du mot dépend de la région, de la province où ce mot est employé. Ainsi dans le Poitou quitter s'emploie pour « laisser ». Le mot masure est employé dans le œuvres de G Flaubert dans l'acception normande de « basse-cour ». Dans la région de Saint-Etienne pour rendre l'idée d'« allumer le feu » on dit éclairer le phare

Le sens des mots dépend parfois de l'époque historique à laquelle ces mots sont employés. Le mot galère désignait au XVIP siècle « un navire de guerre ou de commerce allant à la voile et à la rame » ; il avait aussi le sens de « peine infligée aux criminels qu'on envoyait ramer sur les galères » ; l'expression envoyer aux galères signifiait donc « une peine grave » ; plus tard les rames sur les vaisseaux ont disparu, les criminels ont été envoyés dans des bagnes, pourtant la locution envoyer aup} galères est restée dans la langue, tandis que le galérien est devenu « un] forçat qui subit sa peine dans un bagne »

Au XVIIe siècle révolution (du latin revolutio. dérivé de revolvere « retourner ») était employé en qualité de terme astronomique et signifiai^ « mouvement d'un corps céleste sur son orbite » ; au XVIIIe siècle ce mot avait déjàun sens politique mais s'employait comme synonyme de « d'État », et seulement au XIXe siècle il a été appliqué aux changement profonds dans la société.

Le verbe amuser qui de nos jours veut dire « distraire, divertir » avaï| au XVIIe siècle le sens d'« occuper en faisant perdre le temps » :

Amusez-le du moins à débattre avec vous,
Faites-lui perdre temps..
(Molière).

En lisant les œuvres de Rabelais, Montaigne, Corneille, Racine, Pas­cal, Boileau, Molière on trouve à tout moment des mots dont les accep­tions sont tombées depuis en désuétude. Dans cette phrase de Montaigne :

Cela les rend ineptes à la conversation civile

le mot inepte est employé dans le sens de « qui n'est pas apte ».

Encore au XVIIe siècle le sens de imbécile était celui de « faible ». Les paroles de B. Pascal : « Homme, imbécile ver de terre » ne prêtaient pas à confusion. Au siècle suivant le sens du mot avait évolué.'Ce fait est confir­mé par la fameuse anecdote qui raconte que Voltaire n'ayant pas compris la phrase de Corneille :

Le sang a peu de droit dans le sexe imbécile

le sexe imbécile est employé pour « le beau sexe » (littéralement - le sexe faible »), s'est exclamé : « C'est une injure très déplacée et très gros­sière, fort mal exprimée ».

Le mot peut acquérir un sens particulier selon le milieu social et pro­fessionnel où il a cours.

Le mot opération prend une valeur différente dans la bouche d'un médecin, d'un militaire ou d'un financier. Le mot veine prononcé par un docteur sera appliqué à l'homme dans le sens de «вена, жила», ce même mot prononcé par un mineur prendra le sens de «рудная жила».

Contrairement aux mots à plusieurs sens qui constituent la majorité du lexique, les mots à sens unique de la langue courante sont relativement peu nombreux. Parmi ces mots il y a ceux du genre de bouleau, platane, frêne, canari, chardonneret, pinson ; chaumière, villa, cottage, yourte, etc. Ce sont généralement des mots désignant des objets ou phénomènes faisant partie de quelque classe plus ou moins restreinte formant variété par rapport à l'espèce ou espèce par rapport au genre. Pourtant ces mots peuvent aussi à tout moment acquérir des acceptions nouvelles.

        Des cas nombreux se présentent où les mots de ce type ont plus d'un is ; tels sont pin, sapin, tilleul qui désignent l'arbre et le bois fourni par : arbre ; pigeon, merle, pie qui étant des dénominations d'oiseaux ser­gent aussi à caractériser l'homme. On dira être unpigeon dans une affaire 3ur « un homme qui se laisse rouler », un vilain, un beau merle pour « un ih'Tain personnage », une petite pie pour « une personne niaise » et une pie pour « une femme très bavarde ».

Une place à part revient aux termes. Les termes sont des mots ou eùrs équivalents d'un emploi relativement restreint et exprimant des con-spts scientifiques ou spéciaux. Les termes dans le cadre d'une terminologie devraient être monosémiques. C'est une des conditions du bon fonctionnement des termes dans la langue. Un terme à plusieurs sens est un moyen imparfait de communication.

Le terme doit non seulement avoir un seul sens, mais dans chaque terminologie spéciale un concept ne doit être rendu dans l'idéal que par un seul terme. Les termes synonymes n'ont aucune raison d'être, ils sont plu­tôt un inconvénient, et il y a tendance, parmi les initiés, à les différencier. À titre d'exemple citons les termes sens et signification qui sont employés indifféremment dans la langue courante, mais nettement séparés dans l'ouvrage de P. Guiraud traitant de la sémantique : signification est com­pris comme le procès sémantique, tandis que sens a une valeur statique [15, p. 9]'.

Une autre condition importante du juste fonctionnement des termes est l'absence de toute nuance affective. En effet, les termes manifestent la ten­dance de présenter les phénomènes de la réalité du point de vue rationnel. Les termes ne servent pas à exprimer les émotions. Pourtant les termes, faisant partie du vocabulaire d'une langue, subissent l'effet des mêmes lois qui régissent le vocabulaire en entier. C'est pourquoi les termes, tout comme les autres mots d'un emploi courant, parviennent parfois à exprimer plu­sieurs sens. Il arrive qu'il ne suffise pas de tous les efforts réunis des linguis­tes et des spécialistes de l'une ou l'autre branche de l'activité humaine pour empêcher un terme de s'approprier une acception nouvelle.

§ 20. Le sens et l'emploi sémantique d'un vocable. Il y a une diffé­rence de principe entre le sens et l'emploi sémantique d'un mot. Pour un mot polysémique il y aura autant de sens que de notions distinctes. Ainsi» dans chapeau on dégage les sens de « coiffure d'homme ou de femme », « partie supérieure d'un champignon», « partie supérieure ou terminale de certaines pièces mécaniques » ; par contre, dans recevoir le chapeau qui se dit d'un évêque promu à la dignité de cardinal, chapeau rendra toujours la notion de « coiffure » et nous serons en présence d'un de ses emplois sé­mantiques.

La distinction entre les sens et les emplois sémantiques n'est pas toujours aisée, elle devient un véritable problème pour les mots à valeur abstraite où les limites entre les notions sont estompées. D'où les diver­gences d'un dictionnaire à l'autre dans la présentation des sens de mots tels que faire, prendre, mettre, aller, etc. La difficulté augmente lors­qu'on confronte les structures sémantiques des mots respectifs dans les langues différentes. La traduction d'un mot d'une langue par des mots distincts dans une autre langue donne l'illusion d'avoir affaire à plu­sieurs sens. En réalité il n'en est rien. Pour le verbe accomplir nous aurons le même sens dans « accomplir un stage de perfectionnement », « accom­plir un record » ou « accomplir un devoir », quoiqu'à ces emplois corres­pondent des mots russes différents : «пройти переподготовку». «установить рекорд», «выполнить задание» [16, c. 82].

Les sens des mots appartiennent au système de la langue, alors que les emplois sémantiques en sont les réalisations directes (accomplir un de­voir) ou imagées (recevoir le chapeau) dans la parole.

Aux emplois sémantiques normatifs s'opposent les emplois sémanti­ques individuels. Dans l'exemple :

« Cet homme filait l'iniquité comme l'araignée sa toile. » (Fr an c e)

l'auteur place le verbe filer dans un contexte individuel. Il en est de même pour tamiser dans :

«...elles surent d'un tacite accord s'effacer, parler moins, tamiser
leur pensée.
» (Ro 11 an d)

       Dans faire vibrer, toucher la corde sensible le sens de corde employé au figuré (ce qui est sensible en nous) appartient à la langue, alors que le même mot dans la citation ci-dessous est utilisé dans une acception indivi­duelle :

« ...ô merveilleuse indépendance des regards humains, retenus au visage par une corde si lâche, si longue, si extensible qu 'ils peuvent se promener seuls loin de lui ». (M. Proust)

Les emplois individuels n'affectent pas la structure sémantique des mots. N'étant pas admis par les sujets parlants, par la société en entier, ils n'appartiennent pas à la norme linguistique, mais restent confinés dans la parole individuelle. Comme tels les emplois individuels n'intéressent pas la lexicologie : étant des moyens expressifs ils ressortissent àla stylistique. Cependant les emplois occasionnels peuvent exercer une influence sur le développement sémantique des mots ; à condition de recevoir un usage courant. ils peuvent passer au niveau de la norme et par la suite devenir des significations nouvelles. C'est grâce à ses emplois métaphoriques individuels que le verbe accrocher a. d'un côté, élargi ses emplois normatifs (accrocher une voiture) et a reçu le sens abstrait « importuner vivement ».(s 'accrocher à quelqu 'un), de l'autre.

§ 21. Les différents types de sens. Les sens des mots se laissent classer d'après quelques types essentiels.

Tout mot polysémique possède un sens propre et des sens dérivés. Examinons en guise d'exemple le mot bouche < lat. pop. bue-ça ; les significations les plus importantes de ce mot sont : 1) cavité si­tuée au bas du visage et qui sert à parler, à manger ; 2) ouverture (d'un four, d'un canon, du métro) : 3) pi. embouchure (d'un fleuve). Les deux derniers sens peuvent être historiquement ramenés au premier signalé ; ils doivent être considérés comme en étant dérivés. 11 en va autrement pour le premier sens qui n'aboutit à aucun autre : ce premier sens sera le sens propre du mot bouche. Pourtant le sens propre d'un mot dans la langue moderne n'est point son sens primitif. Le sens propre est une caté­gorie historique. Il peut se déplacer au cours de l'évolution du mot. Tel est précisément le cas du mot bouche qui désignait originairement, dans le latin populaire. « la joue » : c'était alors le sens propre du mot. La disparition du sens originaire de « bouche » a été suivi du déplacement de son sens propre. Donc, le sens propre 'd'un mot est celui lqui ne se laisse historiquement ramener à aucun de ses sens actuels, alors que 1 e s sens dérivés remontent directement ou indirectement au sens propre. Le sens propre et les sens dérivés d'un mot ne peuvent être dégagés qu'à la suite d'une analyse diachronique.

Dans la synchronie on distingue 1 e sens principal et les sens secondai re s d'un mot polysémique. Le sens principal, étant le plus usité à une époque donnée, constitue la base essentielle du développement sémantique ultérieur du mot. Il peut coïncider tantôt avec son sens] propre, tantôt avec le dérivé. Le sens propre du mot soleil - « astref lumineux au centre des orbites de la Terre et des planètes » en est aussi! le sens principal ; les autres sens de ce mot. tels que « pièce d'artifice^quil jette des feux en forme de rayons » ou « fleur jaune, appelée autreweaf tournesol ». sont à la fois des sens dérivés et secondaires. Il en est aotr ment pour le mot révolution dont le sens principal, en tant que t politique, coïncide avec un de ses sens dérivés (le sens propre étant « mou| vement d'un corps parcourant une courbe fermée »). Le sens principe du mot. tout comme son sens propre, est une catégorie historique. Jus qu'au XVIe siècle le sens propre du substantif travail - « tourment, cha grin. peine » était également son sens principal. Plus tard il s'est déplac et a coïncidé avec le sens dérivé - « besogne, ouvrage ». Puisque le plv employé, le sens principal dépend moins du contexte que les sens secoij daires.

On distingue aussi 1 e s sens phraséologiquement liés s'opposent aux sens dits libres. Les sens propres des mots table, cha
ise,
mur, homme, animal sont libres quant à leur faculté de se grouper, de s'employer avec d'autres mots. L'emploi de ces mots avec les autres dé­pend exclusivement des notions qu'ils expriment et de la faculté de ces notions de s'associer à d'autres notions (d'après les lois de la logique et les lois régissant les liens possibles entre les phénomènes de la réalité). On peut dire une table de bois, de marbre, de métal, etc.. car ces agence­ments correspondent aux liens possibles entre les objets alors qu 'une ta­ble d 'air, de feu serait en contradiction avec les liens existant dans la réalité. Le fonctionnement de ces mots n'est guère entravé par l'usage, la tradition linguistique, il ne dépend nullement de la norme. Par contre, le mot remporter qui s'emploie dans remporter un grand succès serait dé­placé dans remporter une grande réussite quoique réussite soit un syno­nyme de succès ; on dit une question délicate, un sujet délicat sans qu'il soit possible de dire un récit délicat, un contenu délicat. Ch Bally remar­que qu'on dit désirer ardemment et aimer éperdument et non aimer ar­demment, désirer éperdument. On peut choisir entre la peur le prit, la peur le saisit, la peur s 'empara de lui. tandis, que la peur le happa ou l'empoigna serait ridicule.

Certains dictionnaires d usage présentent une liste de solécismes. Ils recommandent de dire un accident grave, avoir grand soif et non un accident sérieux, avoir très soif, il est préférable de dire prendre conscience de la gravité de la situation que réaliser la gravité de la situation, être indifférent à l 'égard de la religion qu'envers la religion. Donc, les mots ont souvent un emploi restreint, déterminé par l'usage, la tradition linguistique. On dira de ces mots qu'ils possèdent un sens phraséologiquement lié.

 Cette tradition d'emploi des mots revêt un caractère national : elle ['n'est pas la même dans les langues différentes. L'équivalent russe de feuilles mortes sera «сухие листья» et de fleurs naturelles - «живые цветы». Une anecdote raconte qu'une Anglaise en voyage à Paris demanda à un chauffeur de taxi : « Êtes-vous fiancé ? ». Elle reproduisait mécaniquement la tournure anglaise « Are you engaged ? » où le participe signifie également « engagé » et « fiancé ».

Il arrive que les sens dépendent de la construction syntaxique où le pnot est employé. Ces sens pourraient être qualifiés de syntaxiquement déterminés. Il suffit parfois d'une préposition pour changer le isens d'un mot. C'est ainsi que le verbe témoigner suivi d'un complément direct a le sens de « manifester, exprimer » (témoigner sa sympathie, son mamour. etc.) ; le même verbe exigeant le complément indirect et employé pavée la préposition de veut dire « attester » (Cette action témoigne de son wcourage).

Applaudir signifie « battre des mains ». applaudir à a le sens de « approuver, louer », s'applaudir de correspond à « se réjouir, se félici­ter ». Participer à c'est « prendre part à quelque chqse » (participer à un travail, à un mouvement quelconque) ; participer de signifie « se rappro­cher de quelque chose ou lui ressembler en partie » (le mulet participe du cheval etdel 'âne). On emploie succomber sous devant un mot qui renfer­me une idée d'oppression (succomber sous le faix des douleurs), succom­ber à veut dire « ne plus pouvoir résister, céder à une force supérieure » (succomber à la tentation, à la fatigue, au sommeil). Il ne faut pas confon­dre aspirer et aspirer à. manquer à et manquer de. rire et se rire de, etc.

Parfois la présence ou l'absence d'un article est le signe d'un sens particulier : tenir tête a un autre sens que tenir la tête, donner raison que donner une (la) raison, etc. Le verbe faire dans le sens d'« imiter, faire semblant de » exige devant le substantif qui le suit l'article défini -.faire le brave, faire le méchant, faire le mort. Le mot peut prendre une acception spéciale selon la place qu'il occupe par rapport au mot qu'il détermine. Ainsi grand a des sens différents dans un grand homme et un homme grand ; un homme honnête et un honnête homme ne sont pas des équiva­lents sémantiques ; il en est de même pour un méchant livre (= mauvais) et un livre méchant, un maigre repas (= peu abondant) et un repas maigre (= avec peu de gras), unefière allure (= noble) et une allure fière (= hau­taine), un triste dîner (= médiocre) et un dîner triste (= qui n'est pas gai).

Il serait utile de distinguer entre les sens directs et les sens (ou « em-plois ») figurés des mots Pris dans leur sens direct les mots servent avant tout à dénommer. Tels sont bras et tête dans « prendre dans ses bras » et « les bras d'un fauteuil », dans « une jolie tête » et « la tête d'un, clou ». Les sens figurés tendent à caractériser les phénomènes de la réalité. ils sont employés à des fins expressives ; ce sont des images qui semblent se superposer sur les nominations directes. Dans éclipser ses. rivaux le verbe éclipser, qui est une image, recèle une connotation expressive dont son synonyme surpasser (surpasser ses rivaux) est dé­pourvu.

À la longue l'image peut s'user, et les mots, dépouillés de leur an-.; cienne expressivité, deviennent des dénominations directes et immédiat! tes des objets et des phénomènes de la réalité. La sécheresse du cœur et la dureté de l'âme ne sont guère plus expressifs que la bonté du cœur ou  la générosité de l'âme.

§ 22. Le mécanisme de l'évolution sémantique des vocables. La signification étant un phénomène socio-linguistique et logico-psychologique. le procès sémantique doit être examiné sous ces deux aspects.

Envisagée sous l'aspect socio-linguistique, l'évolution sémantique est la promotion d'une acception individuelle au niveau de la langue. Toute modulation sémantique se manifeste par l'extension des possibili­tés combinatoires des mots dans la parole individuelle. Pour s'incorpo­rer à la structure sémantique du mot l'innovation sémantique doit devenir un fait de langue, autrement dit. s'imposer à la communauté linguisti­que.

Du point de vue logico-psychologique l'évolution sémantique pré­sente quelques types différents. Ce sont la restriction et l'extension du sens, la métonymie, la métaphore, le glissement de sens qui sont les pro­cès sémantiques fondamentaux éventuellement accompagnés de modifi­cations affectives amenant à l'amélioration ou la péjoration, à l'affaiblissement ou l'intensification du sens des mots.

§ 23. La restriction, l'extension et le déplacement du sens. Nous assistons à la restriction ou à l'extension du sens d'un mot lorsqu'il y a respectivement spécialisation ou généralisation de la notion exprimée.

En faisant appel aux composants sémantiques on pourrait représen­ter la restriction de sens par la figure suivante : A -> A b ou A est la notion de genre, b - l'indice notionnel différentiel, la flèche symbolisant le transfert sémantique. Concrétisons ce modèle par l'exemple du verbe | pondre qui à partir du sens primitif de « déposer » (A) a reçu le sens de « déposer (A) des œufs (b) » en parlant des oiseaux et des reptiles.

Signalons d'autres cas de restriction du sens. Cueillir (du lat. : colli-: gère) signifiait au Moyen Âge « ramasser, rassembler » ; on pouvait cueillir Ides branches, des pierres, etc. : le sens étymologique de ce verbe s'est ; conservé dans quelques expressions techniques : le maçon cueille le plâtre avec sa truelle, le verrier cueille le verre fondu au bout de sa canne à
souffler,
mais dans le langage usuel d'aujourd'hui ce verbe ne signifie que « séparer une fleur de sa tige, un fruit de 1"« arbre qui l'a produit » : de là au figuré « cueillir des lauriers ».

Avaler (de à et val) dont le premier sens était très étendu - « descendre, faire descendre, abaisser » ne signifie aujourd'hui que « faire descen-iëre dans le gosier » ; le sens étymologique apparaît encore dans l'expression  en aval de (Rouen est en aval de Paris).

Traire avait autrefois le même sens que le verbe tirer aujourd'hui : ion disait traire l'épée du fourreau, traire les cheveux, traire l'aiguille,  etc. ; à présent on n'emploie ce verbe que dans le sens très spécial de :« tirer le lait des mamelles de ... » (traire les vaches, les chèvres, etc.).

Labourer signifiait primitivement « travailler » en général ; on la­bourait non seulement la terre, mais également le bois, les métaux ou autre matière ; plus tard le sens de ce verbe s'est restreint, il n'a signifié que « travailler la terre ».

Sevrer qui voulait dire autrefois « séparer » ne signifie plus que « séparer l'enfant de sa nourrice, cesser l'alaitement ». d'où au figuré «priver ».

Finance avait jadis le sens de « ressources pécuniaires dont qn dis­pose » et aujourd'hui, au pluriel - « ressources pécuniaires d'un Etat ».

Le sens étymologique de gorge est « un gouffre, une ouverture béan­te » qui s'est conservé dans l'acception « une gorge de montagne » : le sens moderne le plus usuel, homonyme du précédent, est « la partie anté­rieure du cou. le gosier ».

Viande (du lat. vivere - « vivre ») signifiait encore au XVIIe siècle « n'importe quelle nourriture » ; plus tard le sens de ce mot s'est restreint et il ne désigne aujourd'hui que l'aliment par excellence - « la chair des animaux de boucherie ».

Linceul s'employait dans le sens général de « linge, drap de lin ». aujourd'hui ce mot ne se dit plus que du drap mortuaire.

Poison ou « substance qui détruit les fonctions vitales » avait autrefois le sens général de « breuvage ».

Jument avait désigné « n'importe quelle bête de somme » et à pré-j sent « femelle du cheval ».

Il était un temps où l'on reliait non seulement des livres, mais ausshj bien des hottes de foin, des tonneaux, etc.

Ces exemples démontrent que 1 a restriction du sens estunl conséquence de la réduction de la fonction nominative du mot qui l'expression d'une notion de genre passe àl'expression d'une notion d'es pèce.

L'extension du sens présente un mouvement contraire dû Jl ce que le mot reçoit une plus grande liberté quant à sa fonction nominati| ve : on assiste à la transformation d'une notion d'espèce en une notion < genre.

La figure représentant le processus d'extension de sens sera Ab ®

A
:

Gain désignait autrefois la récolte, puis le produit obtenu par ton espèce de travail.

Arriver < lat. arripare a signifié d'abord « atteindre la rive », suite - « parvenir dans n'importe quel lieu ».

Panier était « une corbeille pour le pain » et aujourd'hui « une < beille » pour toute sorte de provisions.

Fruit signifiait « résultat d'un travail » (en latin), puis « produit de la floraison », et de nouveau - « résultat d'un travail ».

Gamin - synonyme de « garçon » était un mot dialectal de l'Est qui désignait « un jeune aide d'artisan ».

Effacer de « faire disparaître une figure » en est venu à signifier « faire disparaître sans laisser de trace ».

Egérie qui était à l'origine le nom d'une nymphe qui aurait été la conseillère de Numa Pompilius. deuxième roi légendaire de Rome, a pris le sens de « conseillère, inspiratrice ».

Dame est passé du sens de « femme de haute naissance » au sens de « femme » tout court.

Exode originairement « émigration des Hébreux hors d'Egypte » s'est élargi jusqu'à désigner toute émigration de masse

Charabia qui était appliqué au français des Auvergnats à cause de j leur prononciation du [s] comme [f] s'emploie aujourd'hui pour « langage, style incompréhensible ou incorrect ».

La restriction et l'extension du sens sont le plus souvent le résultat |du changement de l'aire d'emploi d'un mot qui passe d'une sphère de l'activité humaine dans une autre. Généralement ces procès sémantiques l'amènent guère à la polysémie. Toutefois des cas se présentent où le lême mot a un sens plus général dans la langue commune et un sens sstreint dans le cadre d'une terminologie spéciale ou d'un jargon.

Le déplacement de sens se fait aussi dans le cadre de la même lotion de genre, seulement dans ce cas il y a transfert d'une notion d'espece à une autre notion d'espèce. Ce processus correspond à la figure Ab
®
Ac .
Ainsi chaîne dont la notion générique de « suc-sssion d'anneaux de métal entrelacés » est concrétisée dans les sens de tlien » (tenir un chien à la chaîne), d'« attache ornementale » (chaîne A-, chaîne d'argent), de « suite d'éléments métalliques servant à trans-

; un mouvement utilisés en mécanique » (chaîne de bicyclette). Classeur dont la notion générique est « objet qui pennet de classer » ait les sens concrets de « meuble de bureau » servant au rangement. Jreliure à feuilles mobiles ». « casier, boîte (pour diapositives) ». Signa­is encore le mot chambre qui ne désigne point n'importe quelle pièce lis des pièces particulières : « pièce où l'on couche ». « compartiment srd d'un navire ». Comme le prouve ces exemples le déplacement de : peut créer la polysémie.

Des cas fréquents se présentent lorsque le processus de déplacement jutit pas à la création de sens nouveaux, mais à l'apparition de divers emplois sémantiques dans le cadre de la même notion. Tel est le cas de code qui se laisse définir comme « système de symboles destiné à représenter et à transmettre une information » et qui peut être, entre autres, un code bancaire, un code d'accès à un immeuble, un code postal.

§ 24. La métonymie. La métonymie (du grec meta ~ « changement » et onotna - « nom ») est la dénomination d'un objet par un autre lié au premier par un rapport de contiguïté. Donc, le lien qui est à la base de la métonymie revêt toujours un caractère réel, objectif. Par métonymie on désigne un objet ou un phénomène essentiellement différent de l'objet ou du phénomène antérieurement désigné par le mot.

Le transfert métonymique peut être représenté de la façon suivante : abc def=> (abc) où les lettres minuscules rendent les indices notion-nels et le signe => indique l'existence d'un rapport sémantique. Illustrons ce modèle par l'exemple de table qui à partir du sens de « meuble formé d'une surface plane horizontale supportée par un pied, des pieds » a acquis par métonymie les sens de a) « nourriture servie à table » et de b) « personnes qui prennent un repas à table ». La figure de la métony­mie, ainsi que l'exemple cité, témoigne que le sens dérivé suppose un rapport entre l'ensemble d'indices différentiels nouvellement surgis def-« nourriture » ou « personnes qui prennent un repas » et l'ensemble d'in­dices différentiels qui constituent le sens générateur abc - « table ». Ce rapport est différent : dans le cas a) il sera « qui se trouve sur ». dans le cas b) - « qui se trouvent autour de ».

Les métonymies se laissent classer en types variés selon le caractère du rapport qui leur sert de base. La plupart sont de caractère concret.

On prend aussi la partie pour le tout et inversement, le tout pour la partie. Ce genre de métonymies est appelé synecdoque.

L'homme peut être dénommé par une partie de son corps : C 'est une bonne tête
I
Elle travaille comme petite main
(ouvrière débutante). C 'est un cœur d'or ' Quelle mauvaise langue ! Une barbe grise (un vieillard). Une vieille moustache (un soldat). C'est ainsi qu'ont été formés certains noms de famille : Lecœur, Pied, Lenez. On trouve souvent ce genre de métonymies dans les contes populaires du Moyen Âge : Barbe-Bleue, Fine-Oreille, Belle-Jambe.

Parfois les noms des vêtements, des armes, des instruments de musi­que ou leurs parties servent à désigner l'homme : une soutane (curé, nommé d'après la soutane qu'il porte) ; les robes noires - « moines.hommes d'égli­se » ; un talon rouge (gentilhomme du XVIIe siècle) : on dira : un tambour, un violon, un clairon - pour celui qui joue de l'instrument, un glaive pour « symbole de guerre, de la justice divine, du pouvoir judiciaire ».

Les animaux sont aussi parfois dénommés par les parties de leur corps : une huppe (espèce d oiseau appelé aussi hochequeue).

Les cas où le tout .sert à désigner la partie sont plus rares. Signalons pourtant hermine, daim, loutre, chevreau où le nom de l'animal sert à désigner la peau ou la fourrure.

On prend le contenant pour le contenu et inversement : la ville était sur pied, toute la maison était en émoi où les mots ville, maison sont employés pour les habitants de la ville ou de la maison. On assiste au même processus pour théâtre, parterre, poulailler lorsqu'ils désignent le public ou pour le mot Chambre désignant l'ensemble des députés.

À tout moment on se sert des mots tasse, assiette, seau, etc. pour désigner ce que les objets respectifs contiennent.

Les cas où le contenant est dénommé par le contenu sont rares ; tels sont un café, un billard.

On prend parfois la matière pour la chose fabriquée : le carton n'est pas seulement une pâte de papier, mais aussi une boîte pour chapeaux ou chaussures et une espèce de portefeuille à dessin ; par le mot caoutchouc on désigne non seulement la matière, mais également les objets conte­nant cette matière ; les substantifs tels que fer, marbre, bronze désignent tout aussi bien la matière que les objets fabriqués avec ces matières.

On prend parfois le producteur pour le produit. Souvent un ouvrage, une création reçoit le nom de l'auteur ou de l'inventeur. On dit un Mon­taigne pour un recueil des œuvres de l'écrivain, un magnifique Rembrandt, un délicieux Corot pour une toile de ces peintres.

Le nom du producteur ou de l'instrument sert parfois à désigner la manière dont s'accomplit quelque action : ainsi avoir une belle main est employé pour « avoir une belle écriture ». parler une langue impeccable pour « parler correctement ».

Plus rarement le nom du produit est appliqué au producteur. Pourtant on désigne un animal par le cri qu'il produit : un coucou, un coq, un cri-cri.

Par certains noms de lieu on nomme des produits qui y sont fabri­qués : du cognac, du tokay, du bordeaux, du cahors, du camembert, etc.

Un type très fréquent de la métonymie consiste à faire passer certains termes du sens abstrait au sens concret : ameublement - « action de meu­bler » désigne par métonymie l'ensemble des meubles : allée, entrée, sortie - « action d'aller, d'entrer, de sortir » et. par métonymie. « voie par où l'on va. l'on entre, l'on sort »

De même le nom d'une qualité abstraite peut s'appliquer à la chose ou à la personne possédant cette qualité : un talent, une célébrité, une beauté, une curiosité, une nouveauté, des douceurs, etc.

Au point de vue de leur fonction dans la langue les métonymies sont ; tantôt des dénominations directes d'objets et de phénomènes de la réalité f (boire dans un verre, acheter du camembert, c'est une nouveauté), tantôt des acceptions figurées avec souvent une charge affective (
une vieille barbe, une vieille moustache, une bouche inutile, une grosse tête)
.
Donc, grâce a la métonimie les mots acquièrent un sens nouveau et enrichissent leur structure sémantique ou bien ils élargissent leurs possibilité combinatoires dans la cadre du même sens.

Parmi les sens nouvellement parus à la base d`une métonimie citons en guise d`exemple: dossier – “ensemble de documents concernant une personne, un projet, etc”; classe(s) de – “séjour collectif de classes entieres (d`écoliers, de lycéens) à la campagne, la mer, la montagne, etc” (cf. : classe de neige, classe de mer) ; chlorophille – “air pur, campagne”; vert – “relatif à l`agriculture, aux agriculteurs, aux problemes et à la politique agricole” (cf. : révolution verte, plan vert, marche verte) ; hexagone – nom donne a la France qui sur la carte “s`inscrit dans un hexagone presque regulier”.
§ 25. La métaphore. La  métaphore ( du grec metaphora qui signifie proprement “transfert”) est la dénomination d`un objet par un autre lié au premier par une association de similitude.

Par métaphore on désigne un nouvel objet ou phénomène qui, contrairement à la métonymie, suppose quelque propriété ou trait commun avec l`objet ou le phénomène antérieurement désigné par le mot. C`est  précisément ce trait commun qui permet d`établir un rapport de similitude entre des objets et des phénomènes différents. Pourtant ce lien de similitude qui est à  la base de la métaphore est parfois subjectif, arbitraire, le rapprochement des objets inattendu. Ainsi, on apelle une tête de loup  une brosse ronde portée sur un long manche et servant à nettoyer les plafonds, quoiqu`il n`y a pas de ressemblance évidente entre cette brosse et une tête de loup.

La figure de la métaphore sera: abc®dec  ou c est l`indice notionnel commun. La métaphore est un procédé sémantique extrêmement fécond. Tout comme la métonymie elle crée de nouveaux sens et emplois sémantiques. Les métaphores concrètes sont bien fréquentes. Ce sont souvent les noms d`objets qui servent à désigner d`autres objets de la réalité:  le nez d`un navire; le bec d`une bouilloire, d`une théière; le col d`une bouteille; le pied d`une colline; un bras de mer; la crête d`une montagne; les dents d`un peigne, etc. Parmi ce genre de métaphores on peut nommer, en particulier, les substantifs désignant des instruments de travail: mouton «баба для забивки свай», bras«кронштейн».

Certains métaphores désignent l`homme par le nom d`un objet concret: C`est une scie cette femme!  (une personne ennuyeuse); Quelle grande perche de fille! (longue comme une perche); C`est une véritable fontaine! (une personne qui pleure facilement); un drôle de zèbre! – “un individu bizarre”.

Souvent les métaphores désignent l`homme par le nom d`un animal quelconque ; ce sont parfois des appellations injurieuses: un animal (скотина) et aussi un gorille – “garde du corps, agent secret”, un cochon, un âne, une oie, une pie, une vache.

La métaphore est un moyen très usité de la création de sens et d`emplois abstraits partant de sens concrets. On dit: une lourde besogne, une profonde douleur, un reproche amer, le feu des passions, la dureté de l`âme, le printemps de la vie, être bouillant de colère, un avenir lumineux, une situation douillette, un carrousel ministériel, l`opinion publique a basculé, renouer un dialogue, briller par son esprit, etc. Les métaphores de ce genre sont très nombreuses, on en crée à tout moment, souvent dans les buts expressifs. Citons-en quelques-unes parmi les plus récentes: basculer – “changer d`une facon soudaine et irréversible” (cf.: le temps avait basculé) ; bloquer – “empêcher de réussir, de fonctionner”; carrefour – “situation où on est obligé de choisir entre plusieurs décisions possibles”; bombe – “nouvelledont la divulgation cause une vive surprise, un scandale, etc.”; boomerang – “acte hostile ou argument qui se retourne contre son auteur et lui cause un dommage”.

À l`origine la métaphore comporte toujours une image . Toutefois grâce à son caractère conventionnel la métaphore perd facilement son caractère imagé, et parfois seules des dépouilles étymologiques font revivre l`image initiale. Tel est le cas de branche qui dans le latin populaire  recelait l`image de “patte d`animal”. On peut dire la même chose de rue, poudre, penser qui à l`origine signifiaient respectivement “ride”, “poussière”, “peser”.

Tout comme les métonymies les métaphores de la langue sont des dénominations directes d`objets ou de phénomènes ou bien des acceptions figurées et émotives (cf.: bouton-d`or, bras d`un fauteuil, un petit monstre, quel charcutier!, un gobeur de fausses nouvelles).

À côté de la métaphore vient se placer un procédé d`évolution sémantique basé sur la similitude de la fonction de deux objets. Ce phénomène repose non pas sur la ressemblance des objets comme tels, mais sur la similitude de la fonction qu`ils remplissent et qui permet de les rapprocher. Ainsi les mots plume et fusil désignaient autrefois : le premier, « une plume d'oie pour écrire », le second, « le foyer >v(du lat. pop. facile, de fociis - « foyer ») ; par la suite ces mots ont désigné des objets nouveaux associés aux premiers grâce à la communauté de leurs fonctions.

Non seulement ce moyen sémantique rappelle la métaphore, mais il se confond souvent avec elle. En effet, des cas se présentent où l'on transfère le nom d'un objet à un autre comparé au premier quant à la communauté de la fonction et la ressemblance extérieure. Le peigne n'est pas uniquement un instrument taillé en forme de dents et servant à dé­mêler ou retenir les cheveux, mais également un outil spécial de forme et de fonction semblable dont on se sert pour apprêter la laine, le chan­vre, etc.

Quelles sont les sources des métaphores ? Les métaphores ont à leur base des comparaisons puisées dans tous les domaines de l'activité de l'homme. Chaque profession, chaque métier, chaque occupation estime source intarissable de comparaisons, donc de métaphores. Ainsi le sport a donné naissance à se cabrer, aller à toute bride, tenir le dé (de la conver­sation), l'échapper belle (« manquer une balle » dans le jeu de paume). faire échec à : la chasse a donné : être à l'affût de, ameuter, appât, dépis­ter, faire une battue, revenir bredouille : la vie'militaire a engendré : battre en retraite, faire assaut d'esprit, de politesse ; de la marine nous avons : s
'embarquer dans une affaire, chavirer
.

Les métaphores sont surtout nombreuses dans l'argot. Pour s'en con­vaincre on n'a qu'à passer en revue les mots d'argot désignant certaines parties du corps humain. Pour tête on dit boule, cafetière, citron, œuf, pomme, cerise ; pour visage on a hure, façade, bobine ; une tête chauve devient un caillou ; les jambes deviennent des quilles, des tuyaux : le ventre est un buffet ou un coffre. Cette abondance s'explique par le re­nouvellement constant de l'argot1.
§ 26. Le glissement de sens. Les multiples emplois d'un mot dans la parole mettent l'accent tantôt sur l'une tantôt sur l'autre de ses nuances de sens. Il en sera ainsi de pâle dans un visage pâle (décoloré), un soleil pâle (sans éclat), bleu pâle (faible de couleur) : de effacer dans effacer des traces de crayons et dans cette phrase de Saint-Exupéry . « II leva les yeux vers les étoiles... presque effacées les affiches lumineuses... »

Dans son ouvrage « La science du mot. Traité de sémantique » A. Carnoy a proposé une formule évocatrice de ce phénomène : abcd > abcd > abcd> abcd > abcd où les lettres en caractères gras traduisent lesnuances de sens mises en relief dans la parole et le signe > - l'apparition d'un emploi particulier. Deux possibilités se présentent : ou bien le mot élargit ses emplois sémantiques, alors que son sens n'est guère affecté (nbcd > abcd). ou bien il acquiert un sens nouveau (abcd > a/bccl/-^ a)  En effet, si l'environnement ne fait ressortir régulièrement que certaines nuances sémantiques d'un mot au détriment des autres, ces dernières finiront par tomber dans l'oubli et le sens du mot évoluera.

   A la suite du glissement de sens le contenu sémantique des mots peut changer complètement : ainsi, en partant de l'idée de surnaturel les mots  merveille, merveilleux, féerie, féerique, magique, prestigieux, enchanté,
enchanteur, ensorcelant, fascinant
et charmant, sont -parvenus à rendre l'idée de beauté' : chétif qui à l'origine voulait dire « captif, prisonnier » a pris le sens de « faible » en passant par « malheureux » : autrefois étrange < estrange signifiait « étranger » et aujourd'hui « bizarre » : craindre < cremere < Iremere dont le sens était « trembler » est devenu  par la suite un synonyme de redouter.

Le glissement de sens peut créer la polysémie : innocent ne s'appli­que pas seulement à celui qui n'est pas coupable, mais également à celui qui est crédule, naïf ; pauvre signifie non seulement « dépourvu du néces­saire ». mais aussi « malheureux », dérober correspond aussi bien à « prendre furtivement le bien d'autrui » (dérober de l'argent) qu'à « ca­cher, dissimuler » (un escalier dérobé).

Le glissement de sens est un phénomène fort répandu, basé sur la coexistence dans le contenu sémantique d'un mot d'indices notionnels (nuances) contigus. Éventuellement tout mot exprimant une notion  peut subir l'effet de ce procès sémantique, mais il est surtout caractéristique des mots abstraits dont les notions offrent plus de fluctuations.
§ 27. L'amélioration et la péjoration du sens. Les procès sémanti­ques examinés jusqu'ici représentent des modifications d'ordre logique. Ils sont parfois accompagnés de modulations affectives qui portent sur le contenu sémantique des mots en lui ajoutant des nuances favorables ou défavorables.

Ce sont surtout les cas d'« avilissement » de sens qui sont fréquents.

Un mot dont le sens primitif est neutre peut prendre une nuance dé­favorable. Dans « Le jacassin » de P. Daninos, chez qui les dons d'humo­riste rivalisent avec ceux de philologue, nous lisons à propos de garce et fille cette plaisante remarque :

    « L'évolution du langage ne se montre décidément pas galante pour le beau sexe. Garce, longtemps féminin de garçon, a commencé à mal tourner vers 1587. Quant à fille, si l'appellation est innocente au début de la vie (« Fille ou garçon ? »), elle ne tarde pas à servir aux femmes pour désigner toute femme avec qui leur mari les trompe : « Et c'est une fille de quel âge ? »'.

Toujours selon le témoignage de P. Daninos, le sort de bourgeois n'a pas été plus heureux : « Ennemi traditionnel des ouvriers, des aristocra­tes, des artistes, des snobs et des bourgeois eux-mêmes qui n'acceptent volontiers le mot que précédé de grand. Au féminin devient nettement péj »

Les causes de la dégradation du sens sont différentes. On peut noter, entre autres, l'attitude dédaigneuse que manifestent les représentants des classes dirigeantes à l'égard de certains métiers, de certaines occupations. Le mot rustre qui signifie encore parfois « un campagnard, un paysan » est surtout pris en mauvaise part, dans le sens d'« homme grossier ». Le mot vilain < bas lat. villanus qui signifie proprement « habitant de la campagne » a subi le même sort. Paysan et campagnard sont aussi par­fois employés avec ironie. Manant désignait autrefois « l'habitant d'une ville, d'un bourg, d'un village, un paysan ». à présent ce mot apris le sens d'« homme grossier ». Un épicier, « propriétaire d'une épicerie ». par­vient à désigner « un homme à idées étroites, à goûts vulgaires qui ne cherche qu'à gagner de l'argent». Le mot soudard qai désignait autrefois « un soldat mercenaire » signifie à présent « homme baital et grossier ». Un brigand désignait jadis « un soldat allant à pied et faisant partie d'une brigade » ; aujourd'hui il a un sens nettement négatif. Les mœurs dépra­vées des soldats ont contribué au développement des sens défavorables de ces deux derniers mots.

Les noms de nations et de peuples acquièrent aussi parfois un sens péjoratif non sans l'influence des idées chauvinistes et nationalistes que nourrit la bourgeoisie réactionnaire. Ainsi Bohémien devient le synom -me de « fripon, filou » : gaulois a parfois le sens le « scabreux, grivois » On dit filer a l'anglaise, chercher une querelle d'allemand, parler fran­çais comme un Basque espagnol, (variante de l'expression : « parler français comme une vache espagnole »). Le mot boche de caboche, ser­vait à désigner primitivement un habitant de l'Alsace « têtu et peu dé­gourdi » ; par la suite il a été pris en mauvaise part pour désigner un Allemand.

Des mots empruntés aux langues étrangères sont souvent dégradés : habler (empr. de l'esp.hablar-«. parler ») a le sens de « parler beaucoup en se vantant » (cf. : hâblerie, hâbleur, -se) ; rosse (empr. de l'ail. Ross -« coursier ») signifie « mauvais cheval » ; palabre (empr. de Pesp.pala­bra - « parole ») - « discours long et ennuyeux ».

Parfois la dégradation du sens est due à ce que l'objet ou le phéno­mène désigné par le mot évoque des associations négatives. Ainsi, oie devient le synonyme de « personne sans intelligence » ; sale - signifie « qui blesse la pudeur » dans sales paroles et a le sens de « contraire à l'honneur » dans une sale affaire ; fange s'emploie comme synonyme de « vie de débauche » ; bourbier prend le sens de « embarras » et pourri celui de « grande corruption morale ».

La dégradation du sens des mots est souvent causée par leur emploi euphémique.

Un e u p h é m i s m e  est un mot ou une expression employé à dessein afin d'éviter l'évocation d'une réalité désagréable ou choquante. L'emploi euphémique d'un mot aboutit à la modification de la structure sémantique de ce dernier.

Par superstition religieuse ou autre on a parfois évité de prononcer les mots désignant la mort, certaines maladies, des choses « sacrées ». C'est ainsi que le verbe mourir est remplacé par passer, trépasser, décéder, s'en­dormir, rendre l'âme, partir, s'en aller, disparaître, quitter le monde, quitter les siens, fermer les yeux, s'endormir du sommeil de la tombe. Au lieu d'epilepsie on dit le haut mal ou bien le mal caduc.

Outre les euphémismes de superstition il y a des euphémismes de politesse ou de décence. Les euphémismes de décence sont des vocables au moyen desquels on adoucit un terme, une expression trop réaliste. Il est plus poli de dire simple, innocent, benêt que bête ; inventer ou défor­mer la vérité sont moins choquants que mentir ; au lieu de soûl on préfè­re dire un peu gris, gai, gaillard, attendri, ému, n 'avoir pas été complètement sage. En argot au lieu de dire voler on emploiera de préférence commettre une indélicatesse, travailler, opérer, acheter à la foire d'em­poigne, ne pas avoir les mains dans les poches.


Les mots peuvent subir une évolution sémantique opposée ; ils peu­vent améliorer leur sens, s'ennoblir. Toutefois ces cas paraissent être moins fréquents.

La nuance péjorative que certains mots possédaient à l'origine s'est estompée ou s'est effacée complètement. Tel est le cas de bagnole qui s'emploie de plus en plus souvent au sens neutre d'« automobile ». Bou­quin a suivi la même voie : de « livre de peu de valeur » il est parvenu à désigner n'importe quel livre.

Ce sont parfois des mots 'dont le sens primitif est neutre et qui au cours de leur développement prennent une nuance favorable Un cas inté­ressant est offert par l'évolution sémantique du mot bougre qui provient du latin Bulgarus ou autrement dit « un Bulgare ». Parmi les Bulgares on comptait un grand nombre d'hérétiques. De là le mot bougre a signifié « hérétique » : du sens d'« hérétique » on en est venu au sens d"« homme débauché ». et encore de « fripon, filou » : pourtant plus tard la nuance péjorative du mot s'est affaiblie et il a commencé à se nuancer favorable­ment ; aujourd'hui on dit C'est un bon bougre ! dans le sens d'« homme à cœur ouvert, franc et sympathique ». L'adverbe bougrement exprime le degré supérieur de la manifestation d'une qualité : C'est bougrement joli  Le mot chien a subi une évolution analogue. Au sens figuré ce mot a été marqué d'une nuance défavorable (cf. : « Chien de philosophe enragé ». M o 1 i è r e). On dit encore aujourd'hui avoir une humeur de chien, il fait un temps de chien. Mais au XIXe siècle le mot chien commence à prendre une valeur positive : et on dit familièrement avoir du chien pour « avoir du charme »
§ 28. L'affaiblissement et l'intensification du sens (hyperbole et litote). L'affaiblissement du sens est une conséquence de l'emploi abusif, hyperbolique des mots ; il présente un moyen affectif de la lan­gue.

Les hyperboles sont bien fréquentes parmi les formules de politesse On dit être ravi, être enchanté défaire la connaissance de qn sans pren­dre les mots à la lettre. On exagère sans trop le remarquer lorsqu'on dit c 'est assommant, esquintant, crispant, tuant, rasant pour « c'est en­nuyeux ! » ou bien il y a des siècles, il y a toute, une éternité qu 'on ne vous a pas vu pour « il y a très longtemps qu'on ne vous a pas vu ». Très imagées sont aussi les hyperboles telles que aller comme le vent, marcher comme une tortue, verser un torrent de larmes.


L'emploi des termes exagérés est souvent une affaire de mode Kr. Nyrop signale que « les courtisans du temps de Henri 111 abusaient des adverbes divinement, extrêmement, infiniment ». Nous employons des hyperboles en disant : C'est prodigieux ' C'est renversant ! C'est épatant !  C 'est formidable, spectaculaire, sensationnel, époustouflant ' C 'est super, extra, géant, génial!


À force d'être constamment répétées les hyperboles finissent par s'user : elles perdent leur valeur expressive et. par conséquent, leur affec­tivité. Nous assistons alors à l'affaiblissement de leur intensité émotion­nelle, autrement dit à l'affaiblissement du sens. Ainsi le verbe blâmer avait primitivement le sens de « proférer des blasphèmes, maudire ». et dans ce sens il s'employait souvent comme hyperbole : à présent l'hyper-bole n'est plus sentie et ce mot s'emploie dans le sens de « désaprouver ; reprocher ». Autrefois le substantif ennui désignait « une grande souf­france ». et aujourd'hui « une lassitude morale ». La gêne signifiait « tor­ture » et gêner -   « torturer ». Meurtrir avait le sens de « tuer ». comme l'atteste encore meurtre et meurtrier.

Par contre, lorsque nous voulons faire entendre le plus en disant le moins nous employons une litote (du gr. . litotes - « petitesse ») qui signifie « diminution ». Au lieu de il est intelligent on dit il n 'est pas bête : en parlant d'une pièce ennuyeuse on dit qu 'elle n 'est guère amu­sante : pour ne pas blesser une femme d'un âge avancé on dira qu'elle n 'est plus jeune. On atténue l'idée dans il est peu recommandable, où peu équivaut à « pas du tout ». La locution pas du tout, nettement péremptoi-re. peut être aussi remplacée par pas vraiment.

Les litotes, qui présentent un procédé affectif opposé à l'hyperbole, amènent à l'intensification du sens des mots.
§ 29. Les modifications du signalement. Les modulations dans la structure de la signification lexicale ne se bornent pas aux transforma­tions que subit le contenu idéal, elles atteignent les emplois traditionnels et stylistiques, autrement dit. le signalement des vocables.

L'usage varie au cours des siècles On ne dira plus comme au temps de Gace Brûlé :

« Or ne haïs rien tant que le jour, Ami, qui me départ de vous ». ou bien .

« Quand je gis au dedans du lit... ».


quoique les verbes départir et gésir aient gardé les sens de « sépa­rer » (départir l'or de l'argent) et « être couché » (il gisait sur le sol) Les mots ouïr, chef («tête ») d'un usage courant jusqu'au XVI siècle, ne sont possibles que dans certaines tournures : j 'ai oui dire que. se couvrir le chef.

A chaque époque il y a des fluctuations quant à l'emploi des mots. l'heure actuelle les tournures dans le but de, fixer quelqu 'un, avoir très faim, il n'y a pas que des hommes suscitent des discussions. Peut-être verra-t-on s'imposer des emplois tels que arrêter de faire qch, excessive­ment bien condamnés encore par les dictionnaires soucieux du bon usage.

Notons aussi la variabilité dans le temps des caractéristiques stylisti­ques des vocables. Par exemple, dans le Petit Larousse de 1952 les verbes envisager (envisager une question}, l'expression se brûler la cervelle ont la marque « fam. » qui est absente déjà dans l'édition de 1960 ; avoir de la veine - « avoir de la chance ». rouspéter - « protester, maugréer » qualifiés de populaires dans l'édition de 1 952 figurent également comme familiers dans celle de 1960 et les suivantes. Signalons encore dégouli­ner en douceur - « doucement » (une voiture démarre en douceur), ac­crocher qn (accrocher qn au passage), arpenter - « marcher de long en large ». assommer qn - « ennuyer, importuner ». astronomique - « très élevé, exagéré » (des prix astronomiques) qui depuis peu ne portent plus la marque « fam. » dans les dictionnaires.

Un cas particulièrement représentatif est offert par l'expression en avoir ras le bol encore récemment perçue comme indécente (vu le sens argotique de bol - « postérieur »), mais couramment employé aujourd'hui : son dérivé le ras-le bol - « le fait d'en avoir assez » - semble avoir été rangé d'emblée parmi les mots stylistiquemcnt neutres.

À partir du milieu du XXe siècle on assiste à un mouvement accéléré de neutralisation du français qui se manifeste par « un abaissement des barrières entre les divers niveaux de la langue » [17, p, 57J. Des vocables de plus en plus nombreux franchissent les limites d'un style fonctionnel qualifié de « vulgaire » pour pénétrer dans la langue parlée qui pourrait être qualifiée de « niveau neutralisé de la langue » [17. p. 56].
§ 30. Grammaticalisation et lexicalisation. L'évolution sémanti­que peut conduire, d'une part, à lagrammaticalisation de mots pleins et. d'autre part, aune lexicalisation des formes grammaticales. Lagrammaticalisation suppose la transformation graduelle d'une signification indi­viduelle, donc lexicale, en une signification catégorielle d'ordre gram­matical, alors que la lexicalisation repose sur un processus inverse.

Ainsi pas mal de mots-outils du français moderne sont d'anciens mots autonomes à sens lexical. L'histoire de la langue française nous fournit une quantité d'exemples de ce genre. Il est connu que l'article indéfini un, une provient de l'adjectif numéral latin unum > un : unam > une.

Les particules de négation suivantes étaient tirées de substantifs qui ont reçu le sens négatif du XIIe au XVIe. : pas <passum - « un pas ». rien < rem - « une chose », personne <personam - « une personne ». point < punctum - « un point », goutte < gutta - « une goutte ».

Plus récente est la formation de certaines prépositions qui sont d'an­ciens participes présents ou passés : durant, pendant, concernant, excep­té, vu, hormis (« excepté »).

Le processus contraire peut être illustré par l'exemple classique de sire et seigneur qui remontent à des formes différentes du mot latin se­nior : sire provenant de sa variante familière seior et seigneur de senio-rem. accusatif de senior.

§31. Sur les causes de l'évolution sémantique des vocables. L'évo­lution sémantique des vocables s'effectue sous l'action de facteurs di­vers. Ces facteurs sont d'ordre extra-linguistique et linguistique.

Parmi les facteurs extra-linguistiques il faut nommer avant tout les changements survenus au sein de la société transformations sociales, progrès culturel, scientifique et technique ; ici viendront se ranger les emplois des mots dans une sphère nouvelle de l'activité humaine, em­plois dus à la différenciation de la société en couches sociales, groupes professionnels, etc.

Les transformations sociales, rapides ou lentes, sont des stimulants actifs de l'évolution sémantique des mots. Le tracé des modifications sémantiques d'un grand nombre de vocables présentent autant de repères marquant successivement des étapes historiques distinctes.

Les mots bourgeois et bourgeoisie n'avaient point à l'origine le sens qu'ils ont aujourd'hui. « Le bourgeois, dit M. Schône. fut à l'époque féodale l'habitant du bourg, par opposition, d'une part, au vilain, l'habi­tant de la villa du maître et travailleur de la terre, et d'autre part, à ce maître lui-même, le seigneur » [18. p. 77], Vers l'époque de la Révolu­tion française le mot bourgeoisie désignait une classe sociale progressiste et avait une valeur positive. Ce mot. qui nomme à l'heure actuelle la même classe acquiert parfois une nuance défavorable aux yeux des mas­ses laborieuses.


Le progrès dans l'instruction générale est attesté par le mot librairie qui désignait au Moyen Âge « une bibliothèque » et alors que de nos jours c'est un magasin où Ton vend des livres.

Les découvertes scientifiques, les acquisitions techniques se réper­cutent dans le système sémantique d'un grand nombre de vocables. Fu­sée à côté des sens tels que « fil enroulé surun fuseau ». « pièce d'artifice » et autres a reçu celui d'« engin cosmique » ; antenne du sens de « vergue oblique soutenant une voile » a passé au sens de « dispositif servant à l'émission et à la réception des ondes électromagnétiques » : chaine en partant de l'idée de « continuité » a désigné dans un atelier une sorte de chemin roulant (travail à la chaîne) et aussi l'ensemble des stations ra-diophoniques émettant le môme programme (chaîne nationale).


L'emploi d'un mot dans une sphère nouvelle de l'activité humaine est aussi suivi de la modification de la structure sémantique des mots. Ce phénomène remarqué pour la première fois par M. Bréal a été mentionné depuis dans beaucoup d'ouvrages. En effet, en changeant l'aire de son emploi un mot peut prendre un sens soit plus général, soit plus spécial. Tel est le cas de beaucoup de vocables qui ont passé de la langue commu­ne dans quelque terminologie ou jargon. Le mot virage dont le sens géné­ral est « action de tourner, de changer de direction » a reçu plusieurs sens spécialisés comme terme de photographie, de marine, de médecine. À partir du sens général « forme, méthode » le mot mode s'emploie dans  des acceptions particulières en grammaire et en musique (mode majeur, mode mineur). Dans le jargon des écoles les mots coller, piocher, sécher prennent des sens particuliers.

Un mouvement contraire est aussi à signaler. Avec l'enseignement obligatoire qui a amené l'initiation d'un public toujours plus large au progrès technique et scientifique un nombre considérable de termes a reçu un emploi commun. Ainsi, cinéma, micro, enregistrer, téléphone, radio, avion, moteur, speaker, gaz, électricité, ordinateur, minitel, logi­ciel, puce, télex, scanner , Internet sont parmi les mots de haute fréquence.

Il peut y avoir aussi passage d'un mot d'une terminologie dans une autre. Beaucoup de ternies d'aviation ont été adopté par la terminologie maritime : escale, baliser, pilote, carlingue, passager, hélice, etc.

Les facteurs linguistiques sont tout aussi importants que les facteurs extralinguistiques, quoique moins étudiés. Des études intéressantes n'ont été amorcées que depuis quelques dizaines d'années et encore ne permet­tent-elles pas de sérieuses généralisations. Ce sont, en particulier, des ouvrages consacrés à l'influence réciproque des mots sémantiquement apparentés, formant des champs conceptuels et des séries synonymiques.


Toutefois de nombreux dépouillements restent à faire qui permettront de juger plus exactement du lexique français en tant que système.

Parmi les facteurs linguistiques il faudrait distinguer ceux qui agis­sent au niveau de la langue-système et ceux qui appartiennent au niveau de la parole. Au niveau de la langue nommons :

1. L'interaction des mots sémantiquement apparentés. Ce phénomè­ne a été mentionné à plusieurs reprises à partir de A Darmesteter. En effet, les vocables sont associés par de multiples liens sémantiques déter­minant leur place, leur fonctionnement et leur évolution ultérieure dans la langue. Les modifications sémantiques que subit un vocable rejaillissent généralement sur d'autres vocables unis au premier par des rapports va­riés. Ainsi on peut observerun mouvement sémantique parallèle dans les mots à sens proche. Dans l'ancien français les verbes songer et penser avaient des sens différents : le sens principal de penser était le même qu'aujourd'hui, alors que songer voulait dire « faire un songe, un rêve » Au XVIe siècle songer avait acquis le sens de penser, en tant que synony­me de ce dernier il s'employait dans les mêmes constructions, sans com­plément :

Par trop songer, cerveau ronger (Leroux de Li nc y) ; suivi de la préposition à :

... mais à quoi songeait-il, quand il définit l'homme « un anima] à deux pieds, sans plumes » (Montaigne) ;

avec la préposition en qui disparaît également pour l'un et l'autre verbe vers le XVIIe siècle. Par la suite le développement sémantique des verbes songer et penser suit des voies parallèles : les deux verbes reçoivent dans la construction avec la préposition à, suivie d'un infinitif, le sens d'« avoir l'intention, le dessein de faire qch » :

Le temps était très mauvais. Annette ne pensait pas à sortir de
l
'après-midi
(Rolland).

et

.. .pas une seconde je n 'ai songé à vous retirer mon estime. (Tr oyat)

Le verbe songer acquiert, dans la construction avec la conjonction que. un sens synonyme à l'un des sens secondaires du verbe penser, celui de « supposer » : ce sens est rendu par ces deux verbes dans le français contemporain :

J'ai pensé que tu avais peut-être besoin de compagnie. (Sartre)

Pas un moment où ces maîtres excellents ne songeaient que parmi leurs élèves, dût se trouver un écrivain ou un orateur. (Re n an)


La modification du sens d'un mot peut aussi se répercuter sur l'évo­lution sémantique d'un mot à sens opposé. L'adjectif noble étant appli­qué au XVIIe siècle aux oiseaux de proie qui servaient à la chasse, ignoble a désigné désormais tous les autres oiseaux.

2. L'interdépendance des mots faisant partie de la même famille éty­mologique. L'expression perle orientale a commencé à s'employer au sens de « perle brillante ». les perles orientales étant réputées pour leur éclat : il en résulte qu'orient reçoit à son tour le sens d'« éclat » dans l'orient d'une perle. Au XVIIe siècle le verbe songer a signifié « s'aban­donner à la rêverie » sous l'influence des mots de la même famille : songerie - « rêverie, chimère » (déjà au XVe siècle), songe - « rêve. rêverie » (à partir du XVIe siècle), songeur - « celui qui s'abandonne à la rêverie » (depuis le XVIe siècle).

Toutefois la parenté étymologique n'implique pas obligatoirement la conformité sémantique ce qui est dû au caractère asymétrique de l'évo­lution de la langue. Ceci a été démontré par 0. Duchacek dans son étude spéciale consacrée au champ conceptuel de la beauté [ 19. p. 319]. Citons en guise d'exemple charme, charmes et charmant qui recèle l'idée de beauté, alors que charmer, charmeur, charmeresse en sont dépourvus.

3.  L'influence des mots à sonorité similaire. Citons l'exemple de saligaud qui a pris le sens de « personne malpropre au physique et au moral » sous l'influence de sale, auquel il se rattache aujourd'hui, quoi­que historiquement il provienne du surnom Saligot.

Au niveau de la parole on pourrait signaler l'influence réciproque des mots associés par un rapport de contiguïté. Les mots constamment agencés les uns aux autres dans l'énoncé sont sujets à la contagion sé­mantique. Ce phénomène est souvent accompagné de l'ellipse. C'est ain­si que sont apparus dépêche de dépêche télégraphique, ligne de ligne de pêche, bâtiment de bâtiment de mer : dans faire la tête on sousentend faire la tête boudeuse, dans le vin dépose - le vin dépose un résidu : pour un Parisien le Bois de Boulogne devient le Bois.


Telles sont à grands traits les causes essentielles de l'évolution sé­mantique des vocables.
CHAPITRE
II
   

 
LA FORMATION DES MOTS



§ 32. La formation des mots et son rôle dans l'enrichissement lexi­cal. La formation des mots est à côté de l'évolution sémantique une source féconde de l'enrichissement du vocabulaire français. La langue française « a perdu, au cours des siècles, un grand nombre de mots ; en compensa­tion, avec une intensité de vie plus ou moins grande selon les périodes, elle a constamment enrichi son vocabulaire ... surtout, par la création de termes nouveaux » [20. p.77]. Tout comme l'évolution sémantique la formation des mots nouveaux sert avant tout à la communication de nos idées et de nos sentiments. Elle est aussi largement utilisée dans des buts expressifs, comme moyen stylistique. Parmi les causes de la formation des mots nou­veaux il faut nommer en premier lieu les changements perpétuels survenus à l'intérieur de la société, les innovations multiples qui exigent une dénomi­nation. L'absence du mot voulu en nécessite la création. Cette dénomina­tion nouvelle, à condition d'être réussie et de répondre aux besoins de la communication, atoutes les chances de s'imposer à la société et de devenir, par conséquent, un mot de la langue.

L'intensité de l'enrichissement du vocabulaire au cours des siècles a connu des hauts et des bas. Il y a eu des périodes pour ainsi dire « mortes » lorsque des accès de purisme freinaient l'évolution du vocabulaire. Le XVIe siècle a sensiblement renouvelé le vocabulaire français. À cette époque Ronsard disait : « Plus nous aurons de mots dans notre langue, plus elle sera parfaite ». Un siècle plus tard Vaugelas déclarait : « II n'est permis à qui que ce soit de faire des mots, non même au souverain ».

De nos jours la « créativité » est devenue particulièrement intense Cela s'explique, d'une part, par la révolution scientifique et technique, d'autre part, par l'accès des larges masses à l'enseignement, aux mass média. Les linguistes français signalent qu'aujourd'hui chacun se croit autorisé à « néologiser » ce qui amène dans des cas d'abus à une juste réaction négative de leur part.


Dans les ouvrages de linguistique française on fait généralement en­trer dans la formation des mots divers procédés dont la dérivation affixa-le. la dérivation impropre, la dérivation régressive, la télescopie. la composition, l'abréviation et l'onomatopée. Il est à remarquer que cer­tains de ces termes n'ont pas toujours le même sens pour les linguistes différents. Même les définitions des termes les plus usités, tels que « la dérivation » et « la composition » varient selon les ouvrages traitant de la formation des mots.

Notons encore que l'interprétation de certains procédés de formation reconnus par la majorité des linguistes est parfois contestable1.

Sur quelle base repose la créativité lexicale ? Certains linguistes français préconisent la création spontanée et arbitraire des mots. Ainsi J. Damourette et E. Pichon affirmaient que « chaque Français sent en soi le pouvoir de donner du sens à des syllabes spontanément venues se présenter à lui sans qu'il les ait auparavant jamais entendu employer par un autre...» [21, p. 150-151]. Ils citent les mots trictrac- «jeu de dés ». gnaf- « cordonnier ». bibi - « petit chapeau de forme bizarre » et quelques autres appanis dans le langage populaire où la création sponta­née serait particulièrement répandue.

A. Sauvageot croit également possible de construire de toutes pièces des radicaux nouveaux au moyen de combinaisons de phonèmes exis­tants, assemblés selon les règles de la prononciation française. En guise d'exemple il propose nog-, ned-, nib-, nis-

Pourtant la plupart des linguistes estiment qu'il n'y a guère de voca­bles sans étymologie. En effet, la langue nous fournit très peu d'exem­ples de mots créés à l'aide d'éléments préalablement inexistants. Longtemps les linguistes considéraient le mot gaz comme étant artificiel­lement fabriqué. Pourtant plus tard on a appris que le créateur de ce mot. le médecin flamand van Helmont (1577-1644). avait utilisé le mot latin « chaos » (du grec « khaôs »). La fabrication purement arbitraire de mots nouveaux va à l'encontre de la fonction essentielle de la langue en tant que moyen de communication. Seulement à condition d'avoir recours aux éléments et aux modèles de formation existant déjà dans la langue on peut créer des mots véritablement viables et accessibles aux locuteurs Tout mot nouvellement créé doit être compris, c'est pourquoi il tend à définir dans une certaine mesure l'objet ou le phénomène qu'il désigne . il est nécessairement motivé à l'origine (cf. : les néologismes un lunaute, l'hyperréalisme, la grammaticalilé, un lève-tard, un lave-vaisselle, un sans-emploi, sous-payer. théâtraliser /un roman/).


Les modèles de formation agissent généralement au cours de longs siècles, toutefois leur stabilité n'est que relative : certains disparaissent substitués par d'autres, nouvellement parus. Ces changements dans le système de formation se font très lentement en comparaison du renouvel­lement du vocabulaire. Ainsi nous constatons, d'une part, la disparition du suffixe -âge qui servait à former des adjectifs dans le vieux français (chant ramage), d'autre part, nous assistons à l'apparition du suffixe des adjectifs -ique qui s'est dégagé vers le XVIe siècle des emprunts faits au latin (du type de empirique, domestique, honorifique, excentrique, héral­dique). Le XIXe siècle a vu naître l'élément formateur -bus (trollevbus, bibliobus) [23. p. 48].

Au XXe siècle on signale l'apparition de plusieurs suffixes. De l'an­glais, dont l'influence devient prépondérante, on emprunte -ing, -er. Les linguistes constatent que le français a développé d'une manière originale la signification du suffixe -ing : les mots en -ing ne désignent plus seulement l'action (caravaning, forcing - en sport « attaque soutenue contre un adver­saire qui se tient sur la défensive » : faire le forcing), mais aussi le lieu où s'accomplit l'action (dancing, parking, pressing ; « on va au pressing com­me à la boulangerie », dit J. Dubois). Quant au suffixe -er, il se dégage nettement dans reporter (-> reportage). Par suite des progrès de la physi­que atomique de électron - « particule élémentaire chargée d'électricité négative ou positive » (formé de électro et ion) on a tiré deux suffixes nouveaux -on et -tron. Le premier a donné négaton (de négatif) - « élec­tron négatif » et positon (de positif) - « particule élémentaire à charge positive ». nucléon - « particule constitutive du noyau atomique » et aussi baryon. hypéron ; du second on a fonné cyclotron (de cyclo et électron) -« accélérateur de particules lourdes », synchrotron (de synchro et tron). magnétron (de magnéto et tron) : on voit aussi apparaître le synchrophasotron, invention soviétique plus efficace que le précédent synchrocyclotron.


Notons encore -rama extrait de panorama, très'en vogue dans la publicité où il sert à la création de termes dont l'allure baroque est faite pour attirer l'attention ; son sens assez flottant pourrait être défini comme « spectaculaire, hors ligne, grandiose, frappant par la diversité » ; il a donné des créations, dont la vie a été de courte durée, telles que b
eautérama, stylorama
- « festival d'élégance et de beauté ». décorama - « nou­velle gamme de coloris et tissu ». bijourama - « étalage d'une diversité de pierres précieuses ». stick 'rama - « crayon à paupières » Certains dérivés avec -rama comme cinérama, discorama, castorama semblent être d'un usage plus courant. « On assiste depuis quelques années à une véritable invasion du suffixe -rama », dit R. le Bidois. qu'il qualifie de « suffixoramanie » [24. p. 50].


Le renouvellement du système suffixal peut porter sur un affixe an­cien qui subit une modification formelle   ou sémantique. De ce fait résulte l'apparition de variantes sémantico-formelles ou sémantiques des affixes existants Ainsi le français connaît depuis longtemps le suffixe -ique qui forme des substantifs désignant une branche scientifique. (Il est connu que le terme sémantique a été créé par M Bréal en 1883 sur le modèle de phonétique déjà existant).

Récemment apparaissent des variantes de ce suffixe sous forme de -tique et -matique. dont les dérivés servent à dénommer de nouvelles technologies. Il est très probable qu'elles se soient dégagées du terme informatique par l'ablation de deux segments finals différents. 11 s'ensuit que durant les dernières décennies on assiste à l'apparition d'un nombre considérable de dérivés avec ces variantes. Tels sont entre autres : créatique - « techniques de stimulation de la créativité ». bureautique - « en­semble des techniques et des procédés propres à automatiser les activités du bureau ». robotique - « ensemble des études et des techniques de conception et de mise en œuvre des robots ». acousmatique - « musique composée et interprétée par ordinateur ». domotique - « électronique do­mestique ou application généralisée de l'électronique à l'habitat », télé­matique - « ensemble des services ou des techniques permettant aux usagers d'un réseau de télécommunications d'obtenir des informations sur leur demande ».

Ajoutons encore bébématique. création quelque peu baroque, dési­gnant la science qui concerne les bébés obtenus par fécondation artificielle

Le foisonnement des dérivés avec ces variantes de -ique a donné naissance au mot (les) tiques - nom global donné plaisamment à l'en­semble des sciences et des techniques nouvelles.

Pareillement à la variante -tique le suffixe -ite qui forme depuis long­temps des ternies médicaux désignant des maladies de nature inflamatoi-re a acquis au cours des dernières décennies un nouveau contenu sémantique II a pris une valeur métaphorique - « manie, habitude mala­dive ». Dans ce sens -ite a créé toute une série de dérivés à valeur péjora­tive parmi lesquels un certain nombre de mots d'ordre linguistique. De ces derniers signalons : adjectivile créé par Le Bidois qui lui donne la caractéristique suivante :«...l 'adjectivite consiste principalement à rem­placer par un adjectif un nom qui fait fonction de complément détermina-tif... ». Ont été aussi formés néologite - « manie de créer des néologismes », jargonnite - « une des maladies les plus répandues de la langue contem­poraine » ; et de même substantivite, futurite. coriditionnite.

Outre les formations, reflétant des phénomènes linguistiques, on en . compte un grand nombre qui désignent des penchants différents Tels sont réunionite, réformite, opiniomle, espionnite, sondagite, pétitionni-te, stagite, diplômite (« pour être jardinier il faut être diplômé »). collectionnite.

Au XXe siècle apparaît, sous l'influence de l'anglais, un nouveau modèle de formation de mots composés : nord-africain, sud-américain qui sont les équivalents des groupements de mots « de l'Afrique du nord ». « de l'Amérique du sud »

Les modifications portent parfois sur tout un procédé de formation qui peut subitement acquérir une vigueurdontil était dépourvu jusque-là. Tel a été le cas de l'abréviation qui devient un moyen productif à partir de la deuxième moitié du XIXe siècle ; ce procédé, issu du langage populai­re, a pénétré au cours du XXe siècle dans la langue littéraire.

Les dernières décennies on vu l'explosion du télescopage - forma­tion de vocables par la jonction de tronçons de mots contigus.

Les procédés de formation des mots énumérés au début de ce para­graphe pourraient être répartis en quelques types : procédés morphologi­ques, phonético-morphologiques et phonétiques. Les premiers englobent les dérivations affixalc (suffixation et préfixation), parasynthétiquc. ré­gressive, impropre, la composition . les seconds - le télescopage, l'abré­viation ; le dernier - l'onomatopée . ajoutons encore le redoublement et la déformation des mots.
§ 33. La dérivation par suffixes. Généralités. La dérivation suf-fîxale est un procédé de formation bien vivant et particulièrement pro­ductif dans le français contemporain [23. p. 199-203]. ce qui est démontré avec évidence par J. Dubois dans son ouvrage « Étude sur la dérivation suffixale en français moderne et contemporain » (P . 1962).

Le degré de vitalité et de productivité des suffixes existants, n'étant pas toujours le même au cours du temps, nous sommes en présence de deux tendances contraires : certains suffixes ont à peu près bu tout à fait cessé d'être productifs : d'autres sont en pleine vigueur et productivité. Pourtant les suffixes moins productifs ne sont pas sans importance, eux non plus, dans le français d'aujourd'hui. C'est que ces suffixes, qui étaient jadis bien productifs, ont enrichi le vocabulaire d'un grand nombre de mots qui ont reçu un large emploi : certains de ces mots font partie du fonds usuel du vocabulaire. Entre autres, on peut signaler les dérivés avec les suffixes peu productifs aujourd'hui néanmoins fort répandus. Parmi ces suffixes nom­mons -eur (grandeur),

-esse (tendresse), -ise (franchise), etc.


Les parties du discours sont à un point différent sujettes à la suffixa­tion. Ce sont surtout les nominaux (substantifs, adjectifs, adverbes) qui sont caractérisés par la suffixation. Les verbes formés à l'aide de suffixes sont relativement moins nombreux.
§ 34. Les suffixes servant à former des substantifs abstraits. Les suffixes des substantifs sont fort nombreux. D'après leur fonction séman­tique ils se laissent répartir en plusieurs groupes plus ou moins considéra­bles. Surtout nombreux sont les suffixes formant des substantifs à sens abstrait, tels que l'action, la qualité, etc.

Examinons à part ces groupes divers de suffixes.

Ce sont tout d'abord les suffixes des substantifs exprimant l'action envisagée en dehors de son rapport avec l'agent de l'action de même que d'autres sens proches ou dérivés.

Parmi les suffixes formant des substantifs désignant l'action les plus productifs sont -ation, -(e)ment, -âge. Une des premières places revient au suffixe -ation avec ses variantes -isation,

 -ition, -tion, -ion prove­nant du latin -ationem, -itionem, -tionem, -ionem ; signalons aussi la va­riante -isation qui apparaît dans printanisation, vernalisation. Ce suffixe et surtout ses variantes

-ation, -isation est très répandu et productif dans le français contemporain. Le nombre de ses dérivés augmente constam­ment et enrichit avant tout le lexique à valeur sociale et politique. On peut signaler les dérivés récents tels que : alphabétisation, africanisation, climatisation, clochardisation, culturalisation, cybernétisation, dynamisution, marginalisation, médicalisation, périodisation, profession-nalisation, structuration, conceptualisation.


Etymologiquement les substantifs avec ce suffixe sont des emprunts au latin ou des dérivés de verbes ; en français moderne ils se trouvent pour la plupart en corrélation avec des verbes ; exploitation < <— exploi­ter ; amélioration < <- améliorer ; distribution < <- distribuer ; progres­sion < <— progresser. Plus rarement ils sont en corrélation avec d'autres parties du discours, tels certains dérivés avec la variante -isation : cons­cientisation <- conscient, planétisation <— planète, tiers-mondisation <-tiers monde, piétonisation <—piéton(ne).


Outre l'action les dérivés avec ce suffixe peuvent exprimer l'instru­ment de l'action '.procuration - « qui sert à procurer qch » ; l'objet ou le résultat de l'action -.fondation - « ce qui est fondé » ; le lieu où l'action s'effectue : habitation - « lieu que l'on habite »'.

Les dérivés avec ce suffixe peuvent exprimer un processus : germi­nation, évaporation, cicatrisation, habilitation. Il peuvent rendre aussi un état : hésitation, exaltation, humiliation.

Le suffixe -(e)ment, du latin -amentum, fort productif durant des siè­cles semble perdre son ancienne vitalité. Au cours du temps il a donné un grand nombre de dérivés, dont beaucoup appartiennent aux terminologies technique, industrielle et agricole ; tels sont, par exemple : déraillement, fusionnement, effritement, assolement. Parmi les formations récentes ci­tons : chamboulement, contingentement, plafonnement, positionnement.

Les substantifs avec ce suffixe sont presque exclusivement des déri­vés de verbes, avec lesquels ils se trouvent en corrélation : raisonnement < <— raisonner, applaudissement < <— applaudir.

Remarquons que le suffixe -(e)ment forme un groupe de dérivés qui désignent des cris d'animaux, des bruits différents ; par exemple : aboie­ment, bêlement, beuglement, gloussement, coassement, croassement, ga­zouillement, hennissement, hurlement, rugissement, claquement, craquement, grincement, sifflement, tintement, etc.


Outre l'action les dérivés avec -(e)ment peuvent exprimer le résultat de l'action : bâtiment, l'instrument (ou parfois l'objet) de l'action : orne­ment, accoutrement, enjolivement, le lieu où s'effectue l'action : loge­ment.


Les dérivés avec le suffixe -(e)ment peuvent encore exprimer un processus : bourgeonnement, caillement, épanouissement ; un état : épou-vantement, attendrissement, mécontentement, découragement.

Le suffixe -âge du latin -aticum est un autre suffixe particulièrement productif. Son pouvoir créateur s'est sensiblement accru en français mo­derne ce qui s'explique par son rôle particulier en tant que formateur de termes techniques et industriels : zingage - «цинкование», taraudage -«нарезывание винтовой насечки», bétonnage - «бетонирование», badigeonnage - «крашение клеевой краской», rentrayage -«художественная штопка» etc. Contrairement aux suffixes -ation et -(e)ment, dont une grande partie des dérivés est d'un emploi commun, le suffixe -âge forme, en règle générale, des dérivés d'un emploi restreint.

La majorité des substantifs avec -âge sont dérivés de verbes avec lesquels ils sont en corrélation : arrosage < <- arroser, labourage < <-labourer, blanchissage < <— blanchir, grenouillage < <— grenouiller1.

Parmi les dérivés avec le suffixe -âge qui expriment l'action on peut isoler un groupe désignant « la manière de parler », « le discours ayant une caractéristique supplémentaire » : bredouillage, bavardage, chuchota-ge, baragouinage, etc.

Les dérivés avec le suffixe -âge ont tendance à exprimer des actions plus particulières, plus restreintes que les verbes correspondants. Il en est ainsi pour le substantif pressurage. Il est dérivé du verbe pressurer, qui peut prendre un sens propre ou figuré (pressurer les contribuables) alors que pressurage veut dire uniquement « presser une substance ou moyen d'une presse » ; copiner signifie « avoir des relations amicales avec qn » et copinage est un synonyme de « favoritisme » ; le verbe arriver a des significations et des emplois variés, alors que le sens de son dérivé arri­vage est très restreint - « arrivée des marchandises par mer ou une autre voie ».

1 Dans ces cas le rôle du suffixe se borne à donner au dérivé la forme d'un substantif. On peut signaler quelques cas peu nombreux où les substantifs avec ce suffixe ont été historiquement dérivés de substantifs : pourtant avec l'apparition ultérieure des verbes correspondants, ces formations ont été envisagées comme les dérivés de ces derniers, par exemple : arpentage (1293) ( <arpent) <- arpenter ( \884),parrainage ( 1836) (<parrain) <— parrainer ( 1935), baragouinage ( 1546) (< baragouin) <- baragouiner ( 1580).

Rien que pour des créations isolées les verbes correspondants n'ont pas été formés, par exemple : gardiennage < gardien, charronage < charron, commérage < commère Nous sommes alors en présence de cas où le suffixe -âge communique lui-même au dérivé l'idée de l'action.

Donc, tout comme pour -ation et -(e)ment la fonction essentielle de -âge consiste à communiquer au dérivé la forme d'un substantif.


II est à remarquer qu'à l'aide du suffixe -âge on forme des substan­tifs qui signifient presque exclusivement l'action. Ce suffixe ne manifes­te guère la faculté de former des substantifs exprimant un processus. Les dérivés désignant un état sont rares : chômage.


Signalons pourtant cocuage. esclavage, servage, veuvage qui sont dans le français d'aujourd'hui dos dérivés avec un suffixe -âge homony­me, car ils représentent un autre modèle de formation. (Ce suffixe -âge s'ajoute régulièrement à des substantifs ou des adjectifs et communique lui-même le sens d'un état.)

Outre ces suffixes qui sont parmi les plus productifs il y en a d'autres dont la productivité s'est considérablement affaiblie. Certains de ces suf­fixes ont toutefois laissé un grand nombre de formations, exprimant l'ac­tion ou des sens proches et dérivés, qui sont fort répandues dans la langue d'aujourd'hui. Tels sont les suffixes :

-erie, (formé par la contraction de -i
er
et -ie). dont les dérivés expri­ment des actions de caractère défavorable : agacerie, criaillerie. vant-rie, tuerie, tromperie, etc. ;

-erie - homonyme du précédent, les dérivés duquel désignent un métier, une industrie, un genre de commerce, et aussi le lieu où l'on fabri­que, où l'on vend un produit quelconque : chaudronnerie, chapellerie, ganterie, boulangerie, laiterie, (usine où l'on traite le lait), fromagerie, crémerie, etc. :

-ance (-ence), dont les dérivés expriment des actions différentes : surveillance, obéissance, délivrance, vengeance, préférence, référence , ou l'état : souffrance, repentance, somnolence :

-ée qui a donné un groupe de dérivés exprimant des actions accom­plies dans l'espace : tombée, montée, traversée, rentrée, arrivée, tour­née ; et un autre groupe de dérivés exprimant des actions réitérées : brossée, frottée - «град ударов», rossée, tripotée ;

-ade formant un groupe de dérivés exprimant des mouvements ou des actions accomplies dans l'espace : débandade, reculade, galopade, glissade, roulade, promenade, ruade.

Un autre groupe de dérivés avec ce suffixe exprime des actions re­présentant « une façon de tirer, de faire feu » : mousquetade, canonnade, fusillade, arquebusade et dont un troisième groupe de dérivés exprime des actions avec une nuance de sens péjorative : turlupinade, fanfaronna­de, bravade, bourrade.


Les dérivés avec le suffixe -is expriment souvent des actions aryth­miques, en quelque sorte désordonnées et irrégulières : arrachis -«вырывание молодых деревьев» : et en particulier des bruits et des sons irréguliers. désordonnés : cliquetis - «бряцание». clapotis - «плеск», gargouillis - «журчание воды» ; ce suffixe manifeste la facul­té de communiquer des sens dérivés de l'idée de l'action, et dans ces cas, tout comme dans les précédents, l'action exprimée par la base normative est une action arythmique, irrégutière : gribouillis - «неразборчивый почерк», fouillis - «беспорядок», hachis - «мешанина», taillis -«путаница».

-aison (-ison) forme des dérivés tels que fauchaison, fenaison, fleuraison, guérison qui expriment des actions ou des processus envisagés dans leur durée.

Les dérivés avec le suffixe -ure et ses variantes -ture, -ature, -iture expriment parfois l'action -.forfaiture, imposture et principalement le ré­sultat de l'action rendue par le mot de base : échancrure, déchirure, écor-chure, piqûre, meurtrissure ; ces derniers désignent pour la plupart quelque lésion ou perturbation produite dans la texture d'un objet.

Nommons encore les dérivés avec les suffixes -ie : saisie, sortie, éclaircie, acrobatie ;

-isme '.journalisme, alpinisme, protectionistne, cul­turisme, suivisme (ces dérivés expriment non pas l'action, mais plutôt une activité ou une occupation quelconque) ; -at : attentat, assassinat, crachat.


Des exemples cités il ressort que la majorité des substantifs suffixaux exprimant l'action sont en corrélation avec des verbes : agacerie <— aga­cer ; surveillance <— surveiller ; montée <- monter ; brossée <— brosser ; reculade <- reculer ; clapotis <— clapoter ; fessée < fesse, mais : <-fesser.

Signalons à part les dérivés avec -erie désignant un métier, une in­dustrie, etc., qui sont en corrélation avec des substantifs : chaudronnerie <— chaudron, ganterie <— gant.

Comme nous l'avons vu, les suffixes synonymes à l'aide desquels on forme des substantifs exprimant l'action diffèrent par leur productivi­té, la sphère de l'emploi et les nuances de sens de leurs dérivés.

Un autre groupe est formé par les suffixes dont les dérivés expriment la qualité.

Le suffixe le plus répandu et productif de ce groupe est -ité, -(e)té, du latin -itas, -itatem. La variante de formation savante -ité est plus pro­ductive que la variante de formation populaire

-(e)té. Ce suffixe a donné un grand nombre de dérivés qui enrichissent surtout la terminologie scientifïque. Ce sont des termes philosophiques : objectivité, subjectivité, re­lativité ; des termes de médecine : capillarité, matité, verrucosité ; des termes de physique : conductibilité, polarisabilité, résistivité, sélectivité et autres.


Ëtymologiquement les substantifs avec ce surfixe sont tantôt des dé­rivés d'adjectifs, tantôt des emprunts au latin : pourtant dans le français contemporain la plupart des emprunts ne sont plus reconnus comme tels car ils se trouvent en corrélation avec les adjectifs correspondants. Ainsi, par exemple, rigidité, rugosité ont été empruntés au latin, mais sont aujourd'hui en corrélation avec les adjectifs rigide, rugueux,

Les dérivés avec -ité, -(e)té expriment des qualités (morales et phy­siques), des propriétés différentes : affabilité, intrépidité, agilité, suavité, frilosité, littérarité, francité, clarté, fierté, etc. Certains dérivés avec ce suffixe désignent des objets, des phénomènes, des actions caractérisés par la qualité rendue par la base formati ve : cavité - «впадина, полость» : mucosité - «слизь», joyeusete - «веселая выходка». D'autres dérivés avec le même suffixe expriment l'état : captivité, invalidité, liberté, oisi­veté. D'autres encore des relations diverses '.fraternité, rivalité, récipro­cité.


Le suffixe -ce est assez productif dans le français moderne. Ses déri­vés expriment surtout des qualités morales et physiques, des propriétés : impertinence, puissance, transparence, aberrance, déficience, brillance, délinquance, pertinence, insouciance.


Un autre suffixe productif de ce groupe est -ism
e
dont les dérivés expriment aussi différentes qualités et propriétés, de même que des états, des relations : patriotisme, héroïsme, higotisme, primitivisme, dilettan­tisme, académisme, ilotisme, parasitisme, analphabétisme, antagonisme


Parmi les suffixes moins productifs de ce même groupe mention­nons :

-erie dont les dérivés expriment principalement des défauts moraux : poltronnerie, niaiserie, effronterie, lâcherie, mesquinerie, canaillerie, dinguerie ;


-esse, dont les dérivés expriment surtout des qualités (physiques et morales) -.gentillesse, sveltesse, robustesse, faiblesse, sagesse, hardiesse :


-eur, dont la plupart des dérivés expriment des propriétés physiques : rougeur, blancheur, minceur, longueur, hideur, splendeur, froideur ;


-itude (-ude, -tude). dont les dérivés rendent le plus souvent des qualités physiques, des propriétés promptitude, exactitude, platitude. etc. : certains dérivés avec ce suffixe expriment l'état : solitude, quiétude, inquiétude, béatitude:, plénitude, lassitude ; l'attitude envers qn ou qch : gratitude, certitude :

-ise, dont les dérivés expriment surtout des défauts moraux (ou in­tellectuels) : sottise, fainéantise, gourmandise, vantardise ;


-ation (et ses variantes), -ition, -tion, -ion, dont les dérivés dénom­ment différentes qualités (ou défauts) : approximation, abomination, dis­crétion, dévotion, précision, concision ;

-ie, dont les dérivés expriment surtout des qualités morales : modes­tie, courtoisie, bonhomie, perfidie, infamie, etc. ; l'état et l'attitude en­vers qn ou qch '.folie, mélancolie, jalousie ;

-ure, dont les dérivés rendent des qualités différentes : droiture, dé­sinvolture.

A quelques exceptions près les dérivés exprimant la qualité sont en corrélation avec des adjectifs.

Parmi les suffixes abstraits une place à part revient au suffixe très productif -isme, dont les dérivés étant en corrélation avec des substantifs expriment des conceptions, des doctrines, ou des écoles différentes : so­cialisme, marxisme, conformisme, dirigisme, extrémisme, intervention­nisme, romantisme, réalisme, existentialisme, impressionnisme, symbolisme, fauvisme, obstructionnisme, dadaïsme, intimisme, tachisme et beaucoup d'autres.

Ce suffixe devient surtout productif à partir du XIXe siècle, où il donne naissance à une quantité de substantifs désignant toutes sorte de systèmes philosophiques et politiques, ce qui reflète la lutte des théories, écoles et partis multiples.

Parmi les suffixes abstraits nommons encore :

- ceux à l'aide desquels on forme des substantifs exprimant une fonc­tion, une dignité et parfois aussi un régime gouvernemental, la manière de gouverner : -at - cardinalat, notariat, rectorat, marquisat ; -ie - tyran­nie, monarchie, seigneurie ; -ce - agence, présidence, lieutenance ; -ure - préfecture, magistrature ;


- les suffixes à l'aide desquels on forme des substantifs désignant une branche de la science, de l'art : -ique - informatique, thérapeutique, sémantique, linguistique ; -ie -pédagogie, philosophie, stratégie, anatomie, chirurgie ; -logie, qui peut être traité de suffixe en français contem­porain est parmi les plus productifs de ce groupe - filmologie. vulcanologie, radiologie, alergologie, cancérologie, caractérologie, phytoécologie (étude du milieu) ;

- les suffixes qui servent à former des substantifs désignant une ma­ladie. un malaise, un défaut physique : -ie- pleurésie, phtisie, paralysie. anémie, asphyxie, diphtérie : -isme - alcoolisme, somnambulisme, albi­nisme, daltonisme, rhumatisme : -ite - bronchite, appendicite, laryngite, méningite : rappelons que -ite a acquis récemment un nouveau contenu sémantique : il s'est enrichi d'une valeur métaphorique « manie, habitude maladive » : dans ce sens -ite a donné une série de dérivés à connotation péjorative ou ironique, dont espionnite, réuniomte. sondagite.

§ 35. Les suffixes servant à former des substantifs concrets. Les suffixes des substantifs à sens concret constituent un autre groupe consi­dérable.

Parmi ces suffixes signalons tout d'abord ceux dont les dérivés dési­gnent l'homme d'après quelque caractéristique.

Un de ces suffixes les plus productifs de notre époque est -iste dont un grand nombre de dérivés formés de noms communs et de noms pro­pres de personnes désignent l'homme, d'après son appartenance à quel­que doctrine ou école : humaniste, écologiste, impressionniste, communiste, anarchiste et dont d'autres dérivés tirés aussi de substantifs désignent l'homme d'après son activité, sa profession : anat
omiste. ro­maniste, médiéviste, miniaturiste, céramiste,
croisiériste, culturiste, dialogiste ; la productivité des suffixes -eur (-euse) et -ateur, -teur,

(-atrice, -trice) n'a pas été altérée au cours des siècles ; leurs dérivés formés géné­ralement de verbes désignent le plus souvent une personne d'après son occupation ou l'action qu'elle accomplit : travailleur, lutteur, sélection­neur, filmeur. skieur, autostoppeur ; monteuse, escrimeuse, basketteu­se, fondateur, ftlateur. vulgarisateur, animateur : parmi les suffixes bien productifs de ce groupe viendra se ranger le suffixe -ier, -tier (-ière, -tière) : vacancier, liftière (dans un grand magasin), grutier, confèrencier(-ière), romancier(-ière). il est à noter que les variantes de ce suffixe -er (-ère) ont perdu leur ancienne productivité : vacher, vachère : -logue est encore un suffixe productif du même groupe ; il forme des substantifs désignant l'homme d'après son occupation : radiologue, cosmétologue, océanologue, alergologue.

Signalons les suffixes moins productifs de ce groupe :

-aire : bibliothécaire, publicitaire : -ien (-ienne) -politicien, musi­cien, Parisien (-ienne) :

-éen (-éenne) : Européen (-enne), Coréen (-enne) : -ais (-aise) : Anglais (-aise), Français (-aise). Marseillais (-aise) ; -ois (-oise) : villageois (-oise), Suédois (-oise), Chinois (-aise).


Les dérivés de ce groupe sont en corrélation tantôt avec des verbes. tantôt avec des substantifs ou des adjectifs dont ils sont pour la plupart formés (lutteur < <- lutter .fermier < <- ferme : antiquaires <- anti­que).


Un autre groupe comprend les suffixes qui servent à former des substantifs désignant des objets ou des produits divers : ce sont : -er, -ier : oranger, palmier, figuier : saladier, pigeonnier  -ière : soupière, saucière, yaourtière : -ette : sonnette, allumette, bavette, mouillette : -et : jouet, martinet ; -erie : tapisserie : -ade : citronnade, limonade, orangeade.

Parmi les suffixes particulièrement productifs de ce groupe nom­mons -ateur (-teur, -eur) et -euse qui forment des substantifs désignant des machines, des appareils de toute sorte : excavateur, épurateur. aspi­rateur, interrupteur, repondeur (téléphonique) : baladeuse, moissonneu­se, faneuse, lessiveuse, visionneuse. Nous avons déjà signalé les suffixes de création récente -on et -tron formant des substantifs désignant, le pre­mier, des particules élémentaires : neutron, positon, le second, des appa­reils : bétatron, magnétron, cyclotron.


Ajoutons encore -thèque (du grec thêke - « réceptacle, armoire ») qui, au cours du temps, s'est métamorphosé en un suffixe et s'est avéré particulièrement productif à l'heure actuelle : il a formé, entre autres. discothèque, ludothèque, médiathèque, vidéothèque, cinémathèque, so-nothèque, pochothèque (collection de livres de poche).

Les dérivés avec les suffixes de ce groupe sont tirés tantôt de verbes. tantôt de substantifs avec lesquels ils sont en corrélation (aspirateur < <-r aspirer ; tapisserie < <- tapis ; saucière < <- sauce) : certains sont for­més à partir d'éléments d'origine étrangère, surtout latine et grecque : cychtron < cyclo - gr. kuklos - « cercle » et [élec]tron ; magnétron < magné-[to-] - gr. magnes - « aimant » et [cyclo] tron.

Un groupe particulier comprend les suffixes qui servent à former des substantifs collectifs désignant une réunion d'objets ou de personnes ou bien une quantité de qch : -ade : colonnade, balustrade ; -âge -.feuillage, plumage ; -aie : chênaie, cerisaie, hêtraie ; -at : prolétariat, agglomérat, habitat : -ée, -etée : bouchée, assiettée, brassée, pelletée : -erie : verre­rie , -is : cailloutis, lattis : -aine : dizaine, douzaine, vingtaine ; -ain : quatrain, douzain. Ces dérivés sont tirés de substantifs, d'adjectifs nu­méraux, plus rarement de verbes.

À part se situent les suffixes qui confèrent aux dérivés une apprécia-^ tion subjective : ce sont les suffixes diminutifs dont la productivité sem­ble reprendre de la vigueur dans le français contemporain [25. 1972|. -et, -elet : jardinet, enfantelet : -elle : ruelle, tourelle : -on, -eron, -illon : ourson, chaton, moucheron, négrillon ; ces dérivés sont formés de subs­tantifs ; ce sont encore les suffixes péjoratifs : -aille : mangeaille, valetaille : -asse : paperasse ; -on : Margoton ; ces dérivés sont formés de verbes et de substantifs.
§ 36. La suffixation des adjectifs. La suffixation est aussi un des moyens les plus importants de la formation des adjectifs. Les suffixes les plus répandus et les plus productifs des adjectifs sont -ique, -al, -el, -aire, -iste, -ien, -able, -é. Un nombre considérable de suffixes commu­niquent aux dérivés l'idée d'une relation, de l'appartenance à ce qui est exprimé par la base fomiative. Tels sont : le suffixe -ique exprimant de préférence l'appartenance à quelque branche scientifique, à une école ou un genre artistique, à une doctrine : philosophique, géographique, histo­rique, artistique, poétique, romantique ; il exprime aussi l'appartenance à une couche sociale : aristocratique, bureaucratique. Un sens relation­nel est rendu par les suffixes -al (-aie ; -aux, -aies) et -el (-elle ; -els, -elles) : national, colonial, dialectal ; ministériel, industriel : -aire : ré­volutionnaire, universitaire ; -iste exprimant l'appartenance aune idéo­logie, une doctrine, à un parti politique : monarchiste, anarchiste, socialiste, réformiste : -ais (-aise), -ois

(-oise) exprimant l'appartenance à un pays, à une localité : français, anglais, chinois, suédois, champen­ois ; -ien (-ienne), -éen (-éenne), -ier (-ière), -in (-ine) : prolétarien, académicien, ukrainien : européen ; financier : féminin : il en est de même pour le suffixe -ain (-aine) : américain, républicain. Ces dérivés sont tirés de substantifs, l'idée de l'appartenance est également rendue par les suffixes.

Certains suffixes forment des dérivés également tirés de substantifs et exprimant la qualité : tels sont les dérivés avec les suffixes -ique : énergique, emphatique, magique : -al et -el (et leurs variantes) : fonda­mental, colossal : mortel, essentiel : -eux (-euse) : vigoureux, majes­tueux, merveilleux, cancéreux : -é (e) : azuré, argenté, ambré, ampoulé : -u (e) : barbu, charnu, cornu, touffu : -able : confortable, effroyable, raisonnable ;..-esque : livresque, romanesque, carnavalesque : la qualité est également exprimée par les dérivés avec le suffixe -if (-ive) qui sont en corrélation tantôt avec des substantifs, tantôt avec des verbes dont ils sont généralement formés : approximatif <- approximation, corrélatif < <- corrélation, pensif «-penser, commémoratif < <- commémorer.


Le suffixe -ard (-arde) fonne des dérivés tirés généralement de ver­bes, parfois de substantifs ; il leur confère un sens péjoratif : braillard, criard, grognard, pleurard ; fêtard, soiffard, patriotard.


Les dérivés avec le suffixe -able (-ible) expriment l'aptitude à subir l'action rendue par la base fomiative verbale, par exemple : pardonnable, déchiffrable, fiable, jetable, contestable, discutable, corrigible, nuisible.


C'est précisément dans ce sens que ce suffixe est particulièrement produc­tif.

Les dérivés avec -âtre expriment « la manifestation à un degré infé­rieur » de la qualité exprimée par la base formative : ces dérivés sont tirés d'adjectifs de couleurs : blanchâtre, violâtre, rougeâtre, bleuâtre, noirâ­tre, verdâtre, jaunâtre.

Certains dérivés avec le suffixe -al (et ses variantes) expriment l'at­titude envers quelqu'un ou quelque chose : amical, cordial. D'autres dé­rivés avec -al(e), et certains dérivés avec -ain(e) expriment des rapports  différents : matinal, central, génial ; lointain, prochain, riverain.
§ 37. La suffixation des adverbes. La dérivation des adverbes s'ef­fectue à l'aide de l'unique suffixe -ment. Ce suffixe provient du latin mente, l'ablatif de mens - « esprit, façon de penser ». Au cours de son développement historique la signification première de ce mot s'est effa­cée et il s'est converti en un suffixe ordinaire servant à former des adver­bes : dès lors on a pu l'accoler à toutes sortes de bases formatives.

Dans le français moderne les adverbes avec ce suffixe sont en corré­lation avec des adjectifs dont ils sont formés : lentement < <- lente, heu­reusement < <— heureuse, mollement < <- molle, rapidement < <- rapide, modestement < <— modeste ; prudemment < <- prudent.


Les formations avec ce suffixe peuvent exprimer : la manière (par exemple, tous les adverbes cités ci-dessus) : le degré d'intensité de la manifestation d'un phénomène : complètement, entièrement, extrêmement, suffisamment : un rapport de temps, par exemple -.prochainement ; l'atti­tude du sujet parlant envers la réalité : probablement, certainement, évi­demment.
§ 38. La suffixation des verbes. La suffixation est moins typique des verbes que des substantifs et des adjectifs.

Le suffixe -is, qui est parmi les plus productifs, signifie le fait d'être ou de mettre dans l'état exprimé par la base formative : agoniser <- ago­nie. « être dans l'agonie » ; légaliser < <- légal. « rendre légal » ; égaliser < <- égal, « rendre égal ». Les formations avec ce suffixe sont en corréla­tion avec des substantifs ou des adjectifs.

Le fait de « mettre dans un état » est rendu aussi par les formations avec les suffixes -c-   ,

-ifi-, par exemple : obscurcir <- obscur. « rendre obscur ». durcir < <- dur. « rendre dur » : amplifier < ample, « rendre ample » : glorifier <- glorieux. « rendre glorieux » Ces formations sont généralement en corrélation avec des adjectifs. Toutefois récemment a paru chosifier- « rendre semblable aune chose ». dérivé d'un substantif.


Certaines formations avec le suffixe -c- peuvent exprimer la mani­festation ou la communication de la qualité rendue par la base adjectivale . noircir, forcir (ce table a noirci ; le garçon a forci)


Le même sens avec une nuance diminutive est parfois rendu par les formations avec le suffixe -oy- : ondoyer, rougeoyer : ces formations sont en corrélation avec des adjectifs ou des substantifs

Certains suffixes verbaux ont une valeur appréciative. Les suffixes -ass-, -aill-, ot- s'ajoutant à des verbes, communiquent à leurs dérivés une nuance défavorable : rêvasser ; écrivailler, rimailler, politicailler ; vivo­ter, siffloter.


Les suffixes -ot-, -ill-, -onn-, s'appliquant aussi aux verbes, leur com­muniquent un sens diminutif : toussoter, buvoter, trembloter ; sautiller, mordiller ; chantonner.
§ 39. La formation des mots par préfixes. Généralités. Confor­mément à leur méthode historique F. Diez et A. Darmesteter font entrer la préfixation dans la composition vu que les préfixes français remontent pour la plupart à des mots latins. Plus tard les linguistes se sont affranchis de cette conception purement étymologique. Kr. Nyrop considère la préfixation comme un procédé de formation tout particulier ; A Dauzat et E. Pichon ont à juste titre introduit la préfixation dans la dérivation affixa-le à l'égal de la suffixation. Cette dernière conception a pré valu. En effet, les préfixes se rapprochent à bien des égards des suffixes. Tout comme ces derniers les préfixes sont caractérisés par un sens plus général que celui des bases formatives. ce qui leur permet de fonctionner en qualité d'élé­ments constants d'un modèle de formation (cf. : en- (em-) + base formative verbale : en-traîn(er). en-lev(er), em-port(er), s'en-vol(er). À l'encontre des bases formatives les préfixes et les suffixes ne servent jamais de base de formation. On ne saurait créer de mots nouveaux à partir d'un préfixe ou d'un suffixe ; les combinaisons « base formative + suffixe » et « préfixe + base formative » sont normales, alors que la com­binaison « préfixe H- suffixe » est impossible. Ce dernier indice est décisif dans la distinction entre un affixe et une base formative.

À côté de ces traits communs les préfixes et les suffixes possèdent des particularités différentielles. La soudure et l'interdépendance séman­tique entre le suffixe et la base formative atteignent un très haut degré qui font que le sens du dérivé se trouve généralement transformé en compa­raison du sens du mot générateur. En effet, un journaliste n'est pas une variété de journal, mais « une personne qui écrit ou travaille dans un journal » : une allumette est un objet concret, « un bâtonnet combustible qu'on frotte pour allumer le feu », et non point l'action d'allumer. Quant

au préfixe, il conserve le plus souvent une certaine autonomie sémanti­que par rapport à la base formative dont il ne fera que modifier le sens : superfm signifie « très fin » : transporter, c'est toujours porter, mais d'un lieu dans un autre ; délasser n'est que le contraire de lasser (toute­fois les suffixes diminutifs se rapprochent par leur fonction des préfixes : maisonnette < <— maison). Le suffixe a enfin un pouvoir classificateur dont le préfixe est généralement dépourvu. Si le suffixe fait le plus sou­vent passer le mot qu'il forme dans une partie du discours autre que celle à laquelle appartenait le mot générateur (orientation < <- orienter, robus­tesse < <- robuste), le préfixe sert largement à créer des mots nouveaux dans le cadre de la même partie du discours (réintroduire < <— introdui­re ; irresponsable < <- responsable).

Il est à noter que les fonnations préfixales sont moins fréquentes et moins productives par comparaison aux fonnations suffixales, pourtant la préfixation demeure un moyen de formation bien vivant dans le fran­çais contemporain [26].

Parmi les formations préfixales la première place revient aux ver­bes.
§ 40. La préfixation des verbes. Parmi les préfixes verbaux les plus productifs il faut nommer dé- (dés-) et r(e)-, ré. Les dérivés avec le pré­fixe dé- (dés-) expriment : a) un sens opposé à celui qui est rendu par le verbe primitif : déboucher < <— boucher, désintéresser < <— intéresser, désunir < <- unir ; b) la privation de ce qui est exprimé par la base forma­tive, par exemple : dégoûter < «- goût, détrôner < <- trône, dépeupler < <-peuple, désavantager < <- avantage. Ce préfixe paraît être particuliè­rement productif en français contemporain ; sont de création récente dé­dramatiser, dénationaliser, dépolitiser, décomplexer, démoustiquer, déshumaniser et beaucoup d'autres. Il est notoire que ce suffixe est large­ment utilisé dans la création individuelle en formant des mots éphémères ce qui est une preuve de son grand degré de disponibilité.

Le plus souvent le préfixe re-, ré- ajoute à la base formative verbale un sens itératif, il marque la répétition de l'action exprimée par la base : revoir, réintroduire, rouvrir, réapprendre ; récentes sont les créations : reciviliser, repolitiser, réaménager.

Il y a des cas où dans le français moderne re- ne rend plus l'idée de répétition : repasser (une robe), remercier (a. fr. : « mercier »). reconnaî­tre qn, ressembler à qn. Ces verbes ne peuvent plus être considérés com­me des fonnations préfixales, mais comme des mots simples.

D'autres cas se présentent où des verbes contenant r(e)- sont les sy­nonymes des verbes sans r(e)- : reluire = luire, rapprocher = approcher,
remplir = emplir
. Ces verbes sont aussi des verbes simples dans le fran­çais moderne.

Les dérivés avec le préfixe en- (em-) peuvent avoir des sens divers : a) mettre dans l'état marqué par la base formative : enrhumer < <-rhume-, enfiévrer < <- fièvre-, b) communiquer ou manifester la qualité rendue par la base formative : embellir < <- belle, empourprer < <- pour­pre : c) certains dérivés avec ce préfixe signifient « soumettre à l'action de ce qui est marqué par la base fonnative » : ensoleiller - « soumettre à l'action du soleil » ; d) ils veulent dire parfois « insérer ou mettre dans ce qui est exprimé par la base formative » : encadrer < <- cadre, encaisser < <— caisse. Quoique différents ces sens du préfixe en- (em-) se ratta­chent les uns aux autres. Les dérivés avec ce préfixe sont en corrélation avec des substantifs ou des adjectifs.

Il en est autrement pour le préfixe en- (em-) homonyme dont le sens est totalement différent et, dont les dérivés représentent un autre modèle de formation. Ce préfixe en- (em-) homonyme s'applique à des verbes et exprime un rapport spacial. précisément l'éloignement : enlever < <- le­ver, s'envoler < <— voler, emmener < <— mener, emporter < <— porter.


Les dérivés avec le préfixe a- peuvent avoir les sens suivants : a) mettre dans un état : appauvrir < <- pauvre, affoler < <- fol (fou), attrister < <- triste, affricher < <- friche : b) communiquer une qualité : arrondir < <- ronde, adoucir < <— douce. Ces dérivés sont en corrélation avec des adjectifs et des substantifs.

Le préfixe a- homonyme forme des dérivés exprimant un rapport spatial, le rapprochement, et se trouvant en corrélation avec des verbes : apporter < <- porter, accourir < <— courir.


Le préfixe é- confère aux dérivés un sens privatif : écrémer < <-crème, édenter < <- dent, effeuiller < <— feuille.


Les dérivés avec le préfixe me- (mes-) expriment un sens contraire à celui qui est rendu par le verbe primitif : méfier (se), messeoir (« cela messied à votre âge »), mésestimer, méconnaître, ce même préfixe ajoute souvent aux dérivés qu'il forme une nuance péjorative : mésuser. méju­ger, médire, mépriser (cf. : priser).


L'opposition est exprimée par certains dérivés avec le préfixe con­tre-: contredire, contre-attaquer. contreindiquer.


Les dérivés avec les préfixes trans-, ex-, in- (im-), sou- expriment des rapports spatiaux : transporter, transplanter, exporter : exhumer ; infuser, inhumer, importer, immigrer ; soutenir.

Les dérivés avec le préfixe entr(e)- expriment l'accomplissement incomplet d'une action : entrouvrir, entrevoir, entrebâiller.

Certains verbes pronominaux avec un entr(e)- homonyme peuvent encore exprimer l'idée de réciprocité : s'entraider, s'entrechoquer, s'en
tre-déchirer, s'entre-détruire.



Par- confère le sens de «jusqu'au bout » aux dérivés qu'il forme : parachever, parvenir, parfaire.


L'idée de simultanéité et de concomitance est rendue par le préfixe co- : coexister, cohabiter, cohériter, coopérer.


Pré- marque l'antériorité : prédire, prévoir, prédisposer, préjuger.


Les verbes préfixés sont généralement tirés de verbes, plus rarement de substantifs et d'adjectifs.
§ 41. La préfixation des substantifs. Les formations préfixales sont beaucoup plus rares parmi les substantifs que les formations suffixales.

Les préfixes des substantifs les plus répandus sont ceux qui commu­niquent aux dérivés un sens opposé à celui du mot primitif : dé- (dés-), dis-, in- (im-, ir-, il-), mes- : désordre < <- ordre, désespoir < <— espoir, disproportion < <- proportion, inconfort < <— confort, inculture < <— culture, incroyance < <— croyance, impuissance < <— puissance, irrévé­rence < <— révérence, illégalité <— légalité, irrespect < <— respect, mésin­telligence < <— intelligence.


Les préfixes les plus productifs de ce groupe sont : anti- qui signifie « dirigé contre » et non- qui confère aux dérivés un sens négatif ; leur productivité a sensiblement augmenté dans le français d'aujourd'hui, sur­tout dans le langage de la presse : antifascisme, antiimpérialisme, antico­lonialisme, antivirus ; non-ingérence, non-participation, non-spécialiste, non-prolifération (des armes nucléaires).

Le préfixe re-, ré- participe tout autant à la formation des substantifs que des verbes. Parmi les créations récentes nommons : réapprentissage, réexamen, reculturation, rediscussion et aussi re-contrôle, re-désordre.


Toutefois s'il est indubitable que ré-désordre est dérivé d'un subs­tantif les nombreuses créations telles que réorientation, rééquipement, réinvestissement se laissent interprétées de façon différente : ainsi on peut voir dans rééquipement un dérivé également de équipement ou de rééqui­per. Des cas pareils sont assez fréquents sur le plan synchronique.

Parmi les préfixes productifs viennent aussi se ranger co- qui rend l'idée de concomitance et de simultanéité : coexistence, coproduction ; auto- qui signifie « lui-même, par lui-même » : autodéfense, autoguida­ge, auto-intoxication ; rétro- correspondant à « en arrière » : rétrovision, rétroactivité ; mono- signifie « un seul » : monobloc, monorail ; bi— « deux, deux fois » ; biréacteur ; tri- - « trois, trois fois » : triporteur, triplan ; quadri— « quatre, quatre fois » : quadriréacteur, quadrimo­teur ; poly--« plusieurs, nombreux» :polygreffe,polycopie,polyculture.


Signalons à part les préfixes d'intensité super-, sur-, hyper-, ultra-, méga(lo)- dont l'activité créatrice s'est sensiblement accaie dans le fran­çais d'aujourd'hui : ces préfixes tonnent surtout des tenues de publicité : superproduction, .supermagasin : surcocktail : hypermarché ; des termes politiques, techniques et scientifiques : surexploitation, surpeuplement ; hyperfréquence, hypertension ; ultrapression, ultramicroscope ; mégafê­te, méga-entreprise, méga-institution.


Notons encore mini-, élément préfixai qui. selon le témoignage de P. Gilbert [27] a connu une grande vogue vers 1966 sous l'influence de l'anglais : il a donné nombre de formations en leur conférant les sens « très court (dans le temps ou l'espace) ». « très petit ». et aussi « de très faible importance » : mini-appartement, mini-disque, mini-magnétopho­ne, mini-budget, mini-grippe. Son synonyme micro-, semble prendre aussi de l'ampleur : microclimat, micro-copie, micro-cravate, micro-métro, micro-ordinateur.


Des exemples cités il ressort que les substantifs dérivés à l'aide de préfixes sont en corrélation avec des substantifs dont ils sont générale­ment formés.
§ 42. La préfixation des adjectifs. Les formations préfixales parmi les adjectifs ne sont guère non plus très nombreuses.

Un certain parallélisme entre la préfixation des adjectifs et des subs­tantifs est à signaler, fait qui s'explique dans une large mesure par la parenté génétique de ces deux parties du discours. En effet, les adjectifs et les substantifs ont en commun la majorité des préfixes quoique leur productivité n'y soit pas toujours égale.

Tout comme pour les substantifs les préfixes des adjectifs les plus répandus et productifs sont ceux qui communiquent aux dérivés un sens opposé à celui du mot primitif : in- (et ses variantes), anti-, non-, a-, : inexpressif, inabordable, indiscutable, impatient, immatériel, irrépara­ble, illisible ; antiraciste, antidémocratique, anti-américain, antitank, antichar ; nondirectif, nonengagé ; apolitique, amoral.


Les préfixes d'intensité, dont surtout, archi-, sur-, extra-, hyper-, super-, sont aussi fort productifs dans la formation des adjectifs : archiplein, archifaux, archiconnu ; surexcité, surchargé ; extra-fin, extra­sensible, hyperstatique, hypercorrect, hypernerveux : superfin. superléger.


La productivité des autres préfixes paraît être plus restreinte. Signa­lons toutefois pro-

« favorable à » : proallié, proaméricain : auto- : autoguidé, autopropulsé, autogéré, autocentré, autocollant. La majorité des adjectifs préfixés est formée d'adjectifs ; toutefois des cas se présen-

tent où les préfixes forment des adjectifs à partir de substantifs : antichar < char, antibrouillard < <- brouillard, antibruit < <- bruit.

§ 43. La dérivation parasynthétique. Par la dérivation parasynthé-tique on comprend la formation de mots nouveaux par l'adjonction si­multanée à la base fonnative d'un suffixe et d'un préfixe : appontement <  pont - «пристань на сваях». empiècement < <- pièce «вставка на платье». souterrain < <— terre : encolure < <- col. encorné < <— corne


Ce procédé paraît être productif dans la formation des adjectifs tels . que biailé, triatomiqite, extra-cellulaire, transcontinental, polycylindri
que
qui sont en corrélation avec des substantifs puisqu'ils se laissent ana­lyser comme « qui a deux ailes ». formé de trois atomes ». « qui traverse un continent ». « contenant plusieurs cylirçd/es » et non pas comme « deux fois ailé », « trois fois atomique ». etc.

Ajoutons quelques créations récentes : transsonique, monoparental, pluridisciplinaire, multiciilturel. antidépresseur < dépress /ion/.

§ 44. La dérivation régressive. Ce procédé, appelé aussi « dériva­tion sans suffixe » ou « dérivation avec le suffixe zéro ». consiste en la formation de mots par le retranchement de certains suffixes. Ainsi on a formé démocrate, aristocrate, autonome de démocratie, aristocratie, autonomie en rejetant le suffixe -ie. Ceci est vrai dans la perspective diachronique, alors que l'analyse synchronique peut offrir un tableau différent. En effet, certains mots qui sont historiquement créés par déri­vation régressive seront interprétés dans la synchronie comme des bases de formations suffixales. Tel est le cas de autonome qui a été réellement créé de autonomie. L'approche synchronique. qui fait abstraction de l'étymologie, nous autorise à voir dans autonomie - « caractère de ce qui est autonome » un dérivé de autonome puisqu'il est motivé par ce dernier conformément à un modèle de formation suffixal typique (cf. : folie < <-fou (fol), jalousie < <- jaloux). Quant à aristocrate et démocrate leur interprétation dans la synchronie coïncidera avec leur création réelle du fait que ce sont précisément ces formations qui sont motivées par aristo­cratie et démocratie et non inversement (ainsi un démocrate est un par­tisan de la démocratie). Ceci correspond aux rapports dérivationnels typiques dans le système actuel de formation : dans une opposition for-mative le substantif désignant l'homme d'après quelque caractéristique est nettement conçu comme une formation dérivée (cf. : chirurgien <-chirurgie, dentistes <— dent, hôtelier <— hôtel, et aussi les formations récentes propédeute de propédeutique. psycholinguiste de psycholinguis­tique).


II est à noter qu'on range souvent dans la dérivation régressive les substantifs tirés de verbes et coïncidant avec les radicaux de ces der­niers :cri <— crier, vol < <- voler, appel < <- appeler. Cette interpré­tation erronée est fondée sur l'opinion répandue, surtout parmi les linguistes français, que le -er final des verbes à l'infinitif est un suffixe, alors qu'il n'est rien autre qu'une désinence verbale.

Notons que la dérivation régressive est peu productive en français moderne.
§ 45. La dérivation impropre. Kr. Nyrop définit la dérivation im­propre comme le procédé par lequel on tire d'un mot existant un autre mot en lui attribuant simplement une fonction nouvelle » [28, p. 330J. En effet, par ce procédé on crée un nouveau mot à partir d'une des formes d'un mot ancien en la faisant passer dans une autre catégorie grammaticale ou lexico-grammaticale. Tels sont le bien, le souper, un radio, tirés de bien, souper, radio. Ces mots nouvellement créés qui se rangent généralement dans une autre partie du discours représentent des homonymes1 par rap­port aux mots générateurs.

La dérivation impropre est fort productive en français moderne. Cer­tains linguistes, dont Ch. Bally, considèrent ce procédé de formation com­me un des plus féconds. On forme facilement des mots nouveaux qui reçoivent les caractéristiques d'une autre partie du discours.

Les substantifs peuvent être obtenus de diverses parties du discours : d'adjectifs (qualificatifs) : le calme, le beau, le rouge à lèvres (« se mettre du rouge ») ; le blanc des yeux, un jaune d'œuf. un collectif, un marginal, une hivernale - « course en hiver en haute mon­tagne ». un inconditionnel - « qui est un partisan sans réserve de... », l'hexagonal - «le français »; de verbes '.le coucher du soleil, le souper, le devoir, l'être, la déprime < déprimer, la bouffe (fam.) < bouffer, un transplant - « organe destiné à être transplanté » < trans­planter ; de participes présents : un participant, un manifestant, un représentant, un sympathisant, un collant, un déodorant, un en­seignant, un tranquillisant ; de participes passés : le passé, un détenu, un blindé, un fait, un vaincu,  un blessé un mobilisé, une étendue, une mariée, une fiancée : d'adverbes : le bien, le mal, le peu ; de mots non-autonomes : les pour et les contre, prendre le dessus, je ne veux pas de vos mais, « avec un si. on mettrait Pans dans une bouteille » (proverbe).


Les adjectifs peuvent aussi provenir d'autres parties du discours : de s u b s t a n t i f s : un costume perle, un ruban rosé, un chapeau paille, la couleur saumon, une robe lilas, un ruban jonquille (d'un jaune pâle). des souliers sport, des bas nylon, une littérature adulte, un skieur amont (aval), des sujets bateaux ; de participes présents : une personne charmante, des enfants obéissants, une femme suppliante, des gens ex­travagants de extravaguer - «бредить, говорить вздор». un succès gratifiant, une scène traumatisante ; de participes passés :un sol­dat blessé, des doigts effilés (effiler «вытягивать»). une ville atomisée. . (soumise à des radiations atomiques), des vols habités.


Les adverbes peuvent être tirés d'adjectifs : il a fort bien tra­vaillé : de prépositions : n'avoir rien contre ; courir après ; tra­vailler avec.

Les interjections peuvent être obtenues de substantifs-dame !, peste !, diable ! ; de verbes à l'impératif et au subjonctif : tiens !, va !, allons !,
soit !



Signalons à part la création des verbes tels que patronner, luncher. parrainer de même que blanchir tirés de nominaux patron. Lunch (loi de), parrain, blanche (blanc). Les linguistes français rangent d'ordinaire ce moyen de formation parmi la suffixation. Cependant les finales

-er et -ir ne sont pas des suffixes au même titre que ceux qui ont été examinés précédemment ; elles n'entrent pas dans la partie lexicale des verbes, elles disparaissent dans la conjugaison et. par conséquent ne sont rien autre que des désinences verbales, marques de l'infinitif [29]. La forma­tion du type patron > patronn-er, blanche > blanch-ir offre un cas parti­culier de dérivation impropre où à partir d'un nom (substantif ou adjectif) on forme une base verbale. Ce type de formation est parmi les plus pro-. ductifs dans le français d'aujourd'hui, (cf. : bachoter, court-circuiter. paniquer, tester, tangenter - « longer, côtoyer ». surfer, vamper).

À côté du type de formation patron > patronner il faudra classer dans la dérivation impropre le moyen opposé qui consiste à former des substantifs à partir de bases verbales : crier > cri, voler > vol, plier > pli. nager > nage, visiter > visite, grogner > grogne, snober > snob.


Les mots apparus à la suite de la dérivation impropre peuvent être interprétés comme étant formés avec un suffixe zéro. L'affixe zéro apparaît dans les cas où son absence est significative ; il est alors com-mutable avec les formants (dans notre cas les suffixes) explicites (cf.. calme - le calme et tendre - tendresse, modeste - modestie, etc.). En effet, le calme ou le beau est le fait d'être calme ou beau. Donc, la structure de la signification du dérivé est plus complexe que celle du mot générateur ce qui en principe est la condition minimale nécessaire qui signale la présence d'une formation dérivée. (Généralement la for­me dérivée est plus complexe non seulement quant au sens mais aussi quant à la forme).                                                       

Notons que ce procédé de formation qui consiste à faire passer la forme d'un mot d'une catégorie dans une autre a déjà existé à l'époque reculée de la formation du français sur la base du latin populaire.

Souvent les mots passaient d'une catégorie dans une autre à la suite d'une ellipse : un groupe de mots se réduisait à la suite de l'omission d'un des mots formant ce groupe : le mot qui survivait absorbait le sens du mot disparu : fontana (adj.) aqua - « eau de source » > fontana > fontaine ; exclusa (adj.) aqua - « eau d'écluse » > exclusa > écluse : forestis (adj.) sylva - « forêt non entourée de murs » > forestis > forêt : tempus hibemum (adj.) - « période tempétueuse de l'hiver » > hibem
um > hiver.



Il y a eu des participes passés qui ont fourni des substantifs, comme par exemple, débitant (de debere - « devoir ») > dette ; tortum (de torqueré) - « tordre » > tort ; fonditam (de fundere - « noyer, fondre ») > fonte : defensam (de defendere - « parer ») > défense.


Certains adverbes du latin classique deviennent des prépositions déjà dans le latin populaire, par exemple : sub - « dessous » > sous, foris -« dehors » > hors.

Le passage d'un mot d'une partie du discours dans une autre à la suite d'une ellipse est aussi bien fréquent de nos jours une [ville] capita­le, une [voiture] automobile, un [avion] supersonique.

§ 46. La composition. Ce procédé de formation, quoique moins pro­ductif que la dérivation affixale. occupe une place importante dans le système formatif du français d'aujourd'hui.

La composition est interprétée de façon différente en linguistique.

Selon une conception très répandue un mot composé en français n "est pas seulement celui qui est formé par l'adjonction de bases différentes comme, par exemple, en russe «пароход, самолет». mais n'importe quelle expression qui présente un groupement constant et usuel expri­mant une notion, un seul concept. C'est pourquoi les locutions telles que chemin de fer, boîte aux lettres, pomme de terre, etc.. sont traitées com­me de mots composés.

Dans la linguistique russe cette opinion simpliste sur le mot a été contestée : si chaque mot exprime effectivement une notion, un concept, il serait abusif d'affirmer que n'importe quelle expression ou locution exprimant une notion serait un mot. Selon l'académicien V. V. Vinogra-dov les groupes tels que chemin de fer, salle à manger, avoir envie (hâte,

horreur, peur, pitié,
etc.), chercher querelle, donner congé ne sont guère des mots composés, mais tantôt des unités phraséologiques, qui par leurs fonctions sont souvent des équivalents de mots, tantôt des groupes de mots libres [30, c. 210].

Il a été signalé précédemment1 que le professeur A.I. Smirnitsky avan­çait le critère de l'intégrité formelle permettant de distinguer les mots composés des groupes de mots. Dans chaque langue l'intégrité formelle revêt un caractère particulier. A.I. Smirnitsky a mis l'accent sur l'intégri­té morphologique des mots.

Pour le français l'intégrité formelle doit être comprise avant tout com­me l'absence de rapports syntaxiques entre les composants d'un vocable qui grammaticalement et phonétiquement fonctionne comme un tout indi­visible. Tant qu'il existe un rapport syntaxique vivant entre les éléments d'une formation on ne peut parler de mot. Quant à l'écriture liée des mots (la présence d'un trait d'union), elle n'est qu'un indice accessoire, l'or­thographe française étant conventionnelle.

Il en est ainsi pour les formations du type timbre-poste qui sont qua-lifiées de mots composés par les linguistes français. Ici, les rapports syn-taxiques sont les mêmes que dans les groupes de mots libres qui surgissent en abondance dans la parole, tels valise avion, climat festival, début janvier,fm décembre, etc. En conséquence, timbre-poste ne saurait être con­sidéré avec raison comme un mot composé, il devrait être traité de groupe de mots usuel. Il en va de même pour les néologismes tels que allocation-logement, crayon-feutre, assurance-maladie ou ville-dortoir, café-bar, école-pilote, homme-grenouille, mot-valise.


Par contre, il arrive que les éléments d'un vocable semblent présen­ter un rapport syntaxique vivant et toutefois ce vocable doit être qualifié de mot composé. Qu'est-ce qui nous y autorise ? C'est parfois la non-conformité de sa structure morphologique à celle du groupe de mots cor­respondant. Dans gendarme on rétablit aisément gens d'arme(s). Cependant gens d'arme(s) est le pluriel de homme d'arme, alors qu'on dira tout aussi bien un gendarme que des gendarmes.

Même là où autrefois on avait un groupe de mots on peut se trouver aujourd'hui en présence d'un mot composé dont les éléments n'offrent plus de rapport syntaxique. Tel est le cas de rouge-gorge. Les rapports syntaxiques qui existaient dans l'ancien français entre les éléments de cette formation ne correspondent plus à ceux du français moderne ; cela signifie qu'il n'y a plus aujourd'hui de rapport syntaxique à l'intérieur de ce vocable qui est devenu à la suite de son développement historique un mot composé. Le s que l'élément rouge prend au pluriel (rouges-gorges) n'est point la marque d'un rapport syntaxique actuel, mais rien autre qu'un vestige de l'ancien rapport syntaxique conservé par l'ortho­graphe traditionnelle et retardataire. Les vocables du type de rouge-gor­ge, rond-point, grand-rue doivent être traités de nos jours de mots composés formés par l'adjonction pure et simple de bases normatives différentes.

Parfois c'est la non-conformité du fonctionnement syntaxique du mot composé à celui des éléments du groupe de mots correspondant. Un qu 'en dira-t-on, un sans- le-sou, le trop-plein (de l'âme), un prêt-à-porter fonc­tionnent comme des substantifs quoique souvent il n'y ait même pas un seul substantif parmi leurs composants.

C'est aussi la non-conformité de la prononciation des éléments d'un mot composé à celle du groupe de mots correspondant. Tels sont les cas de vinaigre, béjaune (cf. à la prononciation de vin aigre, bec jaune).

La disparition d'un rapport syntaxique ancien à l'intérieur d'un vo­cable a souvent pour conséquence que ce dernier constitue un modèle de formation pour la création d'autres mots composés.

La composition est surtout caractéristique des noms.

Passons en revue les types essentiels de mots composés dans le fran­çais moderne.

Les mots composés qui ont été originairement formés à l'aide de plusieurs bases formatives : microscope, galvanomètre, bibliophile, gy­rophare, téléscaphe : les bases formatives de certains de ces composés sont reliées par les voyelles-copules -o- et -i-. hydroplane, phonographe, magnétophone, fî/moscope, technocrate, tyrannicide ; franco-russe, russophile, politico-économique, vermivore, fébrifuge, horticulture.


La plupart de ces composés sont des formations savantes créées et employées dans l'une ou l'autre terminologie spéciale. Pourtant il ne faut pas en conclure que les créations de ce genre restent àjamais confi­nées dans la terminologie. Avec la vulgarisation des réalisations techni­ques et scientifiques, tout comme les autres mots savants, elles pénètrent dans la langue commune. Même des créations récentes telles que cosmo­naute, cosmodrome, gazoduc, discophile sont devenues d'un usage cou­rant.

La présence dans ces composés d'éléments latins et grecs leur confè­re souvent une portée internationale.

Par contre les autres types de mots composés sont des créations po­pulaires d'un large emploi.


Tels les substantifs composés dont le premier élément est étymologi-quement un verbe transitif (à l'impératif, conçu plus tard comme la 3' personne du singulier du présent), le second - un substantif, exprimant le régime de l'action : hochequeue, presse-purée, presse-papier, monte-char­ge, porte-clefs, tire-bouchon, porte-plume, garde-robe, passe-thé, gagne-pain, hochequeue, perce-neige, brise-glace, couvre-chef, passe-temps, couvre-lit, coupe-ongles, passe-montagne, vide-ordures, épluche-légumes, pèse-personne, porte-savon, sèche-cheveux.


L'absence de l'article devant le substantif nous autorise à qualifier ces formations de mots composés (cf. : aux groupes de mots libres correspon­dants : il tire le bouchon, il passe le temps, etc.).

Ce procédé de formation est particulièrement fécond en français con­temporain. Parmi les formations récentes nommons : lave-linge, lave-gla­ce, lave-vaisselle, porte-bébé, porte-aéronefs, remue-méninges.


Il est à signaler que dans l'ancien français certaines formations de ce genre étaient créées à l'aide d'un verbe accompagné non seulement d'un complément direct, mais aussi d'un complément indirect ou circonstan­ciel Le français moderne a conservé des traces de cet ancien procédé de formation dans les verbes composés tels que colporter - « porter sur le cou », saupoudrer- « poudrer avec du sel ,fervêtir- «обть железом». « vêtir de fer ». maintenir- « tenir en main ». etc. Aujourd'hui ce modèle de formation a perdu sa vitalité.

Les autres types de composés sont moins productifs. Ce peuvent être des composés représentant des substantifs formés à l'origine d'un subs­tantif et d'un adjectif dont l'ordre réciproque est archaïque : rouge-gorge, rouge-queue «горихвостка». blanc-bec, blanc-manger, rouge-barbet -«султанка (рыба) »

Un groupe semblable de composés comprend des adjectifs formés his­toriquement d'un participe précédé d'un adverbe : bienveillant, bienséant, maldisant, malfamé.


Un autre type de composés correspond à un substantif précédé d'une préposition ou d'un adverbe : avant-scène, après-dîner, contrepoison, presqu'île, etc. L'absence de l'article devant le substantif est l'indice de l'appartenance de ces formations aux mots composés (cf aux groupes de mots libres correspondants : avant la scène, après le dîner, etc.).

Tels sont les principaux modèles des mots composés. La plupart d'entre eux remontent historiquement à une construction syntaxique. Pour­tant à l'époque actuelle rien ne révèle plus cette construction syntaxique devenue un archaïsme. Il est notoire qu'un grand nombre de ces forma­tions n'ont jamais été conçues comme étant des constructions syntaxi­ques, étant créées spontanément sur les modèles existants : brise-glace, gratte-ciel, chasse-neige. Dans le français moderne tous ces types de com­posés peuvent être considérés comme étant directement formés par la simple adjonction de bases formatives différentes.
§ 47. Le télescopage. Par ce procédé on forme des mots issus de la fusion de deux mots exprimant des notions contiguës [23, p. 245-248J. Ainsi, sur le modèle de motel > mo[tor (car)] + [hô]tel - formation anglo-américaine - on a créé en français aquatel- « hôtel flottant qui se déplace sur l'eau » de aqua[tique] et [hô]tel. Ces formations sont très en vogue à l'heure actuelle. Citons, entre autres, cybernation de cybern[
étique]
et [autom]ation, télésiège de télé[férique] et siège, altiport - « petit aéro­drome qui dessert une station de montagne » de alti[tude] et port, diathèque de dia[positive] et -thèque. eurovision de euro[péen] et [télé]vision, franglais de fran[çais] et [an]glais, panlacourt de panta[lon] et court, restaurante de restau[rant] et route, universiade - « compétition sporti­ve internationale entre équipes universitaires » de univers[ité] et [olymp]iade, vertiport de verti[cal] et [air-]port - « terrain destiné à l'atterrissage et au décollage des hélicoptères et des avions à décollage court »,futurible de futur et [poss]ible, synonyme de futurologue.


Ce procédé économique et baroque à la fois est utilisé, d'une part, dans la publicité et dans certaines terminologies, et de l'autre, dans le langage parlé familier où il sert à fabriquer des mots plaisants comme applaudimètre de applaudi[ssements] et mètre, copocléphile de co[lleclionneur], de po[rte]-clé et phile, gastronomade de gastro[nome] et nomade.

§ 48. L'abréviation. Le français parlé qui de tout temps a répugné aux mots trop longs continue à les abréger, surtout lorsque l'aspect en révèle l'origine savante. Cette tendance à l'abréviation s'est considéra­blement accrue depuis la fin du XIXe siècle.

On distingue différents types d'abréviations. Parmi les plus fréquen­tes sont les troncatures telles que amphi[théâtre] - « salle de cours ». auto[mobile], cyclo [moteur], baro[mètre], dactylo [graphe], kilogram­me], loco [motive], métropolitain], micro[pnone], phono[graphe], photo [graphe], polio [myélite], stéréo [phonique], télévision] (f), télé-[viseur] (m), taxi[mètre], vidéo[phonie] qu'on forme en laissant tomber le deuxième élément d'un mot composé. Ces formations apparues dans le parler du peuple de Paris pénètrent de plus en plus dans la langue littérai­re.

Ce mouvement est allé encore plus loin : on rejette une ou plusieurs dernières syllabes sans se soucier de ce que ces syllabes représentent ou non un morphème. L'abréviation s'effectue même lorsque les syllabes retranchées paraissent être indissolublement liées au corps même du mot af[faire], anar[ chiste], accu[mulateur], bac[calauréat], collabo[rationniste], aéb[utante]- « jeune fille qui débute dans la vie mondaine ». puis « très jeune fille ». édito[rial], écolo[giste], fac[ulté], fortif[ication], imper[méable], labo[ratoire], lino[léum], manif[estation], para[chutiste], philo[sophie], réac[tionnaire], sana[torium], frigo[rifique], hebdo[madaire], provo[cateur,-cation], pub[licite], rétro[grade], réac[tionnaire], l'Huma[nité] et même Saint-Êx (Saint-Exupéry).

Parfois on remplace ces syllabes retranchées par un -o final qui re­présente un pseudo-suffixe populaire : anarcho < anarchiste, apéro < apéritif, camaro < camarade, convalo < convalescent, mécano < mécani­cien, métallo < métallurgiste, Montparno < Montparnasse, pharmaco < pharmacien, populo < populaire, prolo < prolétaire, proprio < proprié­taire.


Généralement on réduit le mot par l'ablation des syllabes finales (ap o -cope), toutefois l'ablation des syllabes initiales (aphérè se) est possi­ble : pitaine < capitaine, cipal < (garde) municipal, Ricain < Américain : signalons aussi chandail formé de marchand d'ail.


Un tout autre type d'abréviations est représenté par les sigles, c'est-à-dire des mots formés par la prononciation des lettres ou des syllabes initiales des composants de quelque locution, par exemple : C.G.T. -« Confédération générale du travail », P.C.F. - « Parti communiste fran­çais ». O.N.U. - « Organisation des nations unies ». P.N.B. - « Produit national brut », R.E.R. - « Réseau Express Régional ». R. T.F. - « Radio­diffusion -télévision française ». S.N.C.F. - « Société nationale des che­mins de fer français », I. G.A.M ou igame - « Inspecteur général en mission extraordinaire », Z.U.P. - « Zone à urbaniser en priorité ». D.C.A. -« Défense contre avions ». T.G. V. - «Train à grande vitesse ». E.N.A. -« École nationale d'administration », C.A.P.E.S. - « Certificat d'aptitude au professorat de l'enseignement secondaire. D.E. U.G. - «Diplôme d'étu­des universitaires générales » qui sanctionne le premier cycle de l'ensei­gnement supérieur en France : BD - « Bande dessinée ». GR - « (sentier de) Grande randonnée », OVNI - « Objet volant non identifié », HLM-« Habitation à loyer modéré ». PDG - « Président - directeur général ». S.F. - « Science-fiction ». ORL - « Oto-rhino-laryngologue ». Bénélux -Belgique. Néerlande (Pays-Bas). Luxembourg. TOM - « Territoires d'Outre-Mer ».

Les abréviations de ce genre sont généralement des tenues diffé­rents. La vitalité de certaines de ces formations se manifeste par le fait qu'elles servent de base à de nouvelles créations, par exemple : cégétiste - « membre de la C.G.T. », igamie - « circonscription comprenant plu­sieurs départements et administrée par un igame », onusien - « membre de l'O.N.U. », zupéen, -ne - « habitant d'une Zup », énarque - « ancien élève de l'E.N.A », capésien - « étudiant, professeur titulaire du C.A.P.E.S. ».

La création de sigles est une des tendances les plus accusées du fran­çais actuel qui s'est surtout manifestée à partir de la deuxième moitié du XXe siècle. Il arrive que les sigles deviennent un handicap au cas où l'on doit les décoder. Nous citerons à l'appui les paroles de G. Molinié : « Une institution à siglaison étrangère comme l'UNESCO verra peu d'indivi­dus capables de développer en clair l'énumération des mots dont on a la suite d'initiales : United Nations Educational Scientific andCultural Or­ganisation, ce qui n'empêche pas, ajoute-t-il, de savoir très bien (c'est-à-dire très en gros) de quoi on parle » [31, p.55].

Ce n'est qu'avec une certaine réserve qu'on peut ranger l'abrévia­tion parmi les procédés de formation. Par l'abréviation on ne forme pas tant des mots nouveaux que des variantes, généralement des variantes stylistiques de mots existants. Si métro, auto, cinéma, stylo, dactylo ont effectivement enrichi le français en triomphant de leurs formes complètes initiales, prof, récré, perme, colon, expo ne sont que des variantes stylis­tiques de professeur, récréation, permission, colonel, exposition. Il en est de même pour les sigles qui présentent « les doubles » des locutions correspondantes.

Les défenseurs du bon style s'opposent à l'emploi abusif de l'abré­viation1 surtout lorsqu'on mutile des mots authentiquement français d'un emploi commun qui ont subi l'épreuve du temps (cf. : colon - pour « co­lonel », couverte pour « couverture »

§ 49. Le redoublement et la déformation des mots. Tout com­me l'abréviation le redoublement et la déformation mènent avant tout à l'apparition de variantes de mots déjà existants et non point à la création de nouvelles unités lexicales. Les unités formées par redoublement (l'élé­ment redoublé peut être une syllabe et même un son) reçoivent générale­ment des nuances mélioratives et familières. Tels sont, entre autres, fifils pour «fils », pépère ou pépé pour « grand-père », mémère ou même -« grand-mère », tata, tati(e) - « tante », tonton - « oncle », nounou -« nourrice » ; pour « fille » on dira fifille qui peut pourtant prendre aussi une nuance ironique (la fifille à papa).

Le redoublement est typique des prénoms : Mimile, Juju, Titine -pour Emile, Julie, Augustine.


La déformation s'effectue par des procédés divers dont la pseudo­suffixation argotique, le verlan, Pargonji. Elle peut être illustrée par : boutanche - « bouteille »,fastoche - « facile », dodo - « clochard », valdingue - « valise », cuistance - « cuisine ». Dans tous ces cas il y a effectivement variantes du fait que les modifications de l'unité n'affec­tent pas la notion qui est le noyau de la signification, mais portent uni­quement sur les valeurs connotatives. Toutefois si la modification d'un mot s'accompagne d'un changement plus radical, précisément de la no­tion ou de la classe grammaticale, on devra constater l'apparition d'un mot nouveau. Ainsi pour roudoudou, désignant une sorte de confiserie, l'influence de doux qui était à l'origine de sa formation n'est plus sentie, burlain n'est pas un bureau, mais un employé de bureau, relou qui est une déformation de lourd a pris le sens de « ennuyeux » (cf. : rem, qui étant formé par le même procédé de mère, en est une variante).

Les variantes et les mots formés par la déformation pullulent dans le langage populaire et l'argot qui utilisent largement les vocables de la langue commune.
§ 50. L'onomatopée. Par l'onomatopée, signifiant proprement « for­mation de mots », on appelle à présent la création de mots qui par leur aspect phonique sont des imitations plus ou moins proches, toujours conventionnelles, des cris d'animaux ou des bruits différents, par exem­ple : cricri, crincrin, coucou, miaou, coquerico, ronron, glouglou, frou­frou.


Ce procédé de formation offre une particularité par le fait qu'il s'ap­puie sur une motivation naturelle ou phonique qui s'oppose à la motivation intralinguistique caractéristique de tous les autres procédés de forma­tion.

L'onomatopée est d'une productivité restreinte, ce qui s'explique en particulier par le caractère relativement réduit des sons perceptibles par l'oreille humaine. Signalons pourtant les créations récentes : bang [bâg] -« bruit produit par un avion supersonique », glop  - « bruit ressem­blant à un cœur qui bat », yé-yé - formé par imitation du refrain d'une chanson américaine (de « yeah . . . yeah », altération de « yes »), blabla-(bla) employé familièrement pour « bavardage, verbiage sans intérêt ». boum - « bruit sonore de ce qui tombe ou explose, baraboum ! imitant un bruit de chute, bim ! et bing !  qui évoquent un coup.
§ 51. Les difficultés de l'analyse formative. Il est important de ne pas confondre l'analyse formative avec l'analyse morphémique. L'analy­se morphémique vise à déceler la quantité et la qualité des morphèmes constituant un mot (a-lun-iss-age), autrement dit, elle permet d'en établir la composition morphémique. L'analyse formative met en évidence l'or­ganisation des morphèmes d'un mot conformément à un modèle de for­mation, elle en révèle la structure formative (aluniss-age). Ces deux types d'analyse se trouvent dans une certaine interdépendance et constituent des variantes de l'analyse morphologique.

À une époque donnée l'analyse formative des mots s'effectue géné­ralement sans encombre ; leurs éléments constitutifs se laissent aisément dégager. Tels sont les cas de patriotisme, activité, gratte-ciel. Où est la cause de cette facilité avec laquelle ces mots se laissent décomposer ? Si l'on examine le dérivé activité on s'aperçoit que ses éléments constitutifs se retrouvent avec la même valeur sémantique dans d'autres mots, activ-dans actif(-ve). activement, activiste, -ité dans suavité, agilité, vénali­té. Il en est de même pour patriotisme et gratte-ciel La présence des éléments constitutifs d'un mot dans d'autres mots avec la même valeur sémantique est la condition nécessaire qui en permet l'analyse morpholo­gique et formative.

Toutefois à des époques différentes le même mot se prête à un degré différent à l'analyse formative : un mot qui originairement était dérivé ou composé peut devenir au cours de son développement un mot-racine, ou autrement dit, un mot simple. Ce processus ne s'effectue pas d'un coup, brusquement, mais graduellement, par étape. Un mot simple envisagé dans son sens propre est un mot immotivé dont les éléments qui le composaient à l'origine ne se laissent plus dégager. Pourtant des cas intermédiaires, transitoires où le mot est partiellement motivé se pré­sentent lorsqu'un des éléments peut être encore isolé, tandis que l'autre ne se dégage plus. Ce sont les cas de soleil, montagne dont seule la base formative se laisse vraiment dégager (cf. : solaire - inso­lation ; mont - ïnontueux), tandis que -eil, -agne ne peuvent plus être considérés comme de véritables suffixes. Des cas analogues se présen­tent dans secrétaire, ovation où seul le suffixe se dégage encore (-aire, désignant l'homme -.fonctionnaire, antiquaire ; -ation exprimant l'action : organisation, protestation).

Les causes de la transformation d'un mot composé ou dérivé en un mot simple sont bien diverses. Ce peuvent être :

- le changement du sens d'un mot ; ainsi,panier, grenier, barricade, pommade ne se rattachent plus à pain, grain, barrique, pomme ;

- l'effacement de l'image que le mot évoquait originairement com­me dans -.prunelle, chenet, venelle, chevalet, plafond où la comparaison à uns petite prune, à un petit chien, etc., ne se perçoit plus ;

- la déviation de l'aspect phonique du mot dérivé ou composé de celui du mot générateur, par exemple, courage, cf. : cœur ; bocage, cf. : bois ;

-  la disparition du mot générateur, par exemple, ordure, cf. : a.fr. ord-« sale, sordide » ; orage, cf. : a.fr. ore - « vent » ; taudis, cf. : a.fr. (se) tauder - « (s') abriter », balafre de l'a.fr. leffre - « (grosse) lèvre ».

A ce processus morphologique qu'on pourrait conventionnellement qualifier de « simplification » du mot s'oppose le processus qui est connu dans la linguistique française sous le terme d'« irradiation » (ter­me introduit par M. Bréal) et dans la linguistique russe sous le terme de « décomposition » - «pa3.no>KeHne». D'après E. Pichon, ce processus consiste en ce qu'un fragment de vocable peut se trouver «...porteur d'une charge sémantique qu'il ne tenait point du tout de sa constitution phonétique primitive, mais du sens total du vocable dont il venait de se détacher. »'.

Ainsi le pronom latin omnis à la forme du datif pluriel omnibus a pris dans la langue française le sens de « voiture pour tous ». Plus tard ce sens s'est concentré uniquement dans la désinence -bus qui avec cette valeur nouvelle s'est ajoutée à un autre élément latin auto- et a formé autobus avec le sens de « voiture automobile pour tous ». Dès ce mo­ment l'ancienne désinence -bus a acquis la valeur d'un élément forma­teur. Parmi les formations récentes avec cet élément signalons aérobus, électrobits, bibliobus. Le suffixe populaire -pin que l'on trouve dans auverpin - « auvergnois » est apparu par une voie analogue ; il s'est dégagé des mots tels que calepin, clampin. C'est à la suite de la décom­position que sont apparus les suffixes -tron, -on (de électron), -rama (de panorama).

Signalons encore un processus morphologique appelé « recomposi­tion » - «переразложение» dans la linguistique russe, et qui consiste en ce que la répartition des éléments formateurs devient autre qu'elle ne l'était originairement. L'étymologie nous fait connaître que vilenie dérive de vi­lain. Cependant dans le français d'aujourd'hui « une vilenie » n'est rien autre qu" « un acte vil » ; donc, il serait plus juste de dégager le suffixe -enie et non plus -ie. Le suffixe -erie qui a formé les mots populaires mairerie, jalouserie est aussi le résultat de la recomposition de la structure formative des mots du type de chevalerie ; au lieu d'être décomposé en chevaler-ie on l'a interprété comme cheval-erie.


Ainsi, vu à travers l'histoire et à l'état présent, le même mot peut offrir un décalage quant à sa structure formative. Au cours du temps un mot qui a été réellement créé peut se simplifier et, inversement, un mot qui était simple laisse parfois entrevoir une structure complexe.

La séparation de ces deux plans nécessite une séparation terminologi­que. Il serait juste de distinguer dans la perspective diachronique les mots créés et non-créés et dans la perspective synchronique les mots construits et non-construits.

Les mots créés le sont effectivement d'après les modèles de formation propres à une langue à des époques différentes. Parmi les mots non-créés il faudrait ranger ceux du fonds primitif (pour le français ce seront les mots du latin populaire, les mots d'origine celtique et germanique qui ont servi de base au développement ultérieur de son vocabulaire) et les em­prunts faits aux autres langues.

Les mots construits ne sont pas nécessairement créés, il suffit qu'ils aient une structure conforme à un modèle de formation vivant à une épo­que donnée (éventuellement à l'époque actuelle). L'analyse formative des mots effectuée sur les plans différents fait voir avec évidence qu'un mot historiquement créé peut être non-construit à l'heure actuelle, et. au con­traire, un mot non-créé doit être traité à présent de construit. Le français contemporain compte un grand nombre de mots construits parmi les em­prunts, ce qui est dû à la similitude de leur structure formative avec celle des mots de souche française : ainsi éducation, énumération, égalité, do­cilité, légionnaire pris au latin, cavalerie, chevaleresque venus de l'ita­lien ou embarcation de l'espagnol se laissent interpréter comme des suffixes et sont, par conséquent, construits.


II n'en reste pas moins vrai qu'une grande partie des emprunts à structure complexe dans la langue d'origine se prête difficilement à l`ana­lyse en français. Tels sont les anglicismes cocktail, drugstore. « magasin où l'on vend divers produits », check-up - « examen médical complet » qui se rangent parmi les mots non-constmits en raison de leur structure formative insolite, foncièrement différente de celle des mots français. Donc. en procédant à l'analyse fomiative il est important de faire la distinction entre le plan diachronique et le plan synchronique.

L'analyse fomiative peut être malaisée du fait qu'il n'y a pas de limi­te strictes entre les divers procédés de formation. Ceci est surtout vrai pour la distinction entre certaines formations affixales et composées ce qui explique les hésitations que suscite l'interprétation de cas tels que sous-extimer, maladroit qui, dans les ouvrages différents sont présentés tantôt comme des mots composés, tantôt comme des affixés.

Selon l'opinion de certains linguistes russes un mot construit est com­posé si ses éléments constitutifs se laissent ramener à un groupe de mots significatifs. En effet, tire-bouchon est bien un mot composé puisqu' il peut être défini comme « un objet servant à tirer un bouchon » ; par contre. chênaie, ne pouvant être transformé en un groupe de mots, est un dérivé affixal

Envisagées sous cet angle les formations du type sous-estimer ou du type maladroit doivent être classées parmi les mots affixés. précisément, les préfixés, alors que maltraiter (= traiter mal qn) et sous-vêtement (= vêtement porté sous un autre vêtement) sont des composés.

Lorsqu'on procède à l'analyse formative du mot on doittcnir compte de l'existence en français contemporain de deux bases essentielles de for­mation qualifiées conventionnellement de « populaire » et de « savante ». La formation populaire se fait à partir de vocables de souche française (richesse < riche, encadrer < cadre). La formation savante fait appel aux mots ou radicaux latins ou grecs qui servent de bases formatives aux mots français (oculaire, oculiste < du lat. : oculus - « œil » : hépatite, hépati­que, hépatologie < du gr. : hêpar. hêpatos - « foie ».)

Il est souvent impossible dans le français contemporain de ramener les mots de formation savante à un mot générateur indépendant. Alors leurs éléments constitutifs se dégagent uniquement les uns par rapport aux autres. Il en est ainsi pour bellicisme, belliciste, belliqueux dont l'élément belli- n'apparaît qu'à l'intérieur d'un mot et n'existe pas par lui-même Même dans le cas où la famille de mots de formation savante trouve un appui sémantique dans un mot étymologiquement apparenté de souche française la dissemblance formelle des premiers avec le dernier ne permet pas toujours d'établir une filiation entre eux dans la synchronie

       Ainsi oculaire, oculiste ne sauraient être analysés en fonction de œil. de imême que lecture, lecteur à partir de lire. Les mots lecture, d'une part, et lire, de l'autre, tout comme oculiste et œil font partie de familles for-matives différentes quoique sémantiquement associées. Cette séparation formelle de mots sémantiquement apparentés et qui demeure souvent lors­que ces mots remontent à la même source étymologique est considérée d'ordinaire comme un obstacle à l'analyse des mots en éléments forma­teurs. Pourtant le démembrement des mots de formation savante ne sus­cite pas de grandes difficultés à condition d'assigner aux bases formatives liées les mêmes droits qu'aux bases formatives libres.

En effet, les mots de formation savante se prêtent facilement à l'ana­lyse s'ils constituent dans le vocabulaire du français moderne une famille de mots bien nette'(cf. : aqueux, aquatique, aqueduc, aquarium emprun­tés au latin et complétés par aquarelle venu de l'italien).

Signalons toutefois que la nature de certains éléments formateurs liés, d'origine latine et grecque, suscite des discussions : ils sont tantôt traités de bases formatives (éventuellement d'éléments de mots composés) et tantôt d'affixes. On peut affirmer que ceuxd'entre eux qui constituent des séries de nombreuses formations et dont la position initiale ou finale est de rigueur se rapprochent par leur fonctionnement des affixés jusqu'à s'identifier avec eux. Ainsi, nous avons qualifié -logue de suffixe et hyper-, super- de pré­fixes étant donné leur fréquence, leur position stable à F intérieur des mots et leur sens quasi catégoriel (cf. aux éléments naut- / -na-ute, hydr- / -hydre qui, vu leur position alternative, doivent être qualifiés de bases for­matives : nautique, nautile, nautisme / aéronaute, aquanaute, cosmo­naute : hyc/rique, hydrophile, hydrophobe / anhydre, clepshydre).


Non seulement les éléments formateurs de type différent - bases for­matives et affixés - prêtent parfois à confusion, mais ces derniers ne sont pas toujours nettement séparables des mots indépendants. Nous avons déjà constaté que la démarcation entre mots composés et groupes de mots sou­levait un problème. Un problème analogue se pose pour certaines formes qui étant des mots, d'une part, acquièrent des traits propres aux affixés, de l'autre. Il en est ainsi de -clé,

-pilote, -fleuve, (-)pirate dans concept-clé, mot-clé, position-clé, question-clé, homme-clé, témoin-clé ; classe-pilo­te, ferme-pilote, industrie-pilote ; roman-fleuve, discours-fleuve, rapport-fleuve : édition-pirate, émission-pirate, entreprise-pirate. En raison de leur signification généralisante qui les éloigne de leurs prototypes, leur faculté de former des séries ouvertes de formations analogues, ces élé­ments semblent s'apparenter aux suffixes parleur fonctionnement. J. Dubois a rangé sans restriction les éléments -clé et -pilote et certains autres parmi les suffixes (voir dans : [32, p. 71]).

II est à noter qu'il reste encore fort à faire pour mettre au point les principes de l'analyse fonnative.
§ 52. Les limites linguistiques de la formation des mots. L'exa­men des divers procédés de formation nous'permet de constater la grande productivité de certains d'entre eux à côté de la faible productivité ou l'improductivité totale des autres.

Des procédés fort productifs à une époque éloignée ont perdu plus tard leur faculté créatrice. Cependant à l'époque où ils étaient en pleine vigueur ils ont servi à former des dérivés dont beaucoup sont devenus d'un emploi commun. Ces dérivés anciens se sont si profondément in­crustés dans le vocabulaire de la langue française qu'ils sont parvenus jusqu'à nous sans être évincés, ni même souvent concurrencés par des dérivés créés sur des modèles de formation plus récents. En effet, la lan­gue a conservé comparaison et faiblesse sans se laisser imposer compa­rution, faiblité qui auraient pu être formés.

Certains éléments formateurs, jadis productifs, ont été évincés par leurs rivaux plus favorisés. C'est ainsi que les suffixes -aison, -ie ont été supplantés par -ation, -erie.

La productivité des procédés de fonnation. même les plus féconds, peut être limitée par l'emploi plus ou moins restreint des mots créés par ces procédés. Tel est le cas du suffixe -âge conférant l'idée de l'action et servant à créer à l'heure actuelle surtout des ternies techniques. La pro­ductivité du suffixe -ation se borne aujourd'hui presque exclusivement à la formation de termes à valeur sociale et politique.

Toutefois la productivité d'un élément formateur peut être entravée non seulement par des facteurs intralinguistiques, mais aussi bien par des facteurs extralinguistiques. La quantité des dérivés avec -ite désignant la  perturbation d'un organe à la suite d'une inflammation (bronchite, cysti­te, sinusite) est limitée surtout pour des causes extérieures à la langue. Il en est de même pour le suffixe -aie dont le nombre des dérivés (chênaie, cerisaie) ne peut dépasser le nombre d'arbres et de fruits existants.
        CHAPITRE
III


    
LA  FORMATION DES  LOCUTIONS PHRASÉOLOGIQUES


§ 53. Notions préalables. Les locutions phraséologiques sont des unités lexicales qui par leur fonctionnement se rapprochent souvent des mots ce qui permet d'envisager leur création à côté de la formation des mots.

Le premier examen approfondi de la phraséologie française a été entrepris parle linguiste suisse Charles Bally. A. Sechehaye. J. Marou-zeau soulèvent aussi certaines questions ayant trait à la phraséologie fran­çaise.

Parmi les linguistes russes il faut nommer en premier lieu V. V. Vino-gradov [33] dont l'apport à l'étude de la phraséologie est inestimable.

La phraséologie étudie des agencements de mots particuliers. En se combinant dans la parole, les mots forment deux types d'agencements es­sentiellement différents. Ce sont, d'une part, des groupements de mots in­dividuels, passagers et instables ; les liens entre les composants de ces groupements se rompent sitôt après leur formation et les mots constituant le groupe recouvrent la pleine liberté de s'agencer avec d'autres mots. Ces groupements de mots se forment au moment même du discours et dépendent exclusivement de l'idée que le locuteur tient à exprimer. Ce sont des groupements tels que : un travail mannel, un travail intellec­tuel, une bonne action, une mauvaise action, compliquer un problè­me, simplifier un processus.


Ce sont, d'autre part, des agencements dont les mots-composants ont perdu leur liberté d'emploi et fonnent une locution stable. Ces locu­tions expriment souvent une seule idée, une image unique et n'ont un sens que dans leur unité. Les locutions stables ne sont point créées au moment du discours ; tout au contraire, elles sont reproduites comme telles intégra­lement, comme étant formées d'avance.

Ch. Bally. qui le premier a insisté sur la distinction de ces deux types d'agencements de mots, signale qu' « ...entre ces deux extrêmes (les grou­pements libres et les locutions stables - N.L.) il y a place pour une foule de cas intermédiaires-qui ne se laissent ni préciser, ni classer » [34. p. 68].

Les locutions phraséologiques. à leur tour, diffèrent par le degré de leur stabilité et de leur cohésion Ch. Bally distingue deux types essentiels de locutions phraséologiques : il nomme unités celles dont la cohé­sion est absolue et séries celles dont la cohésion n'est que relative. Ainsi bon sens dans le bon sens suffit pour montrer l'absurdité d'une pareille entreprise représente une unité phraséologique ; grièvement blessé,grièvement ne peut être employé qu'avec blessé, forme une série phra­séologique.

Les linguistes russes ont élaboré plusieurs classifications des locu­tions phraséologiques reposant sur des principes différents. Celle de V.V. Vinogradov, malgré les quelques insuffisances qu'on lui impute, peut être qualifiée de classique. Elle a inspiré la plupart des phraséolo-gues russes.

La description des locutions adoptée dans le présent ouvrage repose sur les principes essentiels avancés par V.V. Vinogradov, vu leur réper­cussion sur les diverses théories phraséologiques. Sa classification des locutions phraséologiques est plus complète que celle de Ch. Bally. V.V. Vinogradov distingue les locutions phraséologiques suivantes : les locutions soudées, les ensembles et les combinaisons phraséologiques. Les deux premiers types de locutions constituent un groupe synthétique, le dernier type représente un groupe analytique.

À l'heure actuelle l'intérêt porté aux problèmes de la phraséologie ne cesse de croître. Il serait juste de dire que la phraséologie demeure jus­qu'à présent un des domaines de la linguistique qui soulèvent le plus de discussions. C'est la question des limites de la phraséologie qui est partw culièrement controversée. Des critères variés visant à faire le départ entret les locutions phraséologiques et les groupements de mots libres sont pro4 posés. Ce sont, entre autres, l'intégrité nominative, l'équivalence au mot, la valeur imagée, le caractère idiomatique, la stabilité, la reproductivité intégrale dans la parole. En s'appuyant sur l'un ou l'autre de ces princi­pes tantôt on resserre, tantôt on élargit les frontières de la phraséologie. Ainsi en partant de l'équivalence au mot on élimine de la phraséologie les agencements liés tels que remporter une victoire ou hausser les épau­les qui, n'étant pas non plus des groupements libres, doivent être quali­fiés de catégorie particulière. Par contre, si on part de la stabilité de l'emploi des mots entre eux on élargit outre mesure les frontières de la phraséolo­gie car la stabilité d'emploi caractérise également un certain nombre d'agencements libres qui reflètent des liens constants et naturels des objets et phénomènes de la réalité (cf. : un paysage pittoresque, lugubre, etc. ; esquisser, ébaucher un paysage, etc.).

Ici la phraséologie sera traitée comme l'étude des locutions stables, dont la stabilité est uniquement fonction de facteurs linguistiques, ce qui revient à dire qu'elle englobe tous les agencements de mots dont les com­posants ne sont pas associés librement, conformément à leur contenu sé­mantique, mais selon l'usage.
§ 54. Les principes de classification. Tout comme le mot la locu­tion phraséologique est un phénomène excessivement complexe qui se prête à une étude multilatérale. De là les difficultés qui se présentent lorsqu'on aborde la classification des locutions phraséologiques qui pour­raient être groupées à partir de principes divers reflétant leurs nombreu­ses caractéristiques. Ainsi d'après le degré de la motivation on distinguerait les locutions immotivées (n 'avoir pas froid aux yeux - « avoir de l'éner­gie, du courage »), sémantiquement motivés (rire du bout des lèvres -« sans en avoir envie ») et les locutions à sens littéral (livrer une bataille, se rompre le cou). Conformément à leurs fonctions communicatives on pourrait dégager les locutions à valeur intellectuelle (salle à manger, le bon sens, au bout du compte), à valeur logico-émotionnelle (droit comme une faucille - « tordu », ses cheveux frisent comme des chandelles -«elle (il) a des cheveux plats »), à valeur affective (Flûte alors ! - qui marque le dépit.) Le fonctionnement syntaxique distinct des locutions phraséolo­giques permet de les qualifier d'équivalents de mots (pomme de terre, tout de suite, sans cesse), de groupements de mots (courir un danger, embarras de richesse), d'équivalents de phrases (c 'est une autre paire de manches ; qui dort dîne, qui trop embrasse mal êtreint [prov.])'.

Les locutions phraséologiques pourraient être tout aussi bien clas­sées à partir d'autres principes dont la structure grammaticale ou l'appar­tenance à un style fonctionnel. Toutefois le principe sémantique, qui est mis en vedette par V.V. Vinogradov, paraît être un des plus fructueux. Il permet de répartir les locutions phraséologiques en plusieurs groupes qui se retrouvent dans des langues différentes. En effet, les locutions phra­séologiques se laissent assez nettement répartir en quelques types selon le degré de cohésion sémantique de leurs composants.



§ 55. Les combinaisons phraséologiques. Pour un grand nombre de locutions,appelées combinaisons phraséologiques, lacohésion est relativement faible. Les mots constituant les combinaisons phra-séologiques conservent en grande partie leur indépendance du fait qu'ils s'isolent distinctement par leur sens. Les combinaisons phraséologi-ques se rapprochent des agencements de mots libres par l'individualité sémantique de leurs composants. Elles s'en distinguent cependant par le fait que les mots-composants restent limités dans leur emploi. Géné­ralement un des composants est pris dans un sens lié tandis que l'autre s'emploie librement en dehors de cette locution. L'usage a consacré rompre les liens d'amitié et briser les liens d'amitié à l'exclusion de déchirer les liens d'amitié ou casser les liens d'amitié quoique dé­chirer et casser soient des synonymes de rompre et de briser. Ch Bally remarque qu'il est correct de dire désirer ardemment et aimer éperdument, mais les adverbes de ces locutions ne sont pas interchan­geables.

Certaines combinaisons phraséologiques sont le résultat de l'emploi restreint, parfois unique, d'un des composants qui estmonosémique. Ainsi avec ouvrable nous avons seulement jour ouvrable, avec saur - hareng saur, avec baba - rester baba, avec noise - chercher noise, avec coi -rester coi - et se tenir coi.


Souvent les combinaisons phraséologiques apparaissent à la suite de l'emploi restreint d'un des composants qui est polysémique dans un de ses sens, propre ou dérivé. Tels sont, d'un côté, eau stagnante, eau douce et une mine éveillée, blesser les convenances, de l'autre.

Mais la plupart des combinaisons phraséologiques sont créées à par­tir de l'emploi imagé d'un des mots composants : un travail potable, un spectacle imbuvable, un temps pourri, être noyé de dettes, éparpiller ses efforts, un nuage de lait, sauter sur l'occasion.


Les combinaisons phraséologiques sont caractérisées par l'autonomie syntaxique de leurs composants, les rapports syntaxiques entre ces com­posants étant conformes aux normes du- français moderne.

Notons que les combinaisons phraséologiques permettent la substitu­tion du composant à sens lié par un autre vocable sans que le sens des locutions change. À côté de être noyé de dettes on dira être abîmé, cousu, criblé, perdu de dettes ; on peut faire un choix entre engager et lier la conversation, entre prendre, surprendre et trouver en faute.


Les combinaisons phraséologiques ne sont point des équivalents de mots et. par conséquent, ils n'entrent pas dans le vocabulaire en tantqif uni­tés lexicales. Toutefois la lexicologie aborde la question des combinaisons phraséologiques dans l'étude des sens liés des mots.
§ 56. Les idiomes. Les idiomes sont des locutions dont le sens glo­bal ne coïncide pas avec le sens des mots-composants. Contrairement aux combinaisons phraseologiques les idiomes présentent un tout indivisible dont les éléments ont perdu leur autonomie sémantique. D'après leur fonctionnement syntaxique ils sont tantôt des équivalents de mots et [jouent, par conséquent, le rôle d'un terme de la proposition (enveloppe mortelle - «corps humain considéré comme l'enveloppe de l'âme ».  matière grise - «. intelligence », un(e) laissé(e) pour compte - « personne abandonnée à son sort ». faire grand cas de qch -<< apprécier qch ». jeter  de l'huile sur le feu, d'une seule traite - « sans intèrruption ». à la carte  - « qui tient compte des goûts, des désirs de chacun » tantôt des équivalents d'une propositon dont les éléments conservent une certaine autono­mie syntaxique (il n 'y a plus que le nid, l
'oiseau s'est envolé, il n'y a pas  de rosés sans épines).



D'après le degre de leur motivation on distingue deux types d'idiomes : les locutions soudées et les ensembles phraseologiques.

Les locutions soudées ou soudures sont les plus stables et les moins indépendantes. Elles ne se laissent guère decmposer et leur sens déoule nullement de leur structure lexicale. Leur sens est convenntionnel tout comme le sens d'un mot immotivé. Pamii les soudures viennent se placer des expressions figées telles que aller au diable Vauvert, avoir maille à partir avec qn, marquer un jour d'une pierre blanche, ne pas être dans son assiette, à la queue leu leu et beaucoup d'autres. Le sens général de toutes ces locutions ne saurait plus être expliqué dans Ile français moderne par le sens des mots-composants. Seule une analyse Iétymologique permet de rétablir le lien sémantique effacé entre le sens iréel de l'expression et celui des composants. En effet, la locution marquer
un jour d'une pierre blanche
qui signifie « être heureux pendant un pour » vient d'une croyance, oubliée depuis, remontant aux anciens Romains. pour qui la couleur blanche symbolisait le bonheur. L'expression aller au diable Vauvert dont le sens est « aller fort loin, se perdre, dispa-raître » se rattache à l'ancien château de Vauvert. situé aux environs de Paris, qui sous le règne de Louis XI passait pour hante par le diable. La locution à la queue leu leu qui s'écrivait d'abord à la queue le leu. où leu est l'ancienne forme de loup, voulait dire « à la queue du loup » ; Iaujourd'hui elle signifie « à la file, un par un ». ainsi que marchent les loups.                                    

Les locutions soudées comportent souvent des mots, tombés en dé­suétude. Tels sont assiette - « manière d'être assis ». dans l'expression n 'être pas dans son assiette : leu - « loup », dans à la queue leu leu ou bien maille et partir dans avoir maille à partir avec qnmaille désignait sous les Capétiens la plus petite des monnaies et partir signifiait « partager » ; nommons encore prou, mot de la vieille langue qui signifie « beaucoup ». et qui s'est conservé dans l'expression ni peu ni prou - « ni peu ni beaucoup, en aucune façon ». On rencontre aussi des mots à sens archaïque, oublié depuis longtemps. Ainsi le mot étoffe avait encore au XVIe siècle un sens très étendu, désignant toute matière composante ; on disait qu'une maison était faite de bonne étoffe ou qu'un vase était d` une étoffe précieuse, etc. ; ce mot avait aussi un sens plus abstrait dans l'ex­pression avoir de l
'étoffe
qui signifie de nos jours « avoir de hautes capa­cités ».

Certaines locutions soudées contiennent des archaïsmes grammati­caux. Signalons l'absence de l'article devant le substantif dans n'avoir maille à partir, l'absence de la préposition dans à la queue leu leu.


Beaucoup de locutions soudées ne renferment point d'archaïsmes d`aucune sorte et cependant on ne réussit pas a taire dériver leuf accep­tion actuelle du sens des mots-composants. Cela tient spuvent à ce que l'expression présentait autrefois une image qui s'est effacée par la suite. C'est ainsi que poser un lapin à qn signifie « manquer au rendez-vous qu'on a donné et causer ainsi une déception » par analogie à la surprise que cause aux spectateurs le prestidigitateur quand il pose, sans qu'on voit comment, un lapin sur la table :  l`image du prestidigitateur qui pose son lapin s'est oubliée avec le temps et la locution a acquis dans la bou­che du peuple une nuance défavorable. Il en est de même pour l'expres­sion prendre la mouche qui a le sens de « se piquer, s'emporter brusquement et mal à propos » ; cette expression s'appliquait d'abord aux animaux, aux chevaux et aux bœufs qui trépignent, s'agitent et s'irri­tent lorsqu'une mouche les pique. En employant la locution battre son plein, qui à l'origine est un terme de marine, on n'évoque plus l'image de la marée qui, ayant atteint son maximum, sa plénitude, demeure quelque temps stationnaire.

À l'origine des soudures il peut y avoir quelque usage ancien, dispa­ru. Telle est l'expression rompre la paille avec qn qui veut dire « se brouiller avec qn » par allusion à un usage antique qui consistait à rompre la paille et à la jeter : pour signaler qu'on renonçait à toute relation avec la personne dont on voulait se séparer.

Certaines soudures ont à leur base quelque fait historique ou un épi­sode littéraire oublié. Tel est le cas de la locution mettre au violon dont le sens est « mettre dans une prison ». Selon le témoignage d'Amédée de Bast « la prison du baillage du Palais (de Justice) servait spécialement à enfermer les pages, les valets, etc., qui troublaient trop souvent, par leurs cris et leurs jeux, les audiences du parlement. Dans cette prison il y avait un violon destiné à charmer les loisirs forcés des pages et des laquais qu'on y renfermait pendant quelques heures. Ce violon devait être fourni, par stipulation de bail, par le luthier des galeries du Palais. C'est de cet usage, qui remonte au temps de Louis XI. qu'on a appelé violons les prisons temporaires, annexées à chaque corps de la ville ». Le sens de l'expression être le dindon de la farce qui correspond à « être finalement dupe » remonte à une de ces nombreuses farces du Moyen Âge où les pères trop crédules que leurs fils peu respectueux trompaient et bafouaient, avaient reçu le surnom plaisant de pères dindons par allusion à ces oiseaux dont la sottise était reconnue de tout temps. ,

Parfois c'est un préjuge causé par l'ignorance ou par une fausse croyance qui est à l'origine d'une locution soudée. C'est ainsi que courir comme un dératé voulant dire « courir extrêmement vite » provient; de la croyance remontant aux anciens Grecs et Romains qu'un coureur dont la                                                                                             rate est réduite et ne gonfle pas peut donner son maximum de vitesse.,On explique de façon suivante le sens de l'expression tirer le diable par la queue - « en être réduit aux derniers expédients » : l'homme arrivé au bout de ses ressources finit par recourir à l'assistance du diable ; mais celui-ci refuse tout secours au malheureux qui l'implore, et lui tourne le dos afin d'aiguiser son désir et l'induire davantage en tentation ; exaspé­ré, l'autre le tire par la queue.

Les soudures subissent parfois l'action de la fausse étymologie. ce  qui tient à une tendance psychologique à prendre conscience du sens caché d'un vocable, à se rendre compte et s'expliquer sa structure matérielle, son enveloppe sonore. Nous avons déjà signalé que la locution au diable Vauvert devient dans le langage populaire au diable ouvert ou toutt simplement au diable vert, le mot Vauvert étant dépourvu de sens dans le français d'aujourd'hui., La vieille expression tomber dans les pâmes -« se pâmer, tomber en pâmoison », a été changée en tomber dans les pommes qui appartient à présent au style familier.

Les soudures qui sont des locutions figées par excellence autant par leur sens que par leur structure ne souffrent pas la substitution de quelque  vocable à leurs éléments composants. Il n'est pas possible de remplacer à  son gré un des composants d'une locution soudée par un autre mot. un synonyme. Dans n 'avoir pas froid aux yeux, qui signifie « avoir de l'audace ». yeux ne peut être remplacé par mirettes. L'expression monter sur ses grands chevaux qui a le sens de « se mettre en colère, partir en guerre contre qn » ne pourrait être changée en monter sur ses énormes chevaux.


Rares sont les cas où les éléments composant un groupement soudé se trouvent en position distante. Plus rarement encore les locutions soudées subissent quelque modification. Citons cependant :

Il faut que la queue du diable lui soit sondée, chevillée et vissée à l'échiné d'une façon bien triomphante pour qu 'elle résiste à l'in­nombrable multitude de gens qui la tirent perpétuellement. (Hugo)

Et encore :

Il nous met trop sous la coupole de l'Allemagne. (Pro u st).

où en plus de l'insertion de trop dans l'expression d'origine il y a la transformation de coupe en coupole (cf. : être, mettre sous la coupe de -« être sous la dépendance de »).

Par leur structure lexicale certaines locutions soudées correspondent à des agencements libres ; (cf. : il a de l
'étoffé, ce jeune homme
et j'ai une ' belle étoffe pour me faire une robe). Ces agencements de mots confrontés sont essentiellement distincts dans le français moderne et se trouvent en rapports d'homonymie.

 La plupart des soudures ont dans la langue une valeur expressive, émotionnelle. Elles sont largement utilisées comme moyen stylistique dans les œuvres littéraires.,Cependant l'effacement de l'image primitive des locutions soudées entraîne parfois la perte de la valeur expressive qui leur était propre autrefois. Tels sont bouc émissaire, à la queue leu leu qui paraissent être dans le français moderne des dénominations directes dépourvues de toute expressivité. D'autres locutions, qui avec le temps se sont soudées à la suite de l'effacement du sens primitif de leurs com­posants, n'avaient jamais eu de valeur expressive ; il en est ainsi pour faire grand cas de qch, avoir raison de qn, qch, etc.


À l'encontre des soudures le sens général et réel des ensembles phraséologiques se laisse plus ou moins révéler à travers le sens de leurs mots-composants. Telles sont les expressions : passer l'éponge qui signifie « oublier, pardonner ». rire du bout des lèvres ou « rire sans en avoir envie », avoir la langue liée, c'est-à-dire « avoir un motif qui ne permet pas de dire qch ».

Les ensembles phraséologiques absorbent l'individualité des mots-composants sans toutefois les priver de sens ; au contraire, le sens global des ensembles phraséologiques découle plus ou moins nettement du sens des mots-composants sans y correspondre exactement.

La plupart des ensembles se comprennent d'eux-mêmes. Telles sont les locutions conte (récit) à dormir debout ou « qui donne une envie de dormir irrésistible » ; tirer (à quelqu 'un) une épine du pied qui signifie « délivrer d'un grand embarras » ; en mettre sa main au feu. c'est-à-dire « soutenir quelque chose par tous les moyens et avec une entière convic­tion » ; se laisser manger la laine sur le dos ou « se laisser dépouiller ou injurier sans résistance » ; laver son linge sale en famille qui veut dire « liquider en secret les scandales, les différends qui surgissent dans une famille, dans un groupe social quelconque » ; lire entre les lignes ou « deviner ce que l'auteur laisse entendre » : avoir la langue bien pendue ou « parler avec facilité » : n 'avoir ni feu ni lieu qui signifie « être extrê­mement pauvre et sans asile ».

Cependant un certain nombre d'ensembles renferment une allusion à quelque événement historique, quelque fait littéraire, mythologique ou autre qu'il est indispensable de connaître pour en comprendre le sens réel. C'est ainsi que pour comprendre le sens de la locution moutons de Panurge qui désigne ceux qui agissent par esprit d'imitation, il faut se souvenir du fameux épisode du « Pantagruel » de Rabelais où le spirituel Panurge pour se venger des injures du marchand de moutons Dindenault lui achète une de ses bêtes et la précipite dans la mer ; imitant le mouton en train de se noyer, tous les autres moutons se jettent l'un après l'autre à l'eau, tandis que Dindenault voulant retenir le dernier, est entraîné avec lui dans l'abîme.

Afin que le sens de la locution revenir (ou retourner) à ses moutons signifiant actuellement « reprendre un discours ou une conversation in­terrompue, revenir à son sujet » apparaisse nettement, il faut connaître la célèbre « Farce de Maître Pathelin » où le juge rappelle aux plaideurs la cause première de leur querelle (il s'agit de moutons) en répétant : « Sus ' revenons à nos moutons ! ». C'est précisément à la forme impérative que cette locution est surtout employée.

La locution cultiver son jardin qui signifie au figuré « mener une vie paisible et sédentaire, sans se soucier des affaires d'autrui et de ce qui se passe par ailleurs » se comprend assez facilement ; cependant son sens devient plus clair si l'on se souvient de l'œuvre de Voltaire « Candide » dont la dernière phrase en constitue la morale :

Cela est bien dit, répondit Candide, mais il faut cultiver notre jardin.


La locution coiffer sainte Catherine qui signifie « rester vieille fille » ne peut être comprise qu'à condition de connaître l'antique usage de cer­tains pays catholiques (Espagne, France. Italie) qui consistait à coiffer dans les églises la statue de sainte Catherine (la patronne des vierges) : le soin de la parer étant confié àdes jeunes filles, cette mission qui est agréable à seize ans ne l'est plus à vingt-cinq quand on risque de ne plus trouver de mari.

Le sens de l'expression lever le lièvre, c'est-à-dire « faire le premier une proposition, émettre une idée que les autres n'avaient pas » devient clair si l'on tient compte de ce qu'elle tire son origine de la chasse au lièvre où lever signifie « faire sortir du terrier ».

       Parmi les ensembles phraséologiques vient se classer un grand nom­bre de comparaisons imagées qui sont bien typiques de la langue françai­se. Ce sont des expressions très usitées telles que : manger comme quatre, être têtu comme un âne, marcher comme une tortue, dormir comme une marmotte, pleurer comme une fontaine, être comme un poisson dans l'eau, rester muet comme un poisson, traiter qn comme un chien, s'emporter comme une soupe au lait, se soucier de quelque chose comme de ses vieux souliers, souffler comme un bieuf, les cheveux frisent comme des chandelles, se ressembler comme deux gouttes d'eau, être sage comme une image, être habillé comme un fagot, être vieux comme les rues, trem­bler comme une feuille, être maigre comme un clou, être long comme un jour sans pain, être bon comme le pain.


Ces expressions sont généralement très concrètes et leur sens se lais­se facilement comprendre.

La comparaison que renferment ces ensembles phraséologiques for­me leur intégrité.

L'intégrité des ensembles phraséologiques peut être créée par d'autres éléments composants :

- par la présence dans la locution de mots sémantiquement apparen­tés : parler clair et net. c'est-à-dire « d'une façon intelligible », ne re­muer ni pied ni patte ou « rester complètement immobile ». tomber de fièvre en chaud mal - « tomber d'un mal dans un pire », jeter feu et flamme - « s'emporter violemment » ;

- par la présence d'antonymes : c 'est le jour et la nuit - se dit de deux choses très différentes : entre ciel et terre - « à une certaine hauteur, en l'air » ; aller du petit au grand - « commencer par de petites choses, pour arriver à de plus grandes » : passer du blanc au noir - « passer d'une extrémité à l'autre » '.faire la pluie et le beau temps - « être influent, puissant » : cela ne lui fait ni chaud ni froid - « cela lui est indifférent », discuter le pour et le contre - « discuter les deux opinions contraires » . Ces locutions sont assez nombreuses dans la langue française.

-  L'intégrité de la locution est due souvent à ce que les éléments composants sont liés par un rapport réel et objectif : de fil en aiguille. c'est-à-dire « de propos en propos, d'une chose à l'autre » ; avoir bec et ongles - « être en état de se défendre » ; se donner corps et âme - « se donner entièrement, sans réserve » ; gagner des mille et des cents - « ga­gner beaucoup d'argent : ménager la chèvre et le chou - « ménager des intérêts contradictoires ».

Parfois l'intégrité de la locution est formée par un effet phonique ; par l'allitération : conter monts et merveilles - « conter des choses qui provoquent l'admiration ». n 'avoir ni bure ni buron (buron - « hutte de berger»), c'est-à-dire «n'avoir pas même le vêtement, l'habit le plus humble », n 'avoir ni vent ni voie de qn - « n'avoir aucune nouvelle ». demander qch à cor et à cri - « en insistant bruyamment pour l'obtenir ». prendre ses cliques et ses claques - « s'en aller promptement » ; par la rime : n 'avoir ni feu ni lieu - « être sans abri, sans gîte », n 'avoir ni foi ni loi - « n'avoir ni religion ni conscience ».

Les dictons et les proverbes se laissent aussi ranger parmi les ensem­bles phraséologiques : il n'y a point de sots métiers : à quelque chose malheur est bon ; la nuit porte conseil.


Les ensembles phraséologiqes signalés ci-dessus représentent des lo­cutions imagées à valeur affective. Les ensembles de ce genre sont large­ment utilisés dans des buts stylistiques comme moyens expressifs Toutefois il existe un grand nombre d'ensembles phraséologiques dé­pourvus de nuances affectives et ne contenant point d'image, tout au moins d'image pertinente : ces ensembles représentent des dénominations di­rectes d'objets et de phénomènes de la realité. Ils sont fort typiques du français moderne dont les tendances analytiques sont très prononcées. Parmi ces locutions les plus répandues sont des locutions nominales dont col blanc, col-bleu, homme d'affaires, autoroute de liaison, bande ma­gnétique, bilan de santé, emballage perdu, boîte noire, vol habité, pre­mier (deuxième, troisième) âge. Nombreuses aussi sont les locutions verbales et adverbiales qui servent à dénommer directement divers phé­nomènes ou aspects de la réalité : perdre pied, lâcher prise, être aux prises avec qn ou qch, mettre qn dans l'embarras, prendre qn au dépour­vu, chercher ses mots, enfin de compte, en bras de chemise, à part entiè­re, cousu main, (opération) à cœur ouvert.


Contrairement aux groupements soudés, les ensembles phraséologi­ques sont généralement formés conformément aux normes syntaxiques du français moderne, ils ne renferment guère de mots et de tournures vieillis, archaïques. Les ensembles phraséologiques admettent parfois la substitution d'autres mots à l'un de leurs mots-composants sans que le sens de la locution entière change. Ainsi il existe plusieurs variantes de l'expression dormir comme une marmotte ; on peut dire également dor­mir comme un loir, dormir comme une souche, dormir comme un son­neur, dormir comme un sabot. Il en est de même pour pleurer comme une fontaine dont la variante est pleurer comme une Madeleine. On dit pa­reillement être triste comme un bonnet de nuit ou être triste comme une porte de prison, avoir le cœur gros ou avoir le cœur serré, monter sur les planches ou monter sur les tréteaux.


Les ensembles phraséologiques admettent dans certains cas la trans­position de leurs mots-composants sans que le sens du tout change : on dit aussi bien un temps de chien qu'un chien de temps, entendre pous­ser l'herbe qu'entendre herbe pousser.


Les mots-composants des ensembles phraséologiques prennent plus facilement que dans les groupements soudés une position distante :


On fait de la dépense devant les autres de temps en temps, et puis, dans le secret, du ménage, on tondrait, comme on dit, sur un œuf (G. S an d)
Amrouche s'y est si bien pris que même Roger M. du Gard, qui refuse d'ordinaire, a cru devoir s'exécuter... tout en m'en­voyant sans cloute, avec Amrouche, à tous les diables (A. Gide).
Des cas se présentent lorsque l'un des mots-composants de quelque ensemble phraséologique est déterminé par un terme de la proposition ne faisant point partie de cet ensemble :
Je n 'ai pas à mettre mon petit grain de sel mais, vous voyez, je me tords de toutes les avanies qu 'elle vous prodigue (M. Proust).
De même que pour les groupements soudés la structure lexicale des ensembles phraséoloqiques peut correspondre à celle des agencements libres (cf. : tirer une épine du pied et laver son linge sale en famille au sens direct et figuré).

Les rapports sémantiques entre les ensembles phraséologiques et les agencements libres sont pareils à ceux qui s'établissent entre les accep­tions différentes d'un mot polysémique. Notons que la démarcation entre les locutions de types différents n'est pas rigide compte tenu d'un certain entrecroisement de leurs traits caractéristiques ce qui entraîne un certain subjectivisme quant à l'interprétation de ces types. Ce fait a été mentionné par P. Guiraud [35. p. 7 et les suiv.] et rendu de façon imagée par V.N. Telia1.
§ 57. Les variantes phraséologiques. Un des traits particuliers de la phraséologie française est la variabilité de ses unités. En effet, un grand nombre de locutions phraséologiques est sujet à des modifications por­tant sur leur structure formelle. Ces modifications ne sont que partielles, elles ne portent atteinte ni au sens, ni à F image qui en principe restent les mêmes.

Il faut distinguer entre les variantes et les synonymes phraséologi­ques qui parfois prêtent à confusion Avons-nous variantes ou synony­mes dans tirer profit de et tirer parti de. ou dans ne pas remuer son petit doigt et ne pas bouger son petit doigt ?


Il y a synonymie si les distinctions formelles sont accompagnées d'une modification sémantique, dans le cas contraire nous avons varian­tes. C'est pourquoi il faudrait qualifier de variantes ne pas remuer (bou­ger) du petit doigt et de synonymes tirer profil de et tirer parti de.


Quant aux modulations stylistiques elles ne détruisent pas l'intégrité des locutions phraséologiques (se mettre [se foutre] en colère).

Les variations affectent parfois la structure grammaticale des locu­tions phraséologiques : on dira également jouer des mâchoires si jouet-dé la mâchoire, écorcher une anguille (ou ! 'anguille) par la queue, met­tre dam la (sur la, en) balance.

Très souvent c'est la composition lexicale qui varie. L'envergure sémantique du composant variable est très large. Ce peuvent être aussi bien des synonymes (abandonner / quitter la partie : saper les ba:;es /les fondements de... ; jeter des perles aux cochons /aux pourceaux : face / visage de carême) que des vocables à valeur sémantique éloignée (met­tre/réduire à la besace ; couper/manger son blé en herbe : faire flèche/ feu de tout bois : parler à un sourd/à un mur, aux rochers). Toutefois le plus souvent ce sont des vocables à sens plus ou moins voisin parmi lesquels : - des dénominations d'animaux (brider son cheval / son âne par la queue ; ne pas se trouver dans le pas d'un cheval /d'un âne, d'un mulet) ; donner sa langue au(x) chat(s) /aux chiens ; un froid de loup/de canard) : - des parties du corps (avoir un chat dans la gorge /le gosier ; jeter qch à la figure /à ta face, au nez de qn ; se tordre les mains /les bras, les doigts : river une chaîne au cou / au bras, aux pieds de qn).


Parfois c'est le changement de l'ordre respectif des mots-compo­sants qui crée des variantes : mettre du noir sur blanc et mettre du blanc sur noir.


Les variantes peuvent être aussi une conséquence de la coexistence de la locution phraséologique pleine et elliptique (sortir blanc [comme neige] : manger son bien [par les deux bouts} : boire le calice [jusqu 'à la lie} ; se laisser tondre [la laine sur le dos}).


Les variantes phraséologiques sont particulièrement fréquentes par­mi les combinaisons (le fardeau [lepoids] des années : lier \nouer\ amitié avec qn ; brûler [bouillir, griller] d'impatience). les ensembles phra-séologiques (garder, observer, sauver) les décors : contes (histoires) à dormir debout) : elles sont rares parmi les locutions soudées  la bailler bonne (belle) - « se moquer de ».

Le vocabulaire du français d'aujourd'hui abonde en locutions phra-séologiques. Cette richesse de la phraséologie confère à la langue françai­se un aspect expressif et imagé et minimise les affirmations de certains linguistes qui. se référant aux phénomènes de la formation des mots, in­sistent sur son caractère foncièrement abstrait.

 

CHAPITRE
IV    


LES EMPRUNTS


       

§ 58.
Remarques préliminaires
.


 Outre les sources internes, telles que l'évolution sémantique et la formation des mots et de leurs équiva­lents, le français possède, comme toute autre langue, une source externe de l'enrichissement du vocabulaire - l'emprunt aux autres idiomes.

Notons que l'acception du ternie « emprunt » est étendue outre me­sure dans certains travaux de linguistique.

C'est à juste raison que dans son œuvre capitale sur l'emprunt lin­guistique L. Deroy remarque qu' « on ne peut logiquement qualifier d'em­prunts dans une langue donnée que des éléments qui y ont pénétré après la date plus ou moins précise marquant conventionnellement le début de cette langue » |36, p. 6]

Le français a réellement fait des emprunts seulement après s'être' affranchi des caractères essentiels du latin, après avoir acquis les traits fondamentaux d'une langue romane particulière. C'est pourquoi il est incorrect de considérer comme emprunts proprement dits les mots d'ori­gine celtique (par ex : bouleau, bec. tonneau, etc.) et germanique (par ex. :jardin, fauteuil, gare, etc ) introduits à l'époque de la formation du français en tant que langue indépendante

L'emprunt à proprement parler se fait à un idiome foncièrement dif­férent de la langue emprunteuse. En ce sens il est abusif de parler d'em­prunts faits par le français à l'argot ou à des terminologies diverses, car l'argot et les nombreuses terminologies sont autant de rejetons du fran­çais commun. Il est difficile pour la même raison de qualifier de vérita­bles emprunts les mots dialectaux qui ont pénétré dans le vocabulaire commun, les dialectes étant aussi des variétés de la langue française na­tionale'.

Donc, nous appellerons « emprunts » uniquement les vocables (mots et locutions) et les éléments de mots (sémantiques ou formels) pris par le français à des langues étrangères ainsi qu'aux langues des minorités na­tionales (basque, breton, flamand) habitant le territoire de la France. On emprunte non seulement des mots entiers quoique ces derniers soient les plus fréquents. Les significations, les traits morphologiques et syntaxi­ques sont aussi empruntables. C'est ainsi que l'acception récente du ver­be français réaliser « concevoir, se rendre compte » est un emprunt sémantique fait à l'anglais. Croissant (de boulanger) et lecteur (de l'Uni­versité) sont des emprunts sémantiques venus de l'allemand. Créature a pris à l'italien le sens de « protégé, favori ». (« C'est une créature du dictateur »). Sous l'influence de l'anglais contrôler et responsable ont reçu respectivement le sens de « dominer, maîtriser » (« contrôler ses passions ») et « raisonnable, sérieux » (« une attitude responsable »). Le sens de l'anglo-américain u
ndésirable
a déteint sur le français indésira­ble qui lui aussi désigne à présent une personne qu'on refuse d'accueillir dans un pays.

Une façon toute particulière d'emprunter est celle d'adopter non seu­lement la signification, mais aussi la « forme interne » du vocable étranger. Ce type d'emprunt est appelé « calque ». En guise d'exemple signalons surhomme modelé sur l'allemand Ûbermensch ; franc-maçon et bas-bleu reproduisant les formations anglaises free-mason et blue-stocking ; prêt-à-porter est aussi un calque de l'anglais ; gratte-ciel correspond à l'anglo-américain sky-scraper. Les locutions marée noire, plein emploi sont calquées sur des tours anglais black tide et full employment.


Les éléments morphologiques sont introduits dans la langue par l'in­termédiaire d'une série de mots d'emprunt comportant ces éléments. Le suffixe -ade, avant de devenir un suffixe français faisait partie de nom­breux substantifs pris à d'autres langues romanes. Les suffixes -esque et

-issime sont venus par le biais d'italianismes. C'est par le truchement d'une multitude d'emprunts faits au latin que le suffixe -ation a pris raci­ne en français ; -isme y a été introduit à la suite de la pénétration de nombreux mots latins formés avec ce suffixe de provenance grecque.

Il est possible d'emprunter non seulement des éléments significatifs, mais aussi des sons ou des combinaisons de sons. Pour ce qui est du français c'est le cas du léger « coup de glotte » introduit avec les mots d'origine germanique et rendu graphiquement par le h dit aspiré : hache, hareng, haricot, héros, hors-d"œuvre, etc. À l'heure actuelle on signale l'intrusion du son [h] par l'intermédiaire des mots anglais en -ing, fait qui est déploré par beaucoup de linguistes : aujourd'hui l'articulation de ce son soulève encore des difficultés, son assimilation (si assimilation il y a !) dans l'avenir pourrait porter atteinte au système phonique du fran­çais.

Si la langue s'oppose à l'intégration des sons étrangers, elle accueille plus facilement les nouvelles combinaisons ou positions de sons exis­tants. Ainsi, par exemple, les combinaisons [sn], [st], [sk], [sp] impossi­bles au début des mots en ancien français, ne choquent plus depuis l'adoption de nombreux mots latins les comportant (cf. : stérile, stimuler, statue, spectacle, spécial, spatule, scandale, scalper, scander, stade, sta­ble, stagner, etc.).

L'étude des emprunts révèle nettement le lien existant entre la lan­gue et l'histoire du peuple qui en est le créateur.

Le vocabulaire du français moderne compte un assez grand nombre d'emprunts faits aux idiomes étrangers à des époques différentes.

Chaque période du développement du français est caractérisée par le nombre et la qualité des mots empruntés, ce qui découle des conditions historiques concrètes, du caractère des relations entre le peuple français et les autres peuples.' Parfois l'emprunt est dicté par la mode ou par un snobisme ridicule. Mais, en règle générale, c'est la langue d'un peuple qui, à une époque donnée, a acquis un grand prestige dans l'arène mon­diale, une influence économique et culturelle prépondérante qui devient une féconde source d'emprunt. C'est pourquoi les emprunts présentent un grand intérêt non seulement pour le linguiste, mais aussi pour l'histo­rien, en tant que document historique et culturel.

Afin que l'emprunt s'effectue aisément l'influence politique, cultu­relle d'une nation sur une autre à une époque donnée n'est guère suffisan­te à elle seule. L'emprunt est surtout facilité lorsque la langue qui puise et celle qui sert de source appartiennent à la même famille et surtout à la même branche.

L'itinéraire des emprunts est parfois fort compliqué. Selon que l'em­prunt à une langue s'effectue immédiatement ou par l'entremise d'une autre langue, il est direct ou indirect. Les mots exotiques du vocabulaire français sont fréquemment des emprunts indirects. Ainsi pirogue est un emprunt fait à la langue des Caraïbes par l'intermédiaire de l`espagnol : bambou a été pris au portugais, qui à son tour l'a emprunté au malais : albatros et véranda, d'origine portugaise, tornade de provenance espa­gnole ont été introduits en français par l'anglais : barbecue - mot haïtien a pénétré dans le français par l'anglais via l'espagnol.

Signalons à part certains mots qui, après avoir été pris au français par d'autres langues, sont revenus méconnaissables à leur bercail linguisti­que : tel est budget emprunté directement à l'anglais et remontant à l'an­cien français bougette - « petit sac » ; tennis venu de l'anglais n'est rien autre qu'une altération de la forme française « tenez ». tenue de jeu de paume : humour pris aussi à l'anglais remonte au français humeur au sens de « penchant à la plaisanterie ». Un cas curieux est offert par l'emprunt récent badlands fait à l'anglais qui à son tour est calqué sur le français « mauvaises terres ».

Les emprunts faits par une langue sont parfois géographiquement limités. Ainsi en Belgique l'emprunt allemand bourgmestre est l'équiva­lent de « maire ». Les tenues de football anglais goal, goal-keeper, back, half, shoot, shooter, hands, corner couramment employés en Belgique sont plus volontiers remplacés en France par les traductions françaises correspondantes : but, gardien de but, arrière, demi, tir, tirer, coup de main (ou main}, coup de coin... Il arrive souvent que l'emprunt prenne dans les pays de la francophonie un sens inconnu ou inemployé par les Français. Les Canadiens francophones emploient couramment char (lat.) pour « automobile ». les petits chars pour « tramway », pamphlet (angl.) pour « brochure, tract, prospectus » : en Suisse le mot fanfaron a pris le sens de « musicien, membre d'une fanfare » : en Suisse et en Belgique auditoire (lat.) est employé pour « salle de cours ». alors que pour les Français de l'Hexagone c'est « l'ensemble des personnes qui écoutent » ou « l'ensemble des lecteurs (d'un ouvrage, d'un journal) : carrousel (ital.) qui en France signifie « variété de parade de cavaliers » a pris en Belgique et en Suisse le sens de « manège forain, chevaux de bois ») (cf. en russe «карусель») : un cannibal (esp.) est pour les Français « un an­thropophage » alors qu'en Belgique il reçoit encore le sens de « pain de mie grillé garni de viande crue haché et assaisonné ».

Passons à présent en revue les sources des emprunts faits par le fran­çais en suivant autant que possible l'ordre chronologique de leur pénétra­tion massive.

§ 59. Les emprunts aux langues classiques. Le latin, langue-mère des langues romanes, a profondément marqué la langue française. L'enrichissement du vocabulaire français par des vocables et des éléments la­tins date de la période de la formation de la langue française comme telle et se poursuit jusqu'à nos jours.

On peut dire que le latin a servi de tout temps au français de source inépuisable d'enrichissement. Quant à l'influence du grec ancien, tout en étant assez considérable à partir du XIVe siècle, elle n'est guère aussi illimitée que celle du latin.

C'est surtout au XVIe siècle, à l'époque de la Renaissance de la cul­ture et de l'art antique, que l'influence latine et grecque s'est fait sentir. On trouve une quantité de mots latins et grecs dans les œuvres de Rabe­lais, de Montaigne et d'autres écrivains de ce temps qui. conformément aux tendances dirigeantes du siècle exprimées dans la théorie de Du Bel­lay, usaient de tous les moyens et sources possibles pour combler les lacunes dans le vocabulaire de la langue maternelle.

C'est surtout pour remédier au manque de ternies abstraits qu'on a eu recours à l'emprunt aux langues mortes. Ce sont des mots tels que : évolution, concours, éducation, structure, social, énumération, explica­tion, exister, assimiler hésiter (au latin) ; académie, épigramme, hypothè­se, sympathie, périphrase, anarchie, économie, politique, aristocratie (au grec).

À coté des emprunts de vocables entiers il faut mentionner un grand nombre d'emprunts d'éléments de mots, de bases formatives etd'affixes. Certains d'entre eux continuent jusqu'à nos jours à servir de moyens fé­conds de création de mots nouveaux. Signalons les affixes productifs empruntés : -ation < lat. -ationem, -ement < lat. -amentum, -ité < lat -itatem, -ible < lat. -ibilis, -ique < lat. -ïciis. -ïca confondu avec le grec -icos ; -al < lat. -alis ; -isme < lat. -ismus <gr. -ismos ; -iste < lat. -ista < gr. -istes ; -is(er) < gr. -izeïn : anti- < « contre » < gr. anti-. Pas mal de mots sont formés de bases formatives latines et grecques. Telles sont les formations latines : manuscrit (lat. manus + scriptum - « écrit à la main »). vermifuge (lat. vermis = « ver » + fugere = « fuir ») : locomotive (lat locus = « lieu » + motus - « mouvement ») : les formations grecques aérodrome (gr. aêr = « air » + dromos = « course ») : mastodonte (gr mastos = « mamelle » et odous, odontos = « dent »). photographie (gr. photos - « lumière » + graphia = « inscription ») : microphone (gr mikros = « petit » + phône = « voix ») : aérolithe (gr. aêr + lithos = « pierre »). les formations hybrides, gréco-latines : vélodrome (lat velox - « rapide » + gr. dromos = « course »). coronographe (lat. corona + gr. graphia) « instrument d'étude de la couronne solaire ».

On peut dire que l'influence latine sur le français a été si forte que sa structure même s'en est ressentie.


Notons que les mots et les éléments de mots empruntés au latin et au grec ancien sont par tradition appelés « savants » par opposition à ceux qui sont parvenus par la voie populaire.

Cependant le terme « mots savants » est devenu purement conven­tionnel dans le français moderne. Effectivement beaucoup d'emprunts aux langues mortes ne restent guère cantonnés, comme au moment de leur apparition, dans l'une ou l'autre terminologie spéciale ; ils finissent par s'ancrer dans la langue commune. Nombre de mots étymologique-ment « savants » dont régiment, nature, imbécile, facile, fatiguer, habi­tuer, imaginer sont perçus comme étant d'origine française. Tout Français se sert non seulement des anciens emprunts tels que penser et réfléchir. mais aussi des créations réussies plus récentes comme avion, aviation, téléphone, photographie, magnétoscope, vidéothèque formés à partir d'élé­ments latins ou grecs.
§ 60. Les emprunts aux langues orientales. Les langues orientales ont enrichi le français d'un certain nombre de vocables ayant trait tant aux mœurs des peuples d'origine qu'aux acquisitions de la culture mon­diale.

De l'hébreu le français tient surtout des termes bibliques dont allé­luia < hallelou-yah - « louez l'Eternel >>, amen - « ainsi soit-il ». cabale < quabbalah. proprement « tradition », chérubin < keroftbîm. plur. de keroûb - « sorte d'ange », sabbat < schahbat, proprement « repos ». satan < satan - « adversaire ». ensuite nom de l'esprit du mal dans la Bible, séraphin < seraphîm - « sorte d'ange ». Ces mots ont été transmis en français par le latin ecclésiastique.

Le français a aussi adopté quelques mots persans dont la plupart lui sont venus par l'intermédiaire d'autres langues dont l'espagnol, l'italien, l'arabe. Certains d'entre eux qui reflétaient d'abord des phénomènes in­digènes ont reçu par la suite un emploi étendu ; tels sont bazar < bazar, caravane < karwan. échec < shah - « roi ». taffetas < tafia, proprement « tressé, tissé », derviche < dervich - « pauvre ».

Il faut accorder une place à part à l'arabe dont l'influence remonte encore au Moyen Âge. surtout à l'époque de l'épanouissement de la cul­ture, de la science, de la philosophie arabes lors de la domination des islamistes dans le bassin méditerranéen et leur séjour en Espagne

Le français doit à l'arabe des termes médico-pharmaceutiques : alco­ol < al-kohl. élixir < al-iksîr - « pierre philosophale ». sirop < charâb. proprement « boisson » : des ternies de mathématiques : zéro < sifr (qui donne chiffre et zéro par deux transcriptions différentes), algèbre < ald-jabr : des tenues astronomiques . zénith <samt, proprement « chemin » et son doublet azimut < as -samt - « le chemin » : des ternies de chimie . alambic < al-anbîq - « vase à distiller ». alchimie < al-kîmiyâ - « magie noire ». alcali <al-qâly - « soude ». Ce sont aussi des dénominations de cultures et de produits importés : orange < narandj,  abricot <
al-barqûq.
artichaut < harsufa. coton < qutun. loukoum < rahal lokoum - « le repos de la gorge », safran < za'farân. satin <zaytoûnî. proprement « de la ville de Zaitoûn ». nom arabe de la ville chinoise qui porte aujourd'hui le nom Tsia-Toung où cette étoffe était fabriquée.

Ce sont enfin des mots reflétant les réalités et les coutumes des pays arabes : harem < haram. proprement « ce qui est défendu, sacré ». calife < khalifa. proprement «vicaire (de Mahomet) ». émir<amîr, caïd<qâid -« chef de tribu ». fellah <fallâh - « cultivateur » : c'est ici que viennent se ranger la plupart des emprunts plus récents qui ont pénétré dans la langue française après la conquête de l'Algérie dont casbah < quaçaba -« citadelle d'un souverain ». chéchia < châchîya - « coiffure en forme de calotte ». oued- « cours d'eau temporaire dans les régions arides ». djinn -« esprit de l'air, génie ou démon, dans les croyances arabes ». Certaines acquisitions plus récentes se sont teintées d'une connotation familière ou populaire. Ainsi souk et nouba en plus des sens respectifs de « marché couvert » et « musique militaire, comportant des instruments indigènes » signifient dans le langage familier « grand désordre » et « tête, noce » (cf. '.faire la nouba, une nouba à tout casser] : barda < barda 'a - « ba­gage » ; maboul < mahbûl - « fou. toqué » ; toubib < tbib - « médecin »
§ 61. Les emprunts aux langues romanes. C'est avant tout l'italien qui a laissé une trace profonde dans la langue française. Il a exercé son influence à deux reprises, au XVIe et au XVIIIe siècles. « Son action au XVIe siècle. - écrit A. Darmesteter - avait porté un tel trouble que cer­tains écrivains, comme Henri Estienne. durent prendre la plume pour dé­fendre la pureté de la langue française. » [37, p. 117]. Les emprunts à l'italien sont dus aux campagnes militaires (de 1494 à 1558) en Italie de même qu'à l'influence croissante de la culture italienne

La pénétration et l'établissement des marchands et des banquiers ita­liens dans les villes du midi de la France ont pour autant contribué à la propagation des italianismes.

Les emprunts à l'italien se rapportent comme en général la plupart des ternies étrangers, à des sphères déterminées de l'activité humaine.

La guerre avec l'Italie et la prise de connaissance avec Part militaire italien ont introduit en français des ternies de guerre comme :, attaquer < attaccare, barricade < barricata, bastion < bastione, bataillon < batta-glione, brigade < brigata, canon < canone : cantine < cantina , cartouche < cartoccio, cavalcade < cavalcata, cavalerie < cavalleria. Cavalier <  cavalière, citadelle < cittadella, colonel < colonnello, caporal < ca-porale, escadron < squadrone, escorte < scorta, fantassin < fantaccino. parapet < parapetto, sentinelle < sentinella, soldat < soldato.


Parmi eux quelques termes de marine : boussole < bossolo. Escadre
< squadra, golfe < golfo : frégate < fregata.



La similitude de la vie à la cour royale dans les deux pays a contribué à la pénétration de mots tels que : altesse < altessa, ambassade < ambas-ciata, cortège < corteggio, courtisan < conigiano, mascarade < masca-rata, page < paggio.


L'influence de l'art italien en France surtout dans les domaines de l'architecture, de la musique, de la peinture a aussi marqué de son em­preinte le vocabulaire français.

Signalons entre autres des tenues d'architecture et d'ornementation : balcon < balcone, cabinet < cabinetto, façade < facciata. belvédère < belvédère, corridor < corridors, pergola ; faïence < faenza, maquette < macchietta, fresque <fresco, mosaïque < mosaïco ; des termes de musi­que (qui pénètrent surtout au XVIIIe siècle) : ariette < arietta, arpège < arpeggio, concerto, finale (m), duo. soprano, ténor, bel canto, sérénade < serenata, proprement « ciel serein ». barcarolle < barcarola, opéra < opéra, proprement « œuvre » : des termes de peinture : aquarelle < ac-quarella, pittoresque < pittoresco, pastel < pastello.


Les relations commerciales, l'influence du système des finances ont aussi apporté un grand nombre de tenues spéciaux, dont : banque < banca. banqueroute < banca rotta - « banc rompu » (on brisait le comptoir du banquier qui faisait faillite), bilan < bilancio, crédit < crédita, faillite < fàllito.


Nommons encore de la vie courante : brocoli, macaroni, macaron, spaghetti, ravioli, chipolata < cipollata , tombola.


L'influence de l'italien sur le français a été si grande que certains mots italiens ont éliminé les vocables correspondants de souche françai­se. Tel est le cas des mots d'origine italienne canaille, cavalerie, guirlan­de qui ont supplanté les anciens mots français chenaille, chevalerie, garlande.


Récemment le français a pris à l'italien pizzeria, scampi. - « grosse crevette préparée à l'italienne » : tortellini - « pâtes alimentaires farcies en forme de petites couronnes » ; ajoutons encore paparazzi, papamobile - « voiture blindée du pape » et l'interjection familière tchao.


À peu près vers la même époque, c'est-à-dire aux XVIe. XVIIe, XVIIIe siècles, le français a subi l'influence de l'espagnol. Encore « au XVIe siècle des contacts assez fréquents, notamment par des mercenaires aux années et d'autres immigrants, et par des invasions de troupes espagnoles pendant les guerres de religion, ont introduit en France des mots espa­gnols... c'est surtout au XVIIe siècle... à la cour de Louis XIII que s'est fait sentir l'influence espagnole et que la littérature espagnole a été con­nue » [38. p. 169],

Les emprunts espagnols se rapportent à différents domaines de l'ac­tivité humaine. Ce sont des termes militaires : adjudant < ayudante. mirador(e) < mirador de mirar - « regarder ». guérilla, caparaçon -« couverture de cheval ». signalons à part camarade qui de terme militaire est devenu un mot de la langue commune ; des termes de marine : embarcation < embarcacion, embargo, canot < canoa ; embarcadère < embarcadero ; des termes musicaux : castagnette < castaneta < castana - « châtaigne ». boléro < boléro - « danseur ». tango ; jota (danse anda-louse), fandango : des termes culinaires  chocolat < chocolaté ; vanille <  vainilla, tomate < tomate, caramel < caramelo. alberge < alberchiga - « petit abricot moucheté de brun ». Ce sont aussi d'autres vocables différents dont les plus répandus : algarade < algarada - « cris poussés par des combattants ». jonquille <]unquille < junco - «jonc ». mantille <  mantilla, carapace < carapacho, infant < infante, hidalgo < hijo de algos - (« fils de qn ») - « noble espagnol », sieste < siesla, créole < criollo, cigare < cigarro, canari < canario, adj. « (serin) des Canaries ». cannibale < cambal, pastille < pastilla , brasero de braxa - « braise »


Nommons encore les termes de tauromachie : corrida, torero, toréa­dor, matador, picador ; espada ; banderille < banderilla : toril - « en­ceinte où l'on tient enfermés les taureaux, avant la corrida ».

Parmi les emprunts les plus récents citons fiesta . tapas - « petites entrées servies à l'apéritif» ; paella - plat espagnol, à base de riz. de viande blanche et de légumes.

Tout comme pour l'influence espagnole, la pénétration de mots por­tugais se rapporte surtout au XVP-XVIIP siècles. Ce sont : albinos, man­darin, caste < casta- « race ». fétiche < feitiço ; autodafé < auto da fe -« supplice du feu après l'acte de foi ». caravelle < caravela, bambou < bambu, banane < banana, baroque < barroco - « perle irrégulière ». albinos < albino - du latin alho - « blanc ».
§ 62. Les emprunts aux langues germaniques. L'apport fait au français par l'allemand est assez important. Avant le XVIe siècle les em­prunts à l'allemand sont encore peu nombreux. Au XVIIe siècle, avec l'emploi des mercenaires allemands dans l'année française, l'influence de l'allemand se fait nettement sentir. Cette influence s'accroît au XVIIe siècle, surtout pendant la guerre de Trente Ans qui avait conduit les troupes françaises en Allemagne. Les relations commerciales et culturelles plus régulières au cours des siècles suivants, sans oublier les hostilités des époques de la Révolution française et des deux Empires, ont provoqué de nouveaux emprunts. Il est notoire que les deux guerres mondiales n'ont point laissé de trace ce qui est dû à un réflexe de défense linguistique bien justifié.

L'allemand a fourni surtout des termes de guerre dont sabre < Sabel, bivouac < du suisse allemand Biwacht - « patrouille supplémentaire de nuit ». havresac < Habersack - « sac à avoine ». reître < Reiter -« cavalier ». schlague < Schlag - « coup », halte < Hait de halten au sens de « s'arrêter », blockhaus < Blockhaus - « maison charpentée » Ce sont aussi des ternies de musique et de danse tels que : accordéon < Akkordion, harmonica < Harmonica, fifre <empr, du suisse allemand Pfifer - « celui qui joue du fifre », lied - « chant », leitmotiv, valse < Walzer ; des noms d'objets et de produits vulgarisés par les Allemands : chope < Schoppen, vermouth < Wermut, nouille < Nudel, choucroute < emprunté au dialecte allemand en Alsace sûrkrût correspondant à l'al­lemand Sauerkraut, kirsch - « eau de cerise » < Kirschwasser, sch­naps - « eau de vie de pomme de terre ou de grain » : des termes scientifiques et techniques : zing < Zink, potasse < Pottasche - propre­ment « cendre du pot ». cobalt < Kobalt, aspirine < Aspirin et aussi spath, quartz [kwarts], nickel, ersatz, drille de drillen - « percer en tournant », spiegel < Spiegeleisen - « fer de miroir ». Ce sont encore des mots se rapportant à des domaines différents de la vie quotidienne blafard < empr. au moyen ail. Bleichvar - « de couleur pâle », chena­pan < Schnapphahn - « maraudeur », loustic < lustig - « gai », rosse
<  Ross
- « coursier », vasistas > Was ist das ?, nom plaisant de cette ouverture par laquelle on peut s'adresser à quelqu'un.

Les emprunts tels que Reichstag, Wehrmacht, Gestapo, Diktat, An-schluss, Gauleiter, Landtag, Stalag, Bunker, ayant trait aux événements politiques de la dernière guerre mondiale et de l'occupation nazzie. conser­vent leur aspect étranger et le caractère spécifiquement allemand des notions exprimées.

Ajoutons les acquisitions plus récentes : colorature, handball, stru-del, schlass - qui en allemand signifie « très fatigué » et en français « ivre, soûl ».

L'influence anglaise se manifeste nettement à partir du XVIIe siè­cle.

Mais c'est au cours du XVIIIe et XIXe siècles qu'un nombre considé­rable de mots anglais pénètre dans le vocabulaire français. Ce fait s'expli­que par l'intérêt croissant des Français pour le régime parlementaire établi en Angleterre à la suite de la révolution de 1649 ; c'était aussi le résultat de l'influence de la philosophie et de la littérature anglaises.

L'anglaisa enrichi le français en termes politiques ; parmi les termes ayant trait au système parlementaire et à la vie politique et publique ci­tons : vote, budget (ancien emprunt à la vieille langue française), club, bill, comité < committee, corporation, jury, opposition (dans son sens politique), ordre du jour (d'après order ofthe day). parlement (dans son sens moderne) < partiament, session. Plus récents sont les emprunts : boycotter < to boycott, interview, leader, meeting, lock-mit, blackbouler, reporter, speaker, trade-union, hold-up.


Les termes anglais pénétraient dans le vocabulaire du français durant tout le XIXesiècle par suite de l'essor de l'industrie en Angleterre et des relations commerciales animées avec la France.

On constate un afflux de termes techniques et industriels : rail, tender, tramway, tunnel, express, cargo, travelling, coaltar, pipe-line, ca­meraman, parking, jersey, cheviot(e) < cheviot, shampooing.


Ce mouvement est loin de s'affaiblir, ce qui peut être illustré par les emprunts récents transistor, jet [dget], télétex, scanner, supertanker, tu­ner, spoule, know-how.


Les jeux sportifs anglais se sont répandus aussi bien en France que dans d'autres pays et : l'emprunt de tel ou tel sport a amené l'emprunt des termes correspondants : tels sont : sport, sportsman, sportswoman, tou­risme < tourism, touriste < tourist, boxe < box, boxer < to box, derby, football, basket-bail, handicap, golf, tennis, match, record, skating, wa-ter-polo, badminton, crawl, roller < ro/lerskater « patineur », suppor­ter (m), partenaire < partner, jockey, starter.


L'intérêt excessif à tout ce qui vient de l'Angleterre est devenu depuis le XIXe siècle une vraie anglomanie pour certaines couches so­ciales ; c'est ce qui explique un grand nombre d'emprunts se rapportant à la vie journalière, par exemple : bar, bifteck < beefsteak, cocktail, grog, pudding, rosbif < roastbeef, sandwich, gin, tonic, cottage, squa­re, stand, smoking, dandy, snob, festival, sketch, star, flirt, spleen, pos­ter (une lettre) < topost, dancing, music-hall, clown, toast, snow-boot, short, pull-over, sweater, standing, shopping, scotch, self-service, tag, cool.


Le français compte un nombre considérable d'américanismes qui y pénètrent à partir du XIXe siècle. À l'heure actuelle le prestige de l'Amérique en raison de son essor scientifique et technologique contri­bue à l'afflux de termes venus d'outre-Atlantique. Ce sont, entre autres : celluloïd, cow-boy, rancho. lunch, bluff, blizzard, gangster, kidnapper, hit-parade, blue-jean, bermuda, sporfwear. hot-dog, surf, squatter, yankee, teenager, tee-shirt, fast-food, pop-corn, électrocuter, bulldozer, in­ternet, big-bang.

§ 63. Les emprunts au russe. C'est au XVIIIe siècle qu'on compte dans le vocabulaire français les premiers emprunts faits au russe. Ces mots étaient alors peu nombreux et ils appartenaient à des domaines dif­férents de l'activité humaine. Ces premiers emprunts au russe ne sont encore pour la plupart que des mots exotiques dans le vocabulaire fran­çais. Ce sont des mots tels que : archine, artel, boyard, balalaïka, cosa­que, datcha, dvo-rnyk, hetman. izba, kacha, knout, kopeck, koulak, mammouth, mazout, moujik, rouble, samovar, steppe, taïga, tchernoziom, téléga, touloupe, toundra, troïka, ukase, verste. vodka, zakouski, intelli­gentsia.


Ces mots avaient pénétré en France par l'intermédiaire de la littéra­ture russe traduite en français et ils désignaient pour la plupart des phé­nomènes ayant exclusivement traiï à la vie de la Russie.

La pénétration des mots russes de l'époque soviétique porte un ca­ractère tout différent. Les emprunts faits au russe après la Révolution d'Octobre sont surtout des termes à valeur sociale et politique, ainsi que des termes économiques.              

Ce sont des mots qui ont été adoptés intégralement, par exemple : kolkhoze, sovkhoze, komsomol, bolchevik, Soviet : mentionnons encore, d'une part, samizdat qui reflétait les aspirations des démocrates à la liber­té de la parole et. d'autre part, le spoutnik qui a fait sensation dans le monde entier.

Parfois ce sont des bases normatives russes auxquelles se sont ajou­tés des affïxes internationaux ou français : léniniste, léninisme, kolkho­zien, sovkhozien, stakhanovisme, stakhanoviste.


Cela peuvent être aussi des mots qui ont été déjà formés en russe avec des morphèmes ou éléments internationaux : collectiviser, collecti-visation, tractoriste, agit-prop « agitation et propagande »

Une partie des emprunts russes reflétant l'époque soviétique sont devenus des historismes.

Un cas curieux est présenté par le mot lunik qui a été formé en fran­çais par l'adjonction à lune de l'élément -ik extrait du mot spoutnik. Ain­si -ik fait figure de suffixe exotique en français.

Les emprunts au russe représentent souvent des calques qui repro­duisent la « forme interne » et le sens du vocable étranger par les moyens linguistiques de la langue emprunteuse comme dans : autocritique, plan quinquennal, journal mural, maison de repos, jardin d'enfants, sans-parti, minimum technique, agroville (=agrograd). Citons encore refusnik- sorte de calque-centaure à base française flanquée d'un suffixe russe.

Parmi les mots les plus récents nommons kalachnikov et tokamak (terme de physique), sans oublier les fameux glasnost, perestroïka. Si­gnalons que certains emprunts au russe ont pris une connotation nette­ment défavorable (cf. : apparatchik, goulag).
§ 64. Les emprunts aux langues des minorités nationales. L'ap­port fait au vocabulaire du français par les langues des minorités na­tionales habitant le territoire de la France est moins considérable. Signalons toutefois les emprunts faits au breton qui sont les plus nombreux : goé­land < bas breton gwalan - « grande mouette », bijou < bizou - « anneau pour le doigt (biz) » qui a supplanté en partie joyau, biniou — « sorte de cornemuse bretonne », dolmen fabriqué avec deux mots bretons taol -« table » et men - « pierre » et désignant un monument mégalithique; formé d'une grande pierre plate posée sur d'autres pierres verticales, menhir de men - « pierre » et hir - « long » qui est un autre mégalithe.
§ 65. La répartition des emprunts parmi les couches différentes du vocabulaire. Une grande partie des emprunts surgissent dans la lan­gue comme termes spéciaux. Les emprunts ont visiblement complété les diverses terminologies : scientifique, militaire, politique, sportive, etc. Ce­pendant beaucoup de ces vocables, plus ou moins francisés, ont franchi par la suite leslimites de la terminologie à laquelle ils appartenaient primi­tivement et sont devenus d'un usage courant. Tels sont de nombreux em­prunts faits par le français au latin (évolution, structure, social, etc.), au grec ancien (anarchie, politique, économie, etc.), à l'italien (attaquer, brigade, cantine, etc.) ; tels sont aussi certains emprunts faits à l'espa­gnol (camarade, retable, tango), à l'allemand (accordéon, havresac), à l'anglais (vote, club, rail, express, symposium, snack-bar). ,

Les emprunts peuvent être particulièrement favorisés'dans quelque domaine spécifique. Ainsi, à l'heure actuelle la langue de la publicité qui est la première à refléter l'influence du mode de vie américain (american way of life) abonae'en anglicismes et américanismes (short, coca-cola, drug-store, whisky, walkman - « baladeur » (appareil), Paris by night, etc.)
§ 66. L'adaptation des vocables empruntés au vocabulaire de la langue française. Les mots empruntés s'adaptent à un degré différent au vocabulaire de la langue emprunteuse. L'intensité du processus d'adapta­tion qui s'effectue sous l'action des lois internes de développement varie selon l'origine du mot emprunté, sa structure, son sens, la sphère de son emploi : elle dépend aussi de l'époque à laquelle se rapporte l'emprunt. Il faut distinguer :

1. Les emprunts qui manifestent une faible adaptation et qui par leur structure figurent dans le vocabulaire du français moderne en qualité de mots étrangers. Ces vocables étrangers qui vivent ainsi en marge de la langue courante sont appelés xénismes (du grec xenos - « étranger »). Ici il faut nommer tous les mots exotiques servant à rendre la couleur locale (entre autres : condottiere, vendetta de l'italien, izha. ukaze, samovar, zakouski du russe, chapska, mazurka du polonais.paria de l'indien, cor­nac - « conducteur d'éléphants » du cingalais. Beaucoup d'emprunts an­glais ou anglo-américains, surtout parmi les plus récents, conservent, eux aussi, leur aspect étranger non seulement pour l'orthographe, mais aussi pour la prononciation, qui reste souvent insolite : cottage, cocktail, groom, whisky, walkman = « baladeur » etc.). Tous ces mots font figure d'intrus dans le français moderne.

2. Les emprunts naturalisés français qui en vertu des modifications phonétiques et morphologiques plus ou moins profondes ne se distin­guent plus des mots de souche française.

Il n'y a pourtant pas de cloison étanche séparant ces deux catégories d'emprunts. Entre ces deux extrémités vient se placer un grand nombre de mots d'emprunt en voie d'assimilation. Ainsi qu'on l'a vu d'après les exemples signalés, les mots ne sont guère transférés mécaniquement d'une langue dans une autre. La plupart des mots empruntés subissent des mo­difications plus ou moins grandes quant à l'aspect phonique, la composi­tion morphologique ou l'orthographe. Ces altérations se font dans le sens de l'accommodation des mots empruntés à la structure des mots indigè­nes conformément aux lois internes de développement de la langue em­prunteuse.

Parmi les emprunts assimilés viennent se ranger en premier lieu les mots d'origine latine et romane qui par leur structure se rapprochent le plus des mots purement français et se confondent souvent avec ces der­niers. Les mots d'origine non romane se conforment moins aisément à la langue française. Cependant les lois d'adaptation restent dans les grandes lignes les mêmes pour n'importe quel mot d'emprunt.

En ce qui concerne' la prononciation, la grande majorité des mots d'emprunt s'accommode à l'accentuation et au système de sons du fran­çais

L'adaptation à l'accentuation française se fait de la façon suivante :


1.  Lorsque le mot étranger est un oxyton, aucune de ses syllabes n'est supprimée : par exemple : caparaçon < esp. caparazon, bouledogue < angl. bull-dog, redingote < angl. riding-coat ; bolchevik (russe).

2.  Lorsque le mot étranger est un paroxyton, on conserve souvent l'accent sur la même syllabe ; alors, à cet effet, tantôt on retranche la dernière syllabe, par exemple : artisan < ital. < artigiâno. balcon < ital. balcône, chocolat < esp. chocolaté : tantôt on remplace la dernière voyel­le par un e muet, par exemple : cadence < ital. cadénza, mascarade < ital. mascarâta : parfois, cependant, l'accent ne s'est pas maintenu et le pa­roxyton devient sans aucun retranchement de syllabe un oxyton, par exem­ple : bravo <ital. bravo, malaria <ital. malaria, guérilla <esp. guérilla, flamenkô < esp. flamenco, loustic < ail. lûstig : partenaire < angl par­tner, spoutnik < russe спутник.

3. Les cas lorsque le mot étranger est un proparoxyton sont rares, par exemple :piccolô < ital.piccolo, tombola < ital. tombola, caméra < angl. caméra.

Les mots d'emprunt subissent des modifications plus ou moins gran­des qui ont pour effet leur adaptation au système de sons du français.

Le système de voyelles des langues romanes méridionales est assez proche de celui du français. C'est pourquoi dans les mots d'emprunt les voyelles sont généralement conservées presque sans changement. Notons pourtant que les voyelles nasales qui n'existent ni en italien ni en espa­gnol apparaissent dans les mots empruntés à ces langues. Une voyelle nasale est prononcée lorsque le mot d'emprunt comporte une des combi­naisons graphiques représentant cette voyelle nasale française, par exem­ple : bambin < ital. bambino, fanfarron <esp. fanfarron,

Le consonantisme du français et celui des idiomes romans méridio­naux offrent plus de divergences.

Tous les idiomes romans méridionaux possèdent la consonne [1] mouillée qui est représentée par gli en italien, par 11 en espagnol, par lh en portugais. Cette consonne existait encore en français, représentée par ill. à l'époque des emprunts massifs aux langues romanes. C'est pourquoi le son étranger a été simplement transcrit en français, par exemple  ital pigliare > piller, esp.flotitla > flotille. Au XVIIIe siècle [1] mouillé a été remplacé en français par la semi-voyelle [j].

Le français a longtemps répugné à la prononciation d'un groupe de consonnes sans l'appui d'une voyelle initiale ou médiale. C'est pourquoi les mots italiens scalata, scorta, spalliera, squadrone, scarpino sont de­venus en français escalade, escorte, espalier, escadron, escarpin.


L'espagnol possède deux fricatives sourdes inconnues au français La première [0]. qui est une interdentale est reproduite par c devant e et i.par z dans les autres cas. En français elle est transcrite s, ss, c, ç, t, par exemple : cigarro > cigare, caparazon > caparaçon, embarcation > embarcation. La deuxième qui est une vélaire [x] est représentée en espa­gnol par j. et par g devant e et i : en français elle est rendue par ch par exemple : Don Quijote > Don Quichotte.


Les modifications qui proviennent des divergences entre les sons français et les sons des langues germaniques sont moins régulières Si­gnalons les altérations les plus typiques :

1. Les voyelles des mots d'emprunt sont remplacées par des voyelles françaises plus ou moins proches. Pourtant ces dernières sont fort diffé­rentes de celles auxquelles elles se substituent C'est ainsi que la voyelle [A] des mots anglais club et lugger est rendue en français dans le premier cas par [ce], dans le deuxième par [u] (cf. : lougre - « petit bâtiment de pêche ou de cabotage »).

2. La diphtongue [au] représentée en allemand par au. en anglais par ou on ow est parfois prononcée [u] en français par, exemple : all. Sauerkraut > choucroute : clown prononcé [klaun] en anglais devient [clun] en français.

3. De même que dans les emprunts aux langues romanes la combi­naison graphique d'une voyelle suivie d'une consonne nasale correspon­dant à une voyelle nasale française est rendue par cette dernière en français, par exemple : all. Schnapphahn (« voleur de grand chemin ») > chena­pan, angl. riding coat > redingote.


Les combinaisons de plusieurs consonnes consécutives sont évitées grâce à la suppression d'une ou de certaines d'entre elles ou à Tintercala-tion d'un e muet, par exemple : angl. Roaslbeef > rosbif, becfsteak > bifteck, all. Landsknecht > lansquenet (au XVe siècle « soldat allemand mercenaire »).

4. La consonne affriquée ch [tf] en anglais est généralement rendue en français par la fricative ch [f |. par exemple : punch - « boisson légè­re » > punch, check > chèque, challenge > challenge.


5. Le système sonore de la langue russe se distingue profondément de celui du français. Cette différence est surtout sensible dans le domai­ne des consonnes. La fricative [x] est inconnue au français : elle y est remplacée par l'occlusive [k], écrite kh, par exemple : kolkhoze (cf. : aussi à l'emprunt allemand krach prononcé avec un [ k] final). Les affriquées ч
, ц
et la fricative щ. sont reproduites plus ou moins fidèlement par les combinaisons graphiques tch, ts et chtch. Mais comme ces sons n'appartiennent guère en propre au français les mots qui les contiennent trahissent aussitôt leur origine étrangère, par exemple : tsar, tcherno­ziom.


La liquide Ji dure que Ton rencontre dans «кулак» est rendue en français par le simple [1] - koulak.

Notons les modifications les plus nettement marquées dues à l'adap­tation des mots d'emprunt au système grammatical du français : la subs­titution de formes françaises aux formes étrangères correspondantes : penser < lat.pensare, piller < ital.pigliare, réussir < ital. riuscire. hâbler < esp. hablar, boycotter < angl. to boycott, sanatorium au lieu du latin sanatoria. le remplacement des suffixes (par exemple : -ata, italien et -ada, espagnol, ou -er. anglais) par des suffixes français correspondants (par -ade, -eur) ; la francisation des préfixes (ainsi, in- des mots italiens devient en- (em-) en français : imboscare > embusquer, incastrare > encastrer) : la formation de dérivés à partir de mots d'origine étrangère ' accompagnée parfois du rejet d'un affixe originaire  sportif (qui a élimi­né sportsman). sportivité, footballeur, skieur, monilorage, clownesque, clownerie, kolkhozien, etc : l'application de formes françaises à certains mots étrangers adoptés eux-mêmes dans une forme grammaticale déter­minée : quoique macaroni, confetti soient des substantifs pluriels ita­liens, ils prennenttoutefois un s au pluriel en français : les formes verbales latines lavabo («je laverai »), mémento (« souviens-toi ») tenus en fran­çais pour des substantifs en reçoivent toutes les caractéristiques.

La suppression d'un des éléments du vocable emprunté est aussi un indice de sa naturalisation : piano, kirsch, bock, pull, scripte se sont déta­chés de leurs prototypes étrangers piano-forte, Kirschwasser (« eau de ce­rise »). Bockbier (proprement « bière de bouc ». désignant une bière très forte), pull-over (proprement « se qu'on passe par-dessus »). script-girl (« personne chargée de noter les détails artistiques et techniques de la prise de vue »).

Quant à l'adaptation sémantique elle mérite d'être examinée à part.

Il est à noter que la majorité des vocables étrangers pénètrent dans la langue réceptrice non pas avec toutes les acceptions qu'ils avaient dans la ' langue donneuse, mais seulement avec une ou quelques-unes d'entre el­les. Ainsi le verbe attaccare qui signifie en italien « attacher, joindre, atteler les chevaux à la voiture » (attacar la carrozza) ; « attaquer, as­saillir, quereller (attacar lite) ». est entré dans la langue française dans le seul sens d'« attaquer ». Le substantif italien corridore signifie « corri­dor, galerie ; batteur d'estrade : cheval ; cheval coureur » ; il est venu dans la langue française avec le sens de « corridor ». Le substantif anglais tender veut dire « offre : acompte ; personne chargée de surveiller des malades, des enfants : tender » : dans la langue française tender est em­ployé uniquement comme ternie technique. En anglais le sens propre de clown est « rustre ». En français spoutnik est exclusivement un terme d'astronomie tandis qu'en russe il signifie encore « compagnon de route, de voyage ».

Les mots étrangers polysémiques sont adoptés tantôt dans leur sens principal (sport, hall, bouledogue, building), tantôt dans leur sens spécia­lisé (ring, crawl, score dont les sens principaux en anglais sont respecti­vement « anneau ». « ramper ». « coche, entaille »).

Cependant au cours des siècles un mot emprunté peut recevoir des acceptions nouvelles qu'il n'avait pas à l'origine. Il arrive que l'évolution sémantique du vocable emprunté se fasse dans le sens indiqué par son prototype étranger : héler pris à l'anglais au XVIe siècle comme tenue de marine (« appeler un navire ») reçoit son sens moderne élargi sous l'in­fluence de to hail ; concert apparu au XVIe siècle au sens de « accord » commence à s'employer comme terme musical à partir du siècle suivant en s'appropriant ainsi un autre sens du concerto italien.

Toutefois des cas nombreux se présentent où le vocable emprunté acquiert des sens qu'il n'avait point dans sa langue d'origine : box. em­prunté à l'anglais au XVIIIe siècle (d'abord « loge de théâtre ». puis « stalle d'écurie ») reçoit en français le sens de « compartiment d un garage » : l'anglicisme standard - « étalon » a reçu en français encore le sens de « dispositif pour centraliser les communications téléphoniques ».

Des cas curieux sont offerts par certains vocables étrangers qui en passant d'une langue dans une autre changent entièrement leur contenu sémantique. Il y a lieu de nommer ici les « faux anglicismes » ou mots qui prennent en français un sens qu'ils n'ont point en anglais. Tel est le cas de footing qui signifie en français « exercice de marche ». sens que ce mot n'a pas en anglais : le speaker qui en France est un annonceur à la radio désigne en Angleterre le président de la Chambre des Communes ou un conférencier ou même un orateur d'occasion à quelque réunion.

Nous avons déjà signalé1 que les mots d'emprunt prennent souvent une valeur émotionnelle péjorative. Tel fut le sort de rosse < all. Ross -« cheval ». relire < ail. Relier - « cavalier ». apparatchik (du russe).

Les modifications sémantiques affectent non seulement le sens (le contenu idéal), mais aussi le signalement. Ainsi un certain nombre d'em­prunts d'origine arabe apparus en français au XIXe siècle reçoivent une nuance familière ou argotique. Il en est ainsi de clebs -pop. « chien ». kif-kif-fam. « pareil, la même chose », littéralement « comme comme » (cf. aussi la forme abrégée kifqul est pop. : C 'est du kij- « c'est la même chose »), maboul -pop. « fou ». toubib - fam. « médecin ». Ces nuances stylistiques peuvent s'ajouter aux sens nouvellement acquis en français .bled- proprement « terrain, pays » - s'emploie dans le style familier au sens de « lieu, village isolé offrant peu de ressources » accompagné d'une nuance péjorative ; nouba qui en arabe désignait la musique que l'on jouait à tour de rôle devant les maisons des dignitaires, reçoit le sens de « bombance, noce » dans l'expression familière faire la nouba.


La francisation peut être une conséquence de l'étymologie populai­re : les formations anglaises bull-dog- « chien-taureau » et country-danse - « danse de campagne » se sont transformées en bouldogue et contredance. l'italien monte-di-pietà - « crédit de pitié » est devenu mont-de-piété.


Nous n'avons examiné que quelques cas particuliers de l'adaptation des mots au système phonétique, grammatical, lexical du français. D'in­téressantes études restent à faire qui amèneront à des conclusions plus générales sur les lois qui régissent le processus d'assimilation des mots étrangers dans la langue française.
§ 67. Les doublets. Ainsi qu'il s'ensuit des faits analysés, le voca­bulaire français examiné du point de vue de son origine se compose de trois couches essentielles de mots :

1) les mots d'origine populaire ;

2) les mots d'origine savante ;

3) les mots d'origine étrangère.

Il peut arriver que deux mots appartenant à deux couches différentes proviennent étymologiquement d'un même vocable introduit dans la lan­gue française par deux voies distinctes. Nous sommes alors en présence de doublets.

Signalons quelques exemples lorsque le même mot latin a pénétré en français par des voies différentes.
mot lat.


auscultare

captivus

fragilem

pensare

integrum

fabrica

hospitale

liberare

advocatum

legalem

mot fr. pop.


écouter

chétif

frêle

peser

entier

forge

hôtel

livrer

loyal

mot fr. sav.

ausculter

captif

fragile

penser

intègre

fabrique

hôpital

libérer

avocat

légal



 



mot lat.


mot de souche fr.


mot repris à une


 

 

langue étrangère


 

 

(vivante)


balneum caballarium


bain chevalier


bagne < ital. bagno -« bain » (cf. : баня en russe) cavalier ital.

dominam


dame


duègne esp.

nigrum


noir


nègre esp.

Les doublets sont parfois la conséquence du retour dans la langue d'origine de mots déformés à la suite de leur séjour plus ou moins dura­ble dans une autre langue. Tels sont tunnel, interview, humour, car em­pruntés à l'anglais, et leurs parents français tonnelle, entrevue, humeur et char.


Dans la majorité des cas les doublets se spécialisent quant à leur sens (cf. : livrer et libérer, peser et penser) ; plus rarement les doublets sont des synonymes qui diffèrent toutefois par les nuances de leurs acceptions et par leur emploi ; ainsi pour frêle et fragile on dira une personne frêle, une santé frêle, une plante frêle, mais un objet fragile}
§ 68. Le rôle des emprunts dans l'enrichissement du vocabu­laire. L'emprunt aux autres langues est un processus naturel et régulier qui découle de l'établissement de contacts toujours plus étroits entre les peuples. En principe, les emprunts enrichissent la langue qui les accueille.

Le français ne fait pas exception à cette règle. A. Sauvageot écrit à ce propos : « Que le français emprunte des vocables à d'autres langues est une pratique banale, connue de toutes les langues. En général, tout concept, dès qu'il a été élaboré dans une langue, peut passer dans tout autre idiome, soit en gardant sa forme, rarement sa prononciation d'origi­ne, soit en étant adapté à la langue emprunteuse.... Tout vocable conve­nablement adapté à la prononciation française se confond avec les mots du fonds national. Il n'y a donc aucune raison de renoncer à emprunter un terme étranger commode ou même indispensable dès lors qu'il remplit cette condition » [39, p. 139]. Il arrive cependant que dans certaines pé­riodes les emprunts deviennent abusifs et, par conséquent, fâcheux. C'est ainsi que la mode des italianismes à la cour royale au XVIe siècle a susci­té une réaction légitime de la part des gardiens de la pureté de la langue. L'activité de H. Estienne à cet égard est connue.


L'influence excessive de l'anglais sur le français au XIXe siècle a provoqué pour autant la protestation des hommes de lettres. Dans quel­ques poèmes A. de Musset a parodié l'anglomanie des dandys de son temps. On lit dans Mardoche :


...son compagnon, compère et confident.

 Était un chien anglais, bon pour l'œil et la dent.

Cet homme, ainsi reclus, vivait en joie. - A peine

Le spleen le prenait-il quatre fois par semaine.

puis :

And how doyou do, mon bon père, aujourd'hui ?


et dans Les secrètes pensées de Rafaël :


Dans le bol où le punch rit sur son trépied d'or.

Le grog est fashionable ..


Vers la même époque Viennet, un des derniers représentants du clas­sicisme, s'attaque, en qualité de puriste fervent et non sans parti pris, à toute sorte d'emprunts et, notamment, aux anglicismes. Dans son Epître à Boileau, déclamée en 1865 à la séance solennelle de l'Institut de Fran­ce, il écrivait :

On n 'entend que des mots à déchirer le fer.

Le raihvay, le tunnel, le ballast, le tender,

 Express, trucks et wagons ; une bouche française

Semble broyer du verre ou mâcher de la braise...


Plus récemment les défenseurs de la pureté et de l'homogénéité rela­tive de la langue française ont aussi réagi vigoureusement contre la péné­tration massive des anglicismes et des américanismes. Déjà dans les années 50 du dernier siècle dans son ouvrage précité sur l'emprunt L. Deroy écrivait : « ...en France, on emploie le plus souvent des ternies anglais par snobisme, par engouement ou par caprice de l'heure... » [36. p. 169].

Dans les mêmes années Félix de Grand'Combe dresse une liste de termes superflus en français en les faisant accompagner de ses remar­ques. Signalons entre autres : « businessman : en quoi ce mot est-il préfé­rable à « homme d'affaires ? » : label : ne veut rien dire de plus en anglais qu'« étiquette » : shopping : pas la moindre excuse pour cet anglicisme puisque le français dispose de deux mots excellents, « achats » et « em­plettes ». pour ne rien dire d'« acquisitions ».

De nos jours les linguistes continuent à suggérer leurs variantes fran­çaises pour les xénismes anglais. Ainsi on propose parleuse ou diseuse pour speakerine,parc, parcage ou stationnement pour parking, spectacle pour show.


Des recommandations officielles sont données dans le « Dictionnai­re des mots contemporains » de Gilbert P. (P.. 1991) dont entre autres. conteneur pour container, palmarès pour hit-parade, matériel pour hard­ware, texte pour script.

Dans son virulent programme pour la pureté de la langue française d'aujourd'hui « Parlez-vous franglais ? » R. Etiemble écrit : « Observez que ce sont toujours les mêmes qui sabirent atlantique et qui, lorsqu'ils ont recours au français, le massacrent : tantôt à renfort de mots grandilo-! quents et de tours prétentieux (politiciens, administrations publiques et privées), tantôt à irruption massive d'impropriétés, de solécismes et de barbarismes » [40, p. 303].

En dépit de ces protestations virulentes la propagation des anglicis­mes (britanniques ou américains) ne saurait être stoppée arbitrairement compte tenu de la suprématie technique et scientifique des pays tradition­nellement anglophones. En plus, d'autres facteurs ont contribué à ce mou­vement : l'anglais, tout comme le français, a subi une forte influence du latin, le français lui-même a marqué de son empreinte l'anglais au cours , des siècles. Il en est résulté que la structure des vocables des deux langues est à un haut degré homogène (exception faite à la prononciation).

Non seulement l'abondance des xénismes baroques d'origine anglo-américaine mais aussi le recours abusif aux mots et éléments formateurs latins et grecs devient pour les linguistes un sujet d'inquiétude. Selon A. Sauvageot « La latinisation à outrance, combinée à une hellénisation de plus en plus active, finirait par changer complètement l'aspect et la consistance de notre vocabulaire » [39. p. 134]. Ainsi, remarque-t-il. crédible n'est que le doublon de croyable et éradiquer menace déraci­ner qui marque une tendance à restreindre son emploi : traumatisé évin-t ce choqué et le tour élégant averses éparses est remplacé par averses sporadiques.


Un principe fondamental s'impose : quand les emprunts étrangers n'enrichissent guère la langue, quand leur emploi est dicté par la mode ou -, s'ils sont propagés de force, la lutte pour l'indépendance et la pureté de la langue devient indispensable. Seuls, ceux des emprunts sont légitimes qui comblent une véritable lacune en tenant lieu d'une périphrase gauche et lourde et dont l'aspect n'est pas choquant dans la langue emprunteuse. Telle est la création poster une lettre, surgie sous l'influence du verbe anglais to post. et qui est préférable à jeter une lettre à la boîte ; tel a été aussi le cas pour analphabétisme, emprunt italien, qui n'avait point son équivalent lexical en français. L'emprunt est nécessaire lorsqu'il s'agit de désigner une chose proprement étrangère (cf. : pudding, samovar, taïga, yatagan).

Afin de subvenir au manque d'un vocable allogène utile il est préfé­rable de faire appel à un emprunt sémantique ou à un décalque que de laisser s'infiltrer un xénisme à allure rébarbative. Ainsi l'acception an­glaise de approach est parfaitement reproduite par approche dans appro­che d'un problème et celle de dispatcher par répartiteur.


En conclusion on peut affirmer que l'utilisation dans une mesure raisonnable des mots d'emprunt, sans encombrer et affaiblir la langue, contribue à son enrichissement et sa consolidation.

L'expérience historique démontre qu'à quelques exceptions près la langue conserve en fin de compte ceux des mots d'emprunt qui lui sont utiles, qui n'ont pas d'équivalents autochtones suffisamment précis et expressifs.

Les ouvrages lexicographiques proposent des formes françaises ou francisées pour un nombre considérable d'emprunts baroques ; citons les équivalents recommandés pour quelques anglicismes néologiques : ca­dreur pour cameraman, régulateur pour dispatcher, prêt-a-manger pour fast-food, palmarès pour hit-parade, logiciel et matériel pour software et hardware, baladeur pour walkman. C'est l'usage qui, en définitive, déci­dera du sort de ces emprunts.


DEUXIEME PARTIE


STRATIFICATION FONCTIONNELLE DU VOCABULAIRE EN FRANÇAIS MODERNE

LES GROUPEMENTS LEXICAUX




§ 69. Remarques préliminaires. Les vocables d'une langue jouent un rôle différent pour la société. Les uns, qui constituent le fonds usuel, utiles à la vie de tous les jours, sont d'un usage courant parmi tous les membres du collectif parlant cette langue, d'autres ont une extension plus restreinte ne servant principalement que quelque groupe particulier de gens : la population d'une région déterminée, une couche sociale quel­conque. Certains mots, tels les mots internationaux, ont cours parmi les représentants de collectifs linguistiques différents.

En outre, les vocables se distinguent quant à la durée de leur existen­ce dans la langue : les uns conservent leur vitalité au cours de longs siè­cles sans rien perdre de leur valeur jusqu'à nos jours, quelques-uns tombent dans l'oubli, d'autres représentent des créations nouvelles.' Ainsi le fran­çais a subi au cours du temps des perturbations plus ou moins importantes qui ont laissé des traces dans son état présent. Les variations sociales et territoriales dont il sera question dans la présente partie en sont un témoi­gnage manifeste.

Il est à signaler qu'à l'heure actuelle l'accélération des changements d'ordre social a pour conséquence des modification autrement rapides. Il arrive même que ces modifications aboutissent à un décalage entre le langage des parents et des enfants.

En procédant à l'étude du vocabulaire d'une langue il est donc néces­saire de tenir compte du fait qu'il renferme des groupements d'unités lexicales de valeur sociale inégale et de fonctionnement divers.
CHAPITRE
I



CARACTÉRISTIQUE  DU  FONDS  USUEL DU VOCABULAIRE  DU  FRANÇAIS  MODERNE
§ 70. Les caractères du fonds lexical usuel. Le fonds usuel com­prend des vocables d'un emploi commun pour toute la société. Tels sont les mots et les expressions terre, soleil, homme, grand, beau, travailleur, avoir faim et une quantité d'autres qui sont parmi les plus usités dans la langue. À côté des mots autonomes le fonds usuel comprend les mots-outils ou non-autonomes qui ont reçu un emploi commun et durable. Ce sont les articles, les pronoms, les verbes auxiliaires, les prépositions, etc. Les mots et locutions du fonds usuel qui constituent la base lexicale du français standard1, sont nécessairement employés par les représentants de couches sociales différentes dans la plupart des régions où le français sert de moyen de communication2.

En dehors du fonds usuel du vocabulaire demeurent les mots dialec­taux d'une extension restreinte, employés de préférence dans une région déterminée. Ainsi mouche à miel répandu au Nord de la France n'entre pas dans le fonds usuel, tandis que abeille exprimant la même notion et employé sur presque tout le territoire du pays en fait sans conteste partie.

Les mots d'argot et de jargon, les termes spéciaux et professionnels, etc., doivent être aussi exclus du fonds usuel ; tels sont, par exemple, les cas de bûcher, potasser, piocher, chiader tenant lieu de « travailler fer­me » dans l'argot scolaire.

Le vocabulaire est la partie la plus fluide de la langue, la partie la plus sensible aux changements survenus dans la société humaine, dans son régime social, dans les domaines scientifiques et techniques, dans les mœurs, etc.

Toutefois les mots du fonds usuel subsistent dans la langue pendant une longue durée. Le fonds usuel est de beaucoup plus vital que l'ensem­ble du vocabulaire. En effet, un grand nombre de mots du fonds usuel lexical du français moderne remonte à une période historique éloignée, à l'époque de la domination romaine en Gaule et de son envahissement ultérieur par les tribus germaines, durant la période de formation de la langue française à base du latin populaire (ou « vulgaire »).

Le fonds usuel du français moderne a conservé un grand nombre de mots ayant appartenu autrefois au latin populaire et qui ont été répandus sur le territoire de la Gaule par les soldats romains. Citons quelques-uns de ces mots qui sont jusqu'à présent d'un emploi commun : oie < auca, parent < parentis, tête < testa, jambe < gamba, cité < civitas, bouche < bucca, manger < manducare, trouver < tropare, passer < passare, poi­trine < pectorina.                                             

Le latin populaire possédait un certain nombre de mots d'origine étrangère, ce qui s'explique par les relations économiques, culturelles et autres que Rome avait établies avec les autres peuples.

Les relations étroites entre Rome et la Grèce ont contribué à la péné­tration de certains mots grecs dans le fonds usuel du français par l'entre­mise du latin populaire ; tels sont : corde < corda < chorda ; carte < carta < charta ; lampe < lampas - «факел, свеча
» ; épée < spata < spatha, école < schola ; cathédrale < cathedra.



Le latin populaire possédait un certain nombre de mots de provenance germanique. C'étaient pour la plupart des termes militaires qui avaient pé­nétré en latin à la suite des conflits militaires entre les Romains et les tribus germaines. Ainsi les mots guerre, éperon, trêve, qui font jusqu'à présent partie du français remontent à cette période lointaine. On peut encore ajou­ter quelques mots qui signifiaient autrefois la robe d'un cheval et qui, aujourd'hui, désignent des couleurs en général : blanc, brun, fauve, gris.


À l'époque de la domination romaine en Gaule (I-er siècle avant notre ère-Ve siècle de notre ère) le latin populaire qui élimina la langue indigè­ne a pourtant assimilé quelques dizaines de mots d'origine celtique (si­gnalons que leur nombre varie d'un ouvrage à l'autre'. Ces mots exprimaient surtout des notions touchant aux mœurs villageoises ; tels sont alouette, charrue, sillon, ruche, tonneau, charpente, bouleau, chê­ne, alouette, bec, lieue.


Ce caractère rustique des mots d'origine celtique est dû à la diffusion extrêmement -lente du latin à la campagne.

« Le paysan gallo-romain, écrit W. von Wartburg, s'accoutumait à se servir des termes latins pour désigner les produits qu'il vendait à la ville... Mais pour les choses... qui ne sont familières qu'au paysan... il ne s'est pas laissé imposer le terme latin... Ce sont les habitants des villes qui ont les premiers abandonné la langue maternelle » [41, p. 29].

L'envahissement du nord de la Gaule par les Francs (une des tribus germaines) vers la fin du Ve siècle et l'occupation ultérieure de toute la Gaule sont les causeshistoriques de la pénétration dans le vocabulaire et son fonds usuel de toute une série de mots d'origine germanique (plus de 500 mots germaniques ont pris pied dans le vocabulaire du gallo-roman ; environ 200 d'entre eux sont restés dans le français contempo­rain'.

Les Francs ont apporté avec eux des éléments d'un régime social nouveau, du régime féodal qui était plus progressif que le régime esclava­giste légué par les envahisseurs romains. Après l'invasion des Francs les germes du féodalisme ont pris racine et ont commencé à croître sur le territoire de la Gaule. Ce fait d'une importance exceptionnelle pour l'his­toire de la France a laissé quelques traces dans la langue et, en particulier, dans le fonds usuel du français moderne. On peut nommer maréchal, riche qui signifiaient respectivement « domestique chargé de soigner les chevaux » et « puissant », qui entrent dans le fonds usuel et qui étaient autrefois des termes de féodalité.

Les Francs qui menaient presque exclusivement une vie champêtre ont introduit dans le français des mots qui ont rapport à la campagne ; parmi eux hêtre, haie, jardin, gerbe, frais sont d'un usage courant dans le français d'aujourd'hui. Ils ont aussi introduit un certain nombre de mots désignant des objets ou phénomènes se rapportant à la vie sociale et do­mestique ; entre autres, les mots fauteuil, gant, hareng, orgueil, gage, guérir appartiennent au fonds usuel du français actuel.

Vers le VIIIe siècle la langue parlée par les habitants de la Gaule s'était tellement éloignée au cours de son développement de la langue écrite, précisément du latin classique, que ce dernier était devenu complè­tement inaccessible aux masses populaires1.

Ainsi qu'on le voit d'après les exemples signalés beaucoup de mots sont entrés dans le fonds usuel du français depuis des siècles, à l'époque de la formation de la langue française.

Ces mots ont pénétré si profondément dans la langue, ils y ont reçu un emploi si vaste qu'ils sont parvenus jusqu'à nos jours et font toujours partie du fonds usuel.

Pourtant le fonds usuel du français de nos jours n'est guère le fonds primitif du vocabulaire de l'époque de la formation de la langue françai­se ; il est beaucoup plus riche que, par exemple, au IXe siècle. À plus forte raison le fonds usuel du français moderne ne doit être confondu avec le fonds héréditaire (terme répandu dans la littérature linguistique française) qui comprend les mots du latin populaire de l'époque de la formation du français.                                                           
§ 71. L'enrichissement graduel du fonds usuel. Le fonds usuel de la langue française n'est pas resté immuable. II s'est enrichi graduelle­ment au cours des siècles quoiqu'il ait perdu une certaine quantité de vocables qui, par la suite, ont disparu ou se sont cantonnés dans une sphère restreinte. Les créations ultérieures qui ont acquis un emploi com­mun et en faisant preuve de vitalité font partie intégrante du fonds usuel. Ce sont des mots ou des locutions formés par des moyens propres à la langue -.patriote <patrie, feuillage < feuille, souper (m) <souper, dîner (m) < dîner, marche < marcher, vinaigre < vin aigre, cache-nez, porte-monnaie, bête à bon dieu, battre en brèche, de bon/de mauvais aloi.


Ce peuvent être des homonymes sémantiques. Comme par exem­ple -.feuille (d'arbre) -feuille (de papier),plume (d'oiseau) -plume au sens de « plaque métallique » pour écrire, grève - « plage sablonneuse ou caillouteuse » - grève, « cessation du travail par les ouvriers coali­sés ».

Le fonds usuel s'est enrichi d'un certain nombre de dialectismes dont le halo local s'est effacé : crevette, galet (de provenance normanno-picar-de), ballade, cigale, exargot (du provençal).

Il s'est enrichi d'emprunts aux langues étrangères ; mentionnons en guise d'exemple :

lat. : éducation, énumération, explication, exister, hésiter, automo­bile ;


gr. : sympathie, hypothèse, chronologie, phonétique, métaphore ;


ital. : attaquer, canon, soldat, balcon, costume, corridor, poltron, pantalon ;


esp. : chocolat, tomate, camarade, bizarre ;


angl. : parlement, wagon, tramway, club, sport.


Ainsi le fonds usuel du vocabulaire n'est que relativement stable ; il s'est sensiblement enrichi au cours des siècles.
§ 72. Les conditions principales contribuant à l'élargissement du fonds usuel du vocabulaire. Ceux des mots et de leurs équivalents acquièrent aisément un usage courant qui désignent des objets ou des phénomènes dont le rôle dans la pratique quotidienne est capital.

Telles sont, par exemple, parmi les dénominations des parties du corps humain. : main, tête, bras, doigt, jambe, pied, cou, épaule, dos, etc. Au contraire, les mots tels que occiput - «затылок», épigastre -«место, называемое под ложечкой», lombes - «поясница», médius -«средний палец руки», annulaire - «безымянный палец руки», auri­culaire - «мизинец», hypocondre - «подреберная область живота» demeurent en dehors du fonds usuel car les parties du corps qu'ils dési­gnent sont d'une importance secondaire dans l'activité journalière de l'homme.

La pénétration des mots dans le fonds usuel du français est favori­sée par leur large emploi dans la littérature et la presse. On connaît le rôle immense qu'a joué l'activité de la Pléiade dans l'enrichissement de la langue française, du vocabulaire et en particulier, de son fonds usuel.

Dans son célèbre livre-manifeste « Défense et Illustration de la lan­gue française » (1549) le poète Du Bellay a proclamé la langue française digne de remplacer le latin et de devenir la langue de la littérature natio­nale. Du Bellay a invité à enrichir par tous les moyens possibles le voca­bulaire existant ; il a proposé de créer des mots nouveaux en utilisant toutes les ressources de la langue française. L'appel de Du Bellay était opportun et répondait aux exigences du pays, qui s'était engagé dans la voie du développement capitaliste : le français créé sur la base du dialec­te de 1"Ile-de-France faisait largement tache d'huile, il se répandait de plus en plus dans le pays en vertu du développement historique de la France ; le français allait infailliblement devenir la langue nationale de l'État.

À cette époque importante de l'histoire de la langue française on a créé un grand nombre de néologismes ; on a emprunté des mots aux autres langues (en premier lieu au latin et aussi aux langues vivantes) ; on a même insufflé une vie nouvelle à certains mots vieillis qui étaient jusqu'alors relégués dans l'oubli. Beaucoup de ces mots ont été intro­duits dans la langue française littéraire ; ils figuraient en grand nombre dans les œuvres de Rabelais, de Montaigne, de Ronsard et d'autres écrivains. Le linguiste L. Sainéan dans son examen de l'œuvre de Ra­belais caractérise de façon suivante la langue de cet écrivain éminent : « On compte par centaines les mots dont il a enrichi la langue et ces termes touchent à toutes les branches des connaissances humaines, sciences, arts et métiers, vie sociale, faits traditionnels. » [42. p. 493]. Certains de ces mots créés et ravivés sont devenus le patrimoine de tout le peuple et font jusqu'à nos jours partie du fonds usuel du voca­bulaire .

Parmi les mots introduits par les écrivains de cette époque (XVIe siècle) on peut en signaler plusieurs qui sont devenus d'un usage courant : bavard, causeur, désordre, parfum, parfumer, représentant, fidèle, ins­tant, célèbre, rare, avare, fréquent, succès, etc.

Vers la même période on commence à utiliser comme moyen de dérivation un grand nombre d'éléments empruntés, surtout des suffixes ; on peut signaler les suffixes empruntés alors au latin et au grec dont la productivité ne décroît pas. tels sont : -ation, -ateur, -ité, -itude, -iste, -isme, -ique, -is(er), et d'autres. Un grand nombre de mots créés avec ces surfixes appartiennent au fonds usuel.

Les écrivains de l'école romantique et en premier lieu Victor Hugo qui était le porte-parole du mouvement ont joué un rôle éminent dans le renouvellement du vocabulaire et. en particulier, dans l'enrichissement du fonds usuel.

Par toute son activité créatrice V. Hugo a concouru à la destruction de la barrière infranchissable qui séparait la langue littéraire du langage populaire. Il luttait contre le principe même de la répartition des mots en « nobles » et « roturiers ». Selon le témoignage de F. Brunot, V. Hugo a largement utilisé dans ses écrits des mots autrefois inadmissibles dans les œuvres littéraires, parmi lesquels : laver, vieillard, chien, cheval, bâton, ménage, etc.1

Il n'y a pas eu à cette époque d'introduction massive de mots nou­veaux, mais le lexique existant a subi un remaniement intérieur.

Les écrivains réalistes des XIXe et XXe siècles ont aussi largement contribué par leur art au rapprochement de la langue littéraire et du langa­ge populaire ce qui a conduit à la démocratisation du français actuel. Ils ont continué l'œuvre de leurs prédécesseurs qui avaient favorisé l'enri­chissement du vocabulaire et de son fonds usuel.
CHAPITRE
II



DIFFÉRENCIATION TERRITORIALE ET SOCIALE DU LEXIQUE DU FRANÇAIS MODERNE
§ 73. La langue nationale et les dialectes locaux. Généralités.


La communauté de la langue est un trait inhérent à la nation. La langue n'est guère la création de quelque groupe social, mais le résultat des ef­forts de toute la société en entier. Même une société divisée en classes ou groupes antagonistes ne peut exister sans la communauté de la langue. Afin de communiquer entre eux, les membres d'une société formant na­tion doivent nécessairement avoir à leur disposition une langue générale. Donc, la communauté de la langue est un des indices essentiels de la nation.

La nation est une catégorie historique. Le processus de la liquidation du féodalisme au cours du développement du capitalisme est en même temps le processus de l'organisation des hommes en nations. La formation des langues nationales, qui accompagne la constitution des nations, s'ef­fectue à l'époque de l'apparition et de la consolidation du capitalisme.

Tout comme la langue nationale le dialecte local est au service de toutes les couches d'un peuple habitant un territoire déterminé. Le dialecte local possède des traits particuliers quant au système grammatical, au vo­cabulaire et à la prononciation qui le distinguent de la langue nationale.

Le rôle des dialectes locaux est surtout considérable du fait que l'un d'entre eux peut élargir la sphère de son emploi et donner naissance à la langue commune de toute une nation, il peut se développer en une langue nationale.
§ 74. La formation de la langue nationale française et de ses dia­lectes locaux. Le début du développement du capitalisme en France et,f par conséquent, de la formation de la nation et de la langue nationale remonte aux XIe et XIIe siècles, précisément à l'époque de l'apparition de nombreuses villes dans le pays. La lutte des habitants de ces villes et bourgs, des « bourgeois », pour leurs droits civils marque le début de la collision du capitalisme et du féodalisme.

La langue nationale française s'est développée du dialecte de l'Ile-de-France. Le rôle prédominant du dialecte de l'Ile-de-France, du fran­cien, date de la fin du XIIe siècle.1

Le francien, devenu le français, est proclamé langue d'État au XVIe siècle (avant le XVIe siècle c'était le latin qui était la langue d'État) ; c'est précisément en 1539, par l'ordonnance de Villers-Cotterêts édictée par François Ier que le français devient la seule langue officielle obligatoire dans toutes les régions françaises. Dès lors le français est reconnu comme la langue de toute la nation.

Pourtant le français n'a pas été d'un coup parlé par tous les habitants du pays. Le français en tant que langue nationale officielle s'est répandu graduellement au cours des siècles ultérieurs en évinçant peu à peu et non sans difficultés les dialectes et les patois locaux.

Les dialectes et les pafôîslocaux étaient surtout nombreux à l'époque du féodalisme. La France de ce temps-là était partagée en domaines féo­daux isolés vivant chacun de leur vie économique particulière où chaque fief constituait une unité sociale et économique isolée. Ce démembrement économique du pays avait pour résultat le morcellement de la langue. Cha­que grand domaine féodal possédait son dialecte local sans compter les nombreux patois. Ces dialectes locaux, ou régionaux différaient par leur prononciation, leur vocabulaire, leur système grammatical. Ils possédaient leur écriture et leur littérature, ce qui les distinguait des patois qui étaient exclusivement parlés par la population des régions ou localités plus petites.


Les dialectes français étaient des rejetons du latin parlé en Gaule à la fin de l'Empire romain. Ils se laissaient répartir en trois groupes essen­tiels. Ces derniers s'esquissent dès le IXe siècle et apparaissent nettement au Xe siècle : 1) la « langue d'oïl » répandue au Nord et à l'Ouest, 2) la « langue d'oc » dans le Midi et sur le Plateau Central (d'après la manière d'exprimer l'affirmation : oïl- au Nord, oc -dans le Midi), 3) les dialec­tes franco-provençaux répandus dans les provinces situées aux confins de la Suisse. Les dialectes du Midi (de la langue d'oc) avaient subi plus profondément l'influence romane ; les dialectes du Nord (de la langue d'oïl) avaient conservé un plus grand nombre d'éléments gaulois et on y retrouvait les traces de l'influence germanique. Les dialectes franco-pro­vençaux avaient un caractère double : ils possédaient le vocalisme de la langue d'oc, le consonantisme et la palatalisation de la langue d'oïl.

Chacun de ces grands groupes comptait plusieurs dialectes. Ainsi la langue d'oïl comprenait le dialecte de l'Ile-de-France ou le francien, le picard, le normand, le wallon, le lorrain, le champenois, le bourguignon et quelques autres ; à la langue d'oc appartenaient les parlers provençaux, le languedocien, l'auvergnois, le limousin, le gascon. Les dialectes du Nord et ceux du Midi se distinguaient par certaines formes grammatica­les. Les tendances analytiques étaient plus fortes dans les dialectes du Nord. Leur système de déclinaison a été détruit plus tôt. La destruction de l'ancien système de conjugaison était accompagnée du développement et de l'augmentation en nombre des mots-outils. Au contraire, dans les dia­lectes méridionaux les terminaisons verbales se conservaient mieux.

En ce qui concerne le vocabulaire des dialectes, il faut noter qu'il présentait des particularités plus évidentes. Les dialectes possédaient un lexique abondant désignant un grand nombre d'objets concrets particu­liers aux régions où ces dialectes étaient parlés.

Les dialectes étaient un obstacle sérieux à la propagation de la langue française nationale. Au XVIe siècle le français, exception faite pour les habitants de l'Ile-de-France, n'est encore parlé que d'un petit nombre de gens ; il se répand exclusivement comme langue de la littérature et des chancelleries. C'est au XVIIe siècle que le français pénètre dans l'usage des provinces de langue d'oïl, telles que laNormandie, la Champagne, la Bour­gogne, la Basse-Loire qui étaient en contact étroit avec la capitale. Vers la même époque le Midi de la France ne connaissait guère encore le français.

Le XVIIIe siècle marque un tournant décisif dans la propagation de la lan­gue de la capitale dans le pays. C'est surtout après l'avènement de la bour­geoisie au pouvoir à la suite de la Révolution de 1789 que commence l'élimination progressive des dialectes, voire des langues des minorités nationales suivie de la diffusion et de l'implantation du français sur tout le territoire de la France.
§ 75. L'état actuel de la langue nationale française. Les XIXe et XXe siècles sont marqués par les progrès considérables du français. Le développement rapide de l'économie, le service militaire obligatoire, la diffusion de l'instruction y ont largement contribué.

Le français contemporain n'a presque guère conservé de dialectes. Remarquons pourtant que certains d'entre eux n'ont pas totalement dis­paru. Tel est, par exemple, le wallon (au sud de la Belgique) ; le nor­mand quoique fortement entamé se distingue encore par des traits particuliers.

Un mouvement est à signaler en faveur de la résurrection de certains parlers de la langue d'oc, du provençal ou de ce qu'on appelle aujourd'hui l'occitan. Toutefois il est prévisible que, malgré les efforts de quelques enthousiastes, les dialectes, privés de toute base politique et économique, sont voués au dépérissement. Selon le témoignage de A. Sauvageot « II faut être allé de village en village, de mas en mas, en quête de parleurs du provençal ou du languedocien pour avoir compris que ces variétés de langue sont moribondes [39, p. 139].

Par contre, sur le territoire du pays le français national, en se propa­geant jusque dans les coins les plus éloignés du pays, porte l'empreinte des dialectes qu'il a évincés. Ce français quelque peu modifié sous l'in­fluence des dialectes locaux est appelé « français régional ». Le français régional de France n'est rien autre que le français national qui s'est assi­milé quelques particularités dialectales. Le français régional apparaît tout d'abord dans les centres urbains d'où il rayonne sur les campagnes envi­ronnantes en se substituant aux patois locaux parlés encore ça et là par les aborigènes. Donc, le français régional occupe une place intermédiaire entre le français de la capitale et le patois
§ 76. Les caractères essentiels du français régional de France. En France le français régional a subi l'influence des parlers locaux qui se fait surtout sentir sur la prononciation.

La prononciation dans les régions du Nord de la France est à quel­ques détails près la même que celle des Parisiens. La prononciation des originaires du Midi s'en distingue profondément. Le langage y est plus mélodieux, il est caractérisé par un timbre plus élevé ; les voyelles nasa­les n'y existent pas ou bien elles sont prononcées d'une autre manière ; ainsi, par exemple, on fait entendre le n de chanter sous l'influence du mot local « canta ». Selon le témoignage de A. Doppagne la prononcia­tion de enfant pourrait être représentée comme « âne faigne » [43, p. 191].

Un autre trait de l'accent méridional est la présence des [e] devenus muets dans le français de Paris, surtout en position finale.

La prononciation de eu comme [0] dans les syllabes fermées (par exemple, aveugle) est caractéristique des Berrichons et des Lorrains.

La prononciation du français régional conserve parfois des traits ar­chaïques ; ainsi, on prononce [o] - bref et ouvert - dans jaune, rosé dans le Midi de même qu'en Picardie ; l'ancienne prononciation des voyelles finales ouvertes, comme [po] au lieu de [po] pour pot a survécu aux con­fins de la langue d'oïl, de la Charente aux Vosges. Cette diversité des prononciations régionales n'est plus un obstacle à la compréhension com­me elle l'était dans la première moitié du XXe siècle1.

Les distinctions grammaticales du français régional sont moins pro­noncées. Parmi les particularités les plus frappantes il faut mentionner l'emploi, dans les régions du Midi, du passé simple dans la conversation ; la conjugaison du verbe être, et certains autres, avec l'auxiliaire être aux temps composés (par exemple :je suis été, je suis passé) ; l'emploi des tournures comme c'est le livre à Pierre ; l'existence d'un plus grand nombre de verbes pronominaux, par exemple : se manger un poulet, se penser :



Alors, en voyant ça... je me suis pensé : allons voir Numa (A.Daudet).
Quant au vocabulaire du français régional il comprend un certain nombre de vocables particuliers, parmi lesquels on rencontre des mots périmés, tombés en désuétude dans le français national littéraire. Tels sont les mots courtil («jardin » et par métonymie « maisonnette de pay­san ») en Bretagne, souventes fois (« souvent ») en Saintonge.

Le français régional, surtout dans le Midi, possède des mots ou des expressions de sa propre fabrication, par exemple : avoir le tracassin -« être turbulent, ne pas tenir en place », millade [mijad] - bouillie de millet », millas(se) ou militasse [mijas] - « divers gâteaux et pâtisseries à base de maïs »,journade - « terrain qu'on peut labourer en une jour­née » ; bastide - « ferme isolée, petite maison de campagne », pierre
d'assalier
- « pierre à sel pour le bétail », lamparo - « lampe pour attirer les poissons » - en Provence, bombée - « balade, virée » - en Savoie. On y trouve aussi des mots patois comme, par exemple, kichenotte - « capu­chon de paysannes et de pêcheuses servant à les abriter du soleil » en Saintonge ou jouquet - « sorte de hutte » dans les Landes.

Parfois certains mots d'un emploi usuel dans la langue nationale ont dans le français régional un autre sens. Dans le Poitou, quitter s'emploie pour « laisser » ; dans l'Orléanais guetter a conservé le sens ancien de « garder, surveiller » ; en Normandie espérer peut prendre le sens d'« attendre » :

- Eh ! là !... Jeannette. Eh ! là... Espérez un peu, ma mère ; faut que je ramène la vache à l'étable... (A. France)

On retrouve cette même signification dans le Midi.

Les mois peler et plumer sont employés dans certains dialectes, mais, selon le témoignage de P. Guiraud « ...ils assument des sens différents ; ...suivant la région ;plumer prend le sens de « arracher le poil » ou « ôter la peau », peler assumant alors le sens complémentaire » [44, p. 88]. Donc, ces dialectes disposent de ce couple de mots mais chacun l'emploie à sa façon.
§ 77. L'action du français sur les parlers locaux. L'action du français sur les parlers locaux1 est surtout manifeste dans le vocabulaire. Toutes les innovations d'ordre social, économique, politique sont dénom­mées par des mots français. Les patois, essentiellement concrets, adop­tent les termes abstraits français. Plus vivaces sont les vocables patois ayant trait à la vie rurale et domestique, aux parties du corps, aux condi­tions atmosphériques, aux coutumes locales. Ainsi en Vendée on se sert encore de la ningle qui est une perche en frêne ou en sapin pour sauter par-dessus les fossés ou pour diriger la yole (« canot de compétition ») ; dans le Nord-Ouest lampotte sert à dénommer un coquillage appelé com­munément « patelle ».

Actuellement les mots et les tours patois sont petit à petit éliminés du langage des jeunes qui voient en eux des vestiges d'un temps révolu.

L'emprise du français est moins forte sur le système grammatical et surtout sur la prononciation des patois.
§ 78. L'influence des parlers locaux sur le français national.


Les dialectes locaux en voie de disparition s'incorporaient à la langue nationale en l'enrichissant à leur tour d'un nombre considérable de mots et d'expressions reflétant la culture, les mœurs, les conditions économi­ques et géographiques des régions différentes. Parmi les dialectes qui ont enrichi au cours du temps le français national la première place revient à juste titre aux parlers provençaux. Le français a adopté au provençal des mots tels que : asperge, brancard, cadenas, cadeau, cigale, amour, caserne, cap, cabas (« panier plat en paille, en laine, etc. »), tricoter, casserole, concombre, boutique, cabane, badaud, bagarre, charade, chavirer, charabia, escalier, escargot, fat, jaloux, pimpant, aïguemarine (« émeraude vert de mer »). Certains ont conservé leur halo pro­vençal, tels sont bouillabaisse (« mets provençal composé de poissons cuits dans de l'eau ou du vin blanc »), ailloli (« coulis d'ail pilé avec de l'huile d'olive »), farandole, fétiche, mas, pétanque, mistral.


Avant de devenir le français,-le dialecte de l'Ile-de-France n'était parlé que par des ruraux terriens ignorant à peu près tout ce qui se rap­portait à la mer. Les termes de marine furent plus tard pris par le français au normand, puis au provençal : crevette, galet, homard, salicoque, pieuvre sont venus du normand ; daurade, rascasse, sole (noms de poissons) - du provençal. Il faut ajouter que beaucoup de mots d'origine noroise (vieux Scandinave) ont été introduits dans le français par l'inter­médiaire du normand, tels sont : bâbord, bateau, bord, cingler, hauban, hisser, vague.


Les parlers de la Savoie et de la Suisse française ont introduit dans le français des termes ayant trait aux montagnes : chalet, moraine, avalan­che, glacier, chamois, alpage (« pâturage d'altitude »), replat (« plateau en saillie au flanc d'une montagne »), varappe (« escalade de rochers »), luge (« petit traîneau à main »), piolet (« bâton de montagne ferré à un bout et muni d'une petite pioche ») ; des mots désignant les fabrications locales : gruyère, tomme (sortes de fromage).

Beaucoup de termes se rapportant à l'industrie minière ont été pris aux dialectes picardo-wallons ; tels sont : houille, grisou, coron, faille, benne ; rescapé, forme wallonne de réchappé, a été introduit dans le français commun pour désigner celui qui est resté sauf après la terrible catastrophe de mine de Courrières (Pas-de-Calais) de 1906 et a pris par la suite le sens plus général de « qui est sorti sain est sauf d`un danger ».
§ 79. Les français régionaux en dehors de France. On parle aussi de français régionaux lorsqu'il s'agit de la langue française en usage en dehors des frontières de la France. Au-delà de l`nexagone les français (régionaux à rayon d'action le plus étendu sont ceux de la Belgique, de la ISuisse romande et du Canada.

I Les divergences au sein du français en usage dans ces pays sont avant [tout d'ordre lexical. Ce sont parfois des dénominations de réalités locales, comme, par exemple, les canadismes ouaouaron (m) - « grenouille [géante de l'Amérique du Nord », doré (m) - « poisson d'eau douce esti-[mé en cuisine » ou les belgicismes escavêche (f) - « préparation de poisson ou d'anguille », craquelin - « variété de pain au lait et au sucre », caraque - « une variété de chocolat », cassette - « spécialité de fromage de la région de Namur » ; débarbouillette est un autre canadisme qui correspond en français à « gant de toilette ». Plus souvent ce sont des équivalents de vocables du français central. Ainsi en Belgique on dit amitieux pour « affectueux » en parlant d'une personne, avant-midi (m) [pour « matinée »,fricadelle (f) pour « boulette de viande hachée ». En Suisse clairance (f) et moindre (tout-) sont des synonymes autochtones [de « lumière, clarté » et de « affaibli ; fatigué ». Septante, octanle, nonante sont à la fois des belgicismes et des helvécismes employés pour « soixan-Ite-dix », « quatre-vingts » et « quatre-vingt-dix ». Des mots du français [central peuvent recevoir des sens particuliers. Un cas curieux à l'oreille [d'un français est - présenté par l'adjectif cru qui, tant en Suisse qu'en [Belgique, signifie « froid et humide » (cf. : il fait cru aujourd'hui).

Il faut signaler que certains vocables n'ont pas exactement la même valeur sémantique en France et dans les autres pays francophones. Il en est ainsi de déjeuner, coussin ou odeur qui sont employés respectivement pour « petit déjeuner », « oreiller » et « parfum » dans le français belge. Il est remarquable que les régionalismes « extrahexagonaux » dési­gnent souvent des choses pour lesquelles le français central n'a pas trou­vé de dénomination univerbale. Tels sont, entre autres, les canadismes : poudrerie - « neige sèche et fine que le vent soulève en tourbillons », « avionnerie - « usine d'aviation », ou bien les belgicismes : ramassette - « pelle à balayures », légumier (-ère) - « marchand(e) de légumes ». En ce qui concerne l'origine des régionalismes elle se rattache à la situation géographique, à l'histoire culturelle et linguistique du pays fran­cophone. Les substrats (idiomes en usage avant le français) peuvent être très divers. Pour le français de la Suisse romande et de la Wallonie on retrouve les substrats celtique, latin, dialectal français. Ceci explique, en particulier, le maintien de vocables devenus des archaïsmes dans le fran­çais hors de France : par exemple, entierté - « totalité, intégralité » est courant en Belgique, mais oublié par les Français depuis le XVIIe siècle. Le français du Canada a pour substrat les parlers indiens de l'Amérique du Nord.


Ces français régionaux subissent aussi l'influence des langues voisines (les adstrats). Ce fait est surtout manifeste dans la variante canadienne du français qui se soustrait difficilement à l'emprise de l'anglais d'Amérique.

Aux vocables hérités des idiomes préfrançais viennent s'ajouter des créations indigènes (cf. :fricadelle, clairance et d'autres) dues à l'auto­nomie relative de l'évolution des français en dehors de France.

Les distinctions des « cousins » du français central portent aussi sur la prononciation. Ainsi on reconnaît un Liégeois à sa façon de faire durer les [i] et les [y] (timide, pigeon, flûte) et un Québécois à la prononciation des t et d comme [ts] et [ds] devant les voyelles.

Quant à la structure grammaticale, elle présente le moins de varia­tions.
§ 80. Les jargons sociaux. Généralités. La langue est appelée à satisfaire les besoins du peuple en entier, elle sert pareillement toutes les couches sociales. Cependant la présence au sein de la société de classes et de groupes sociaux différents se fait infailliblement ressentir sur la lan­gue, particulièrement sur son vocabulaire. L'existence des divers jargons sociaux en est un témoignage manifeste.

Les dialectes sociaux (ou jargons) se distinguent profondément des dialectes locaux.

À rencontre des dialectes locaux qui sont parlés par des représen­tants de couches sociales différentes, les jargons ont une sphère d'appli­cation étroite parmi les membres d'un groupe social déterminé.

Contrairement aux dialectes locaux, les dialectes sociaux ou jargons n'ont guère leur propre système grammatical et phonétique ; ils le possè­dent en commun à côté d'une partie du vocabulaire avec la langue natio­nale. Donc, les jargons sociaux sont dépourvus de toute indépendance linguistique, ils ne sont rien autre que des rejetons de la langue nationale du peuple tout entier.

C'est pourquoi les jargons sociaux ne peuvent guère devenir des lan­gues indépendantes, ils ne peuvent servir de base à la création de langues nationales.
§ 81. Le jargon de l'aristocratie française du
XVIIe
siècle.
Les jargons peuvent être créés par les membres des classes dirigeantes qui se sont détachées du peuple et nourrissent du mépris à son égard. Ces jar­gons de classe se distinguent par un certain nombre de mots et d'expres­sions spécifiques d'un caractère recherché, ils sont exempts des expressions réalistes et « grossières » de la langue nationale. Voulant se singulariser, les couches supérieures des classes dominantes se fabriquaient, en particulier, des « langues de salon ». L'aristocratie mondaine du XVIIe siècle désireuse de s'opposer au « bas » peuple s'est ingéniée à remplacer des mots d'un emploi commun, mais lui paraissant vulgaires, par des pé­riphrases euphémiques inintelligibles et saugrenues, comme : la mesure du temps (« la montre ») ; le témoin des âges (« l'histoire ») ; l'enfant de la nécessité (« un pauvre ») ; la compagne perpétuelle des morts et des vivants (« une chemise ») ; l'ameublement de la bouche (« les dents ») ; lustrer son visage (« se farder ») ;

l 'amour fini (« le mariage ») ; le plaisir innocent de la chair (« l'ongle »), etc.

Rien que ces quelques exemples démontrent à quel point les jargons

de classe sont stériles et même nuisibles à la communication. i
§ 82. L'argot. À côté des jargons de classe, il faut nommer l'argot des déclassés, appelé aussi «jargon »'. De même que les jargons de clas­se l'argot des déclassés ne forme guère de langue indépendante. Il utilise les systèmes grammatical et phonétique de la langue nationale et n'a en propre qu'une partie du lexique. Il ne sert guère de moyen de communi­cation à toute la société, mais seulement à une couche sociale restreinte, originairement à des malfaiteurs. L'argot français des déclassés est très ancien, il existe depuis le Moyen Âge.

L'argot était un langage secret destiné à n'être compris que des mal­faiteurs, c'est pourquoi il devait constamment se modifier. Encore V. Hugo qui a consacré dans « les Misérables » tout un chapitre à l'argot, écrit :

« L'argot étant l'idiome de la corruption, se corrompt vite. En outre, comme il cherche toujours à se dérober, sitôt qu'il se sent compris, il se transforme... Ainsi l'argot va-t-il se décomposant et se recomposant saiîs cesse. »

J. Richepin confirme cette idée : « Organisme vivant, en perpétuelle décomposition et recomposition, l'argot est essentiellement instable. C'est du vif-argent. Il passe, court, roule, coule, se déforme, meurt, renaît, flot­te, flue, file, fuit, échappe à la notation. L'instantané qu'on en prend aujourd'hui n'est plus ressemblant demain. »

Pourtant, malgré cette mobilité de l'argot dans son ensemble, pas mal de ses mots sont très vivaces ; il y en a qui existent depuis F. Villon (XVe siècle).

L'argot des déclassés n'est guère un parler artificiel et conventionnel ainsi que le pensent certains linguistes, il n'a rien de commun avec les langues artificiellement créées telles que l'espéranto et le volapiik, son évolution est régie par les lois essentielles du développement de la langue générale. « ...Ses procédés de formation, écrit A. Dauzat, sont ceux de tout idiome, avec les différences conditionnées par le milieu et les be­soins du groupe. » [45, p.19].

Dans son développement accéléré l'argot fait appel aux divers moyens de création et de renouvellement appartenant à la langue commune. Ainsi on y retrouve les mêmes procédés essentiels de formation :

-  l'affixation (l'emploi des préfixes et des suffixes courants), par exemple :

dé- : débecter - « dégoûter », < becter - « manger » ; re- : replonger - « être incarcéré de nouveau après récidive » <plonger - « être inculpé ou incarcéré » ; -iste : étalagiste - « voleur à l'étalage » ; -eur, -euse : biberonneur - « alcoolique, ivrogne » ; faucheuse - « mort » et « guillo­tine » ; -âge : battage - « mensonge » ; -ard, -arde fendard- « panta­lon », crevard~« insatiable, qui a toujours faim », soiffard- « qui boit beaucoup », babillards - « langue » ; -ier -.flibustier - « individu mal­honnête » <flibuster ~ « voler, escroquer » ;

- le passage d'une catégorie lexico-grammaticale dans une autre : battant, palpitant - « cœur » ; luisant - « soleil » et « jour », crevant -« très fatigant » et « très drôle », cogne - « policier, agent de police », centrale (m) - « prisonnier détenu dans une maison centrale» ;

- la composition : casse-pattes - « boisson très forte », court-jus -« court-circuit », court-circuits - « douleur vive et rapide », casse-pipe -« guerre »,pète-sec se dit d'une personne autoritaire, qui commande sans réplique :

- le télescopage : malagauche de mala[droit] et gauche - « mala­droit « ,fouhitude de foul[e] et [mul]titude - « grande quantité », éco-nocroques de écono[mie] et croqu[er] ;


- l'abréviation : bombe pour « bombance », alloc pour « allocation », beauf(e) pour « beau-frère », estom pour « estomac », diam pour « dia­mant », maquille pour « maquillage », der pour « dernier » (cf. : le der des ders - « le dernier verre avant de se quitter ») ;

-  la formation d'onomatopées : toquante - « montre » < toc-toc, fric-frac - « vol avec effraction » ;

-  la formation de locutions phraséologiques, tas de ferrailles - « vé­hicule en mauvais état», pincer de la harpe, de la guitare - « être en prison », son et lumière - « une personne âgée, un vieillard », soixante-dix-huit tours - « personne âgée ou démodée », être tondu à zéro -« avoir les cheveux coupés ras », c'est du cinéma ! - « c'est invraisem­blable, ce n'est pas crédible ! »,

c 'estpas de la tarte ! - « cela n'ira pas tout seul, c'est qch de très difficile ! », n 'en avoir rien à cirer - « s'en désintéresser complètement ».

Cependant l'argot possède certains modèles et procédés de forma­tion qui lui appartiennent en propre. Signalons, entre autres, les pseudo­suffixes argotiques -mar(e), -muche, -uche, -oche, -go(t), -os, -anche, -dingue, -aga, par exemple : épicemar - « épicier » ; Ménilmu-che - « Ménilmontant », argomuche - « argot » ; la Bastoche - « la Bastille », cinoche - « cinéma » parigot- « parisien », icigo - « ici », lago - « là » ; chicos - « chic », craignos se dit de qch de laid, douteux, inquiétant : « Cet hôpital ripou (= « pourri ») devient craignos », calmos  (du calme !), boutanche - « bouteille », préfectanche - « préfecture », cradingue - « très sale, crasseux », sourdingue - « sourd » ; poulaga -« policier».

Un des procédés préférés de l'argot paraît être la déformation des mots existants. Les suffixes argotiques signalés ci-dessus servent notam­ment à déformer les mots de la langue générale en les faisant passer, transfigurés dans l'argot. Un autre moyen de déformer les mots, et qui n'est rien qu'un code spécial, consiste à remplacer la consonne ou le groupe de consonnes initiales par un 1, à les rejeter à la fin en les faisant suivre d'une finale : -é, -em, -i, etc. C'est ainsi qu'ont été formés loucherbem et largonji désignant l'ancien argot des bouchers de la Villette : l-ou-cher-b-em de « boucher », l-ar-gon-j-i de « jargon » ; cf. encore : elicierpem pour « épicier », enlerfem pour « enfer », lauchem - « chaud », laubé - « beau, belle », linvé pour « vingt ». Signalons encore le verlan, autre procédé qui consiste à retourner le mot « à l'envers », syllabe par syllabe : brelica pour « calibre », chicha pour « haschisch », tromé pour « métro »,féca pour « café », ripou pour « pourri »'.

Comme nous l'avons vu les créations nouvelles dans l'argot des dé­classés sont nombreuses ; toutefois elles ne présentent pas toujours de véritables néologismes, mais des altérations purement formelles de mots de la langue commune ; ainsi de valise on tire valoche, valdingue.

C'est encore plus souvent en conférant des acceptions nouvelles aux vocables de la langue commune que l'argot se développe. D'une manière générale l'argot est caractérisé par les mêmes procédés sémantiques que la langue nationale. Mais parmi ces procédés la première place revient aux changements métaphoriques : « ... la métaphore..., remarque entre autres linguistes, A. Dauzat, c'est une des principales forces créatrices des langages argotiques comme de tous les parlers populaires, essentielle­ment émotifs. » [45, p. 149]. À titre d'exemples nommons piano - « les dents », souris - « fille, femme » (plutôt jeune et bien faite), corbeau - « curé en soutane », aquarium - « bureau vitré ». fuseaux - « jambes »  (plutôt maigres), rat - « avare ». éponge - « ivrogne », agrafer, accro­cher - « appréhender, arrêter », nettoyer - « dépouiller », expédier - « tuer ». planer - « rêvasser, ne pas avoir le sens de la réalité »

On y trouve plus rarement des métonymies : pèlerine - « policier », calibre - « revolver ». la calotte - « le clergé, les curés ». foire - « fête, goguette ».

Les euphémismes y sont fort nombreux : effacer, envoyer, descen­dre, régler son compte pour « abattre, tuer ». soulager, détourner, tra­vailler pour « voler ». frangine, nana, fille de noce, marchande d'amour pour « prostituée », faire sa malle, lâcher la bouée, perdre le goût du pain, rendre ses clés pour « mourir ».

L'argot compte un nombre considérable de vocables étrangers ce qui s'explique par les contacts fréquents des déclassés français avec des re­présentants d'autres nationalités au cours de l'histoire. Non seulement les langues modernes, mais aussi les langues mortes ont participé a» renou­vellement de l'argot. Ce caractère quelque peu savant de l'argot lui a été conféré déjà à l'époque où il était, un langage secret, ses créateurs et ses réformateurs étant souvent des gens suffisamment instruits

Parmi les vocables d'origine étrangère citons -.flemme - « paresse » < ital. "flemma" - « tranquillité, patience ». fourguer - « acheter des objects provenant d'un vol » < ital. "frugare" - « chercher avec minutie ». sbire - « surveillant de prison, policier » - < ital. '"sbirro" - « policier » ; frio - « froid » < esp. "frio", mendigot - « mendiant errant » < esp. "men-digo", moukère - « femme de mauvaise vie » < esp. "mujer" - « femme, épouse » ; schlague - « fouet, cravache (comme châtiment corporel) » < all. ,,Schlag" - « coup », schlass ou chlass - « ivre » < all. ,,Slass" -« fatigué, mou » : because, bicause - « parce que » < angl. "because". bisness, bizness - « métier » < angl. "business" - « affaire(s). occupa­tion ; casbah - « maison ; local d'habitation », d'origine arabe.

L'argot se distingue par la multiplicité de ses synonymes. Toutefois cette richesse, selon lajuste remarque de A. Dauzat. est « plus apparente que réelle, car le nombre des mots ne répond pas à une grande variété de sens et de nuances » [45. p. 185]. En effet, les membres des nombreuses séries de synonymes qu'offre l'argot peuvent être généralement employés indifféremment et présentent des synonymes dits « absolus ». C'est ainsi que pour « père » l'argot dit le dabe ou le daron qui sont de simples  équivalents : il en est de même pour « main » -pince, patte, cuiller, etc. ; les équivalents argotiques de « tête » sont encore plus nombreux : bille, bobine, bouchon, boule, caillou, cafetière, citrouille, chou, pêche, cense, cassis, pomme et d'autres figurant au nombre de 66 dans le dictionnai­re de l'argot par J.-P. Colin et J.-P. Mével [46]. On pourrait aisément multiplier les exemples. Ainsi, selon les données du même dictionnaire, l'argot a à sa disposition environ 28 mots pour exprimer l'action de man­ger, 34 mots signifiant « boire », 11 mots désignant l'« eau-de-vie ». 32 mots désignant 1« ivresse » et l'« ivrogne » : l'argent est dénommé par 71 mots. 26 mots désignent la « prison » et 66 - le « policier ».

Cette abondance de synonymes résulte de la tendance très accusée de l'argot, tout comme du langage populaire en général, de remplacer les vocables, dont l'image s'efface peu àpeu, pard'autres vocables plus évo-cateurs, frappant l'imagination.

Les vocables d'origine argotique représentent donc, comme règle, des synonymes ou des variantes de mots de la langue commune et ils sont souvent eux-mêmes formés à partir de ces mots.

En parlant des synonymes il est nécessaire de mentionner un phéno­mène qui a pris une extension particulière dans l'argot. Ce phénomène pourrait être nommé « création de synonymes par attraction de sens » : il consiste en ce qu'un vocable est susceptible de recevoir en qualité de synonymes tout autre vocable uni au premier par un rapport sémantique plus ou moins apparent. Lorsqu'en argot un nom de fruit a désigné « la tête » (selon le témoignage de A. Dauzat. « le premier tenue paraît être la poire, d'après une caricature de Louis-Philippe »), d'autres noms de fruits ont subi la même évolution sémantique (cf. : pêche, pomme, citrouille, etc.) servent aussi à présent à désigner la tête. Les rapports sémantiques qui se trouvent à la base de la création de nouveaux synonymes sont parfois plus compliqués. Ainsi, chiquer qui signifie en argot « battre » et « tromper » éveille aussi l'idée de tabac (pour autant qu'en français standart chiquer veut dire « mâcher du tabac ») ; partant de l'idée de battre, d'un côté et de l'idée de tabac de l'autre, chiquer donne naissance à deux séries synonymiques parallèles -.passer à tabac, tabasser - « battre, rouer de coups » et raconter une carotte, raconter une blague - « tromper ».

Cet exposé, aussi bref soit-il, démontre avec évidence que les lois qui président au renouvellement et au développement de l'argot, malgré les quelques particularités qui lui sont propres, sont les mêmes que celles de la langue commune.

Il a été dit que l'argot des déclassés a surgi en qualité de langage secret créé dans des buts de défense sociale. Quant à l'argot moderne, la majorité des linguistes dont L. Sainéan [47. p. 482] et A Dauzat [45. p. 21], se rangent de l'avis qu'il a perdu son caractère secret à la suite de sa pénétration, devenue particulièrement rapide dès le début du XIXe siè­cle, dans le langage populaire : de là l'affirmation que l'argot comme tel n'existe plus.

Cette vue est mise en cause par P. Guiraud qui insiste sur la fonction cryptologique de certains procédés de renouvellement du vocabulaire ar-. gotique : « ...le milieu, dit-il, continue à forger des mots secrets, mais en donnant une place toujours plus grande aux formes codées. Il est donc inexact de dire qu'il n'y a plus d'argot » [49. p 25]. D. François-Geiger. dans son Introduction au « Dictionnaire de l'argot » (1990) de J -P. Colin et J.-P. Mével, remarque que « ...la fonction cryptique s'accompagne d'une fonction ludique et le plaisir verbal semble même l'emporter ac­tuellement » (pp. XII-XIII). Cette opinion paraît être justifiée vu la péné­tration des vocables argotiques dans tout parler quelque peu relâché. Toutefois la vitalité de l'argot paraît être due avant tout à sa fonction de servir d'indice social. En effet, l'argot offre à l'argotier tout aussi bien la possibilité de s'affirmer, de marquer son appartenance à un groupe social qui se veut à part, qu'un moyen de ralliement avec ses pareils.

Au cours des siècles l'argot des déclassés a fourni au français litté­raire une partie de ses vocables par l'intermédiare du langage populaire.

Certains d'entre eux s'y sont incrustés si profondément qu'ils ont complètement perdu leur valeur argotique. Déjà au milieu du XXe siècle Clément Casciani disait à ce propos : « Nombre d'expressions qui. au XVIIIe siècle, étaient du pur argot figurent aujourd'hui dans le diction-, naire de l'Académie où elles ne font pas trop mauvaise figure. » [49, p. 54]. Qui se douterait aujourd'hui de l'origine argotique des mots tels que abasourdir (de l'ancien basourdir- « tuer »), boniment (tenue de saltim­banque, de bonir-, dire », proprement « en dire de bonnes »). bribe (qui signifiait à l'origine « pain mendié »). dupe (formé de huppe avec l'ag­glutination du d de de), grivois (autrefois « soldat »). polisson (dont le sens primitif est « voleur ». de polir - « voler »).

L'influence de l'argot continue à se faire fortement sentir dans le français national moderne. Certains vocables, sans perdre toutefois leur valeur argotique et populaire, figurent dans les dictionnaires généraux et reçoivent droit de cité sur les pages des œuvres littéraires

Signalons entre autres : becter, bouiotter - « manger ». galette, po­gnon, grisbi - « argent ». toucher la galette - « toucher de l'argent ». agrafer- « empoigner, arrêter ». piaule - « chambre, logement ». pinard - «toute espèce de vin ». plombe ~ « heure ». broquille ~ « minute » (cf. : six plombes et vingt broquilles), mec - « homme, individu quelconque », baffe - « gifle ». baccara - « faillite » (dans l'expression être en plein baccara - « être dans les ennuis jusqu'au cou »). flemme, cosse - « pares-. se »,pote - « camarade, ami ». zig~«. type, individu ». bastringue - « bal de guinguette », frangin, -ine - « frère, sœur », moche - « laid », chouet­te - « beau, bon, agréable », alpaguer, pincer - « appréhender, arrêter » et « mettre la main sur, s'emparer de, saisir qn », bousiller - « travailler mal et vite », ça boume, ça gaze - « ça va, ça va bien », d'enfer, du tonnerre - « sensationnel, excellent ».
§ 83. Les jargons ou argots professionnels. Des argots de clas­se il faut distinguer les jargons ou les argots professionnels. Les argots professionnels sont des langages spéciaux servant des groupes d'indivi­dus pratiquant quelque métier ou profession. De même que les argots de classe les jargons professionnels ne possèdent en propre qu'une partie du lexique ; quant au système grammatical et la prononciation, ils sont ceux de la langue commune. Les argots professionnels comprennent des mots et des expressions destinés généralement à suppléer les mots de la langue commune usités par les représentants de professions et de métiers diffé­rents. Ces mots et expressions sont souvent caractérisés par une nuance émotionnelle, affective.

Les ouvriers possèdent dans chaque corps de métier un argot spé­cial. Il en est de même pour le théâtre et le cinéma, les écoles et autres corporations de gens réunis d'après leurs occupations. Les soldats parlent argot dans la caserne comme les marins sur le navire.

Signalons à titre d'illustration quelques vocables d'origine argotique figurant dans les dictionnaires de type général. Tels sont de l'argot des écoles : boîte - « école », boîte à bachot, bahut - « lycée » ; piocher, chiader, potasser - « travailler avec assiduité » ; diff- « difficile » ; prof - « professeur » ; math élém - « mathématiques élémentaires » ; colle -« exercice d'interrogation préparatoire aux examens » et « question diffi­cile »,pion - « répétiteur », archicube - « ancien élève de l'École nor­male supérieure » : énarque - « ancien élève de l'École nationale d'administration (considéré comme détenteur du pouvoir) », sorbonnard - « étudiant en Sorbonne.

Dans l'armée, qui a son argot très étendu, ont pris naissance : bar­da- « équipement complet du soldat » ; rab(iot) - « ration en supplé­ment » ; perm(e) - « congé accordé à un militaire, permission » ; colon -« colonel », capiston - « capitaine » ; juteux - « adjudant » flingot -« fusil » ; marmite - « obus » ; marmitage - « bombardement » pagno
ter, roupiller
- « dormir », baroud- « combat » ; taule - « prison militai­re » et beaucoup d'autres. Certains, en passant dans l'usage courant, ont acquis des sens supplémentaires ou bien ont élargi leur emploi. Ainsi go­dillot en plus de « chaussure militaire » s'emploie aussi pour nommer « un inconditionnel, un fidèle qui marche sans discuter » : pinard à partir de « boisson préférée des soldats » s'est largement répandu dans le lan­gage courant où il désigne le vin rouge ordinaire.

Les jargons de classe, les jargons ou argots professionnels de même que l'argot des déclassés sont autant de ramifications de la langue natio­nale commune.

Il ne faut pas confondre avec les jargons et les argots les diverses terminologies et les différents vocabulaires professionnels qui enrichis­sent la langue nationale de termes spéciaux exprimant des concepts nou­veaux.

-  Tels sont les termes de médecine : pasteurisation, auscultation, vaccination, insufflation, capillarité, thérapie, diphtérie, albinisme, rhu­matisme, rhinologue, sphygmomanomètre, scannographie. etc. :

- les termes de physique : volt, ampère, irisation, polarisation ;

- les termes de chimie : néon, brome, iode, condenser, carbone ;

-         les termes techniques : électriflcation, aciération, canalisation, dé­raillement, fusionnement, dérouillement. etc., et une multitude d'autres termes.
CHAPITRE
III


MOTS ET CALQUES INTERNATIONAUX

DANS LE VOCABULAIRE DU FRANÇAIS MODERNE




§ 84. Caractéristique des vocables internationaux. Les mots in­ternationaux sont ceux qui, faisant partie du vocabulaire de langues diffé­rentes, remontent étymologiquement au même vocable ou aux mêmes éléments de mots et dont la structure sonore et la valeur sémantique sont, par conséquent, proches ou communes.

Il faut ajouter ici les calques internationaux qui sont des mots ou expressions reproduisant la forme interne du mot ou de l'expression de la langue servant de source et à sens analogue.

Les vocables internationaux facilitent l'établissement des rapports culturels entre les peuples de pays différents, c'est pourquoi leur présence dans le vocabulaire d'une langue est utile et leur rôle en tant que moyen de communication est considérable.

Ce sont surtout les diverses terminologies qui sont riches en vocables internationaux.

Signalons tout d'abord la terminologie à valeur sociale et politique qui a un caractère international très accusé : les termes tels que politique, diplomatie, révolution, révolutionnaire, propagande, régime, social, na­tionaliser, centraliser et beaucoup d'autres se retrouvent dans plusieurs langues européennes.

Il en est de même pour la terminologie scientifique, par exemple : géographie, histoire, littérature, chimie, physique, linguistique, mathé­matique, philosophie, abstraction, etc. La terminologie technique com­prend aussi beaucoup de mots internationaux : électricité, électrification, film, radio, machine, automobile, autobus, trolleybus, téléphone, télé­graphe, terminal, site, Internet, tokamak, clonage.


Un grand nombre de vocables internationaux en français contempo­rain sont des emprunts. La première place revient aux emprunts de mots et d'éléments de mots faits aux langues mortes. Le rôle du latin, qui était la langue internationale de la science jusqu'à la fin du XVIIIe siècle, est particulièrement important. Le latin n'a pas perdu cette valeur jusqu'à présent pour les sciences telles que la médecine, la zoologie, la botani­que, la paléontologie et certaines autres.

De tous temps les langues européennes et en premier lieu les langues romanes s'assimilaient facilement les termes formés d'éléments latins et grecs. C'est pourquoi on faisait le plus souvent appel au latin et au grec lorsque les progrès de la science et de la technique exigeaient la dénomi­nation de quelque concept nouvellement surgi.

Certains éléments de mots, généralement d'origine grecque, sont d'une productivité exceptionnelle. Tels sont : -logue et -logie du gr. logos -« notion, mot, discours, traité », -mètre du gr. metron - « mesure » ; -graphe et -graphie du gr. graphos, graphia de graphein - « écrire » ; télé- du gr. télé - « loin » qui ont fourni de longues séries de vocables internationaux.

Parmi les langues vivantes l'italien et l'anglais ont considérablement enrichi le lexique international. Dans beaucoup de langues les termes de guerre, de marine, de banque, d'architecture et de musique sont de prove­nance italienne, les termes techniques et sportifs d'origine anglaise.

Le français, qui à son tour a servi aux autres langues de source fécon­de d'emprunts, a fourni aussi un grand nombre de vocables internatio­naux. Nommons parmi les plus employés : abordage, agiotage, avance, avant-garde, artiste, attaché, barrière, bourgeois, bourgeoisie, cliché, communiqué, garage, volontaire, trottoir et beaucoup d'autres.
CHAPITRE
IV


ÉLÉMENTS NOUVEAUX ET ARCHAÏQUES


 DANS LE VOCABULAIRE DU FRANÇAIS MODERNE
§ 85. Les néologismes. Généralités. Les néologismes (du gr. neos -« nouveau » et logos - « notion, mot ») sont des mots et des locutions . nouvellement surgis dans la langue, ainsi que des mots anciens employés dans un sens nouveau. Les néologismes reflètent d'une façon manifeste le lien indissoluble qui existe entre la pensée et la langue. Toute notion nouvelle engendrée par la pratique de l'homme dans les multiples domai­nes de son activité reçoit nécessairement une dénomination dans la lan­gue. Ainsi apparaissent les néologismes.

Les néologismes sont non seulement des créations indigènes, des vocables formés par les moyens internes de la langue même, mais aussi des emprunts faits à d'autres idiomes.

Les vocables figurent dans la langue en qualité de néologismes tant qu'ils sont perçus comme y étant introduits récemment. Peu à peu. avec le temps, ils se confondent avec les vocables plus anciens, finissent par ne plus s'en distinguer et perdent ainsi leur valeur de néologismes. Cer­tains d'entre eux. créés dans des buts sensationnels ou représentant des fabrications fâcheuses, sont relégués dans l'oubli presque aussitôt après leur naissance.

Il est fort difficile et le plus souvent impossible d'établir exactement la date de l'apparition d'un néologisme, car l'enrichissement graduel de. la langue est le résultat des efforts réunis du peuple en entier. C'est à l'esprit populaire qu'on est redevable de maintes créations heureuses, souvent plaisantes, telles que amuse-gueule, couche-lard, remue-ménin­ges, grenouillage, touristocrate, diplômite, déboussoler, lézarder (au soleil), moulinette, entrées dans l'usage dans le courant du XXe siècle. Seulement pour certains vocables dont l'auteur est connu on peut indi­quer la date plus ou moins précise de l'apparition. Ce sont pour la plupart des ternies scientifiques et techniques qui, devant être précis par excel­lence, contiennent souvent leur propre définition comme, par exemple, oxygène (« propre à engendrer les acides ». du gr. oxus - « acide » et gennân - « engendrer ») créé en 1786 par A. Lavoisier : sociologie formé en 1830 de société et du gr. logos - « discours ». « traité » par A. Comte sur le modèle de mots savants comme biologie, géologie, etc. : cinémato­graphe créé au début du XXe siècle par les inventeurs, les frères Lumière, du gr. kinêma - « mouvement » et graphein - « écrire » et vulgarisé sous la forme de cinéma et ciné. Le mot socialisme était formé dans les années 30 du siècle dernier par le socialiste-utopiste P. Leroux, et encore son sens n'était-il pas très précis. P. Ronsard était convaincu d'avoir créé le mot ode. mais en réalité, ce mot était déjà employé avant lui.

Les innovations lexicales servent avant tout à donner un nom aux objets et aux concepts nouveaux ; ce sont des néologismes dénominatifs. Il faudrait leur opposer les néologismes expressifs qui répondent non pas à la nécessité de fixer des phénomènes nouveaux, mais au besoin d'ex­pression affective et appréciative (cf. : idéologisation, d'une part, et lava­ge de cerveau, de l'autre).                            

On distingue les néologismes l i n g u i s t i q u e s et les néologismes i n d i v i d u e l s (dits stylistiques ou hapax). Les premiers sont le patri­moine de toute la nation et font partie du vocabulaire de la langue. Les derniers sont des inventions individuelles créées généralement par des écrivains dans des buts esthétiques comme moyen d'expression littérai­re ; les créations individuelles n'appartiennent pas à la langue nationale, n'étant compris que dans le texte où ils sont employés et auquel ils res­tent attachés.

Cependant les néologismes stylistiques les mieux réussis ont toutes les chances de passer dans le vocabulaire de la langue nationale : tel a été le sort de s'égosiller créé par Molière, de mégère introduit au sens figuré par Saint-Simon ; c'est à V. Hugo qu'on doit hilare et gavroche et à H. de Balzac gâterie.

Il est à signaler que les néologismes linguistiques peuvent être aussi bien dénominatifs qu'expressifs, alors que les néologismes stylistiques sont pour la plupart des néologismes expressifs. Ainsi les néologismes se différencient selon les fonctions qu'ils remplissent dans le processus de communication.

Les néologismes ne passent pas toujours sans encombre dans la lan­gue nationale. De tout temps ils ont été freinés par les puristes.

En France le mouvement puriste atteint son apogée au XVIIe siècle. En ce siècle d'ordonnance et de clarté les défenseurs « du bon usage » condamnaient tout néologisme au nom de « la belle harmonie » du fran­çais qui à leurs jeux avait atteint la perfection. S'il avait été possible de suivre cette voie le français serait devenu « langue morte ».

À la tête du mouvement puriste s'est toujours trouvée et se trouve jusqu'à présent l'Académie française. En 1937, auprès de l'Académie, a été fondée une commission spéciale « L'office de la langue française » qui avait pour fonction de faire « le choix » des mots, de rejeter les néologis­mes « trop hardis ». Cependant le besoin de communiquer des idées nouvelles impose forcément à la langue les créations les plus heureuses Au XVIIe siècle on critiquait en tant que néologismes les mots exactitude, gra­titude, emportement, accablement qui sont aujourd'hui dans toutes les bou­ches. À propos de à présent Vaugelas écrivait : « Je sais bien que tout Paris le dit et que la plupart de nos meilleurs écrivains en usent : mais je sais aussi que cette façon de parler n'est point de la cour, et j'ai vu quelquefois de nos courtisans, hommes et femmes, qui, l'ayant rencontré dans un livre d'ailleurs très élégant, en ont soudain quitté la lecture, comme faisant par là un mauvais jugement du langage de l'auteur. On dit : à celte heure, main­tenant, aujourd'hui, en ce temps, présentement. »

Encore au milieu du XXe siècle on pouvait voirblâmer fortuné, acci­denté au sens de « victime d'un accident», dévisager au sens de « regar­der», débaucher dans « débaucher des ouvriers » qui de fait étaient déjà d'un usage courant.

Signalons cependant que seulement une partie des néologismes sur­vit dans la langue La langue qui se développe d'après ses propres lois ne se laisse guère imposer des créations baroques dues à la mode ou à quel­que tendance passagère. Ces mots sont, en règle générale, voués à la mort

Seuls les néologismes d'une bonne frappe, formés d'après les lois du développement de la langue et répondant aux exigences de la société, méritent véritablement d'être acceptés Les vocables nouvellement créés sont surtout nombreux aux époques des grands changements et des bou­leversements produits à l'intérieur de la société sans que toutefois cette abondance de néologismes se fasse ressentir sur le système même de la langue.
§ 86. Le rôle de la Révolution française dans le renouvellement et la démocratisation du vocabulaire. La Révolution française du XVIIIe siècle, dont une des œuvres capitales a été la libération des esprits des contraintes linguistiques imposées parles régulateurs rigoureux du siècle du classicisme, a déclenché la démocratisation de la langue française qui se poursuit jusqu'à nos jours. C'est durant cette période mouvementée que font leur apparition des mots tels que activer, alarmiste, centraliser, centralisation, propagande, réquisition, polytechnique, guillotine, guillo­tiner, carmagnole : à côté de révolutionnaire sont créés contre-révolu­tionnaire, ultra-révolutionnaire. Certains mots s'approprient un sens nou­veau : ainsi démocratie n'était auparavant qu'un tenue d'antiquité : pendant la Révolution il signifie, selon la définition de Robespierre « un Etat où le peuple souverain, guidé par les lois qui sont son ouvrage, fait par lui-même tout ce qu'il peut bien faire, et par des délégués tout ce qu'il ne peut faire lui-même»; le mot patriote était un synonyme de compatriote, a été popularisé au sens d’« homme fidèle au régime existant » : réaction n'était auparavant qu'un tenue de physique, après la Révolution il est devenu un ternie politique voulant dire « les ennemis de la révolution » et la réaction royaliste était un emploi nouveau : de réaction on a formé réactionnaire qui a éliminé réacteur de la même époque.

Ainsi le XVIIIe siècle aété marqué par l'apparition de tenues surtout socio-politiques reflétant les perturbations sociales de l'époque

En jetant bas l'ancien régime féodal la Révolution a donné le coup de fouet au développement du capitalisme en France - événement ma­jeur qui s'est répercuté dans tous les domaines et, en conséquence, dans la langue.

Le XIXe siècle a vu la création et la vulgarisation de nombreux néologismes reflétant les acquisitions techniques et scientifiques. Les plus représentatifs sont les termes d'un transport modernisé dont, entre autres, chemin de fer (calque partiel de l'anglais railway), locomotive, rail ; ba­teau à vapeur, transatlantique ; automobile, automobiliste ; aéroplane, avion, aviation, aviateur ; quant aux nombreux termes scientifiques bor­nons-nous aux plus insignes, tels vaccin (et ses dérivés), pasteuriser, pas­teurisation, rayons X.

Donc, la Révolution, ce grand événement historique, a déterminé dans une large mesure l'évolution ultérieure du français.
§ 87. Les néologismes français du
XXe
siècle.
Parmi les grands événements politiques de ce siècle qui ont donné naissance à de nom­breux néologismes il faut nommer la crise économique des années 30 en France, la deuxième guerre mondiale et le mouvement populaire pour la paix et la démocratie qui s'est déroulée dans la période d'après-guer­re.

Dans les années 30, pendant la crise économique et politique, des vocables nouveaux apparaissent en liaison avec le renforcement de la lutte des classes et l'accroissement du mouvement gréviste C'est alors qu'on voit entrer dans l'usage sans-travail, plus expressif que chômeur ; les licenciements massifs des ouvriers ont donné naissance au verbe lockouter (formé de lock-out, empaint fait à l'anglais déjà vers la fin du XIXe siècle) et à son participe passé substantivé lockouté. Le mépris que le peuple nourrissait à l'égard de la police, gardienne du pouvoir réac­tionnaire, est parfaitement rendue par le néologisme flicaille, tiré de flic - « agent de police » ; les représailles policiers ont donné lieu à la création de matraquer, matraquage, matraqueur de police - « agent de police », tirés de matraque - «trique, bâton ».

La lutte opiniâtre de la partie la plus démunie du peuple français pour ses droits a provoqué l'apparition des mots et des expressions tels que : gréviste, grève générale, comité de grève, grève de protestation, grève revendicative, grève perlée - «итальянская забастовка», bri­seur de grève avec ses synonymes : un jaune, un renard - «штрейкбpexep», grève sur le tas - «польская забастовка», piquet de grève ; marche de la faim, contrat collectif et son synonyme conven­tion collective ; allocation de chômage ; faire la chaîne - « s'unir pour la lutte » : débrayer et débrayage, qui auparavant n'étaient que des termes techniques, acquièrent un sens politique et signifient « cesser le travail ; la cessation du travail dans une usine », le verbe débrayer dans sa nouvelle acception engendre le dérivé débrayeur.

Déjà au cours des préparatifs de la deuxième guerre mondiale on voit surgir des locutions et des mots nouveaux tels que surarmement, course aux armements, défense passive - «светомаскировка». À la suite de l'instauration du régime fasciste en Italie et plus tard en Alle­magne apparaissent des mots reflétant des notions qui provoquent là haine des peuples : fascisme, fasciste, fascisation, fascisant, nazi, na­zisme, nazification.


Le mot cagoule signifiait primitivement « espèce de capuchon avec des ouvertures pour les yeux » dont se vêtaient les moines d'un certain ordre religieux. Comme les fascistes portaient eux aussi des capuchons, le mot cagoulard a désigné un membre d'une organisation fasciste.

Pour désigner la guerre entre l'Allemagne et la France en 1939-1940, lorsque d'après les ordres du gouvernement de trahison les soldats fran­çais reculaient devant l'ennemi, apparaît l'expression drôle de guerre.

Dans la période de l'occupation de la France par les fascistes alle­mands sonf créés vichyssois et vichyste pour désigner les membres du gouvernement français profasciste établi à Vichy ; les anciens mots colla­borer, collaboration et le nouveau collaborationniste, abrégé dans l'usa­ge courant en collabo sont appliqués à ceux qui trahissaient la patrie en faisant le jeu des fascistes allemands ; de gangster, emprunté au sens de « bandit » à l'anglo-américain dans les années 30, sont formés gangstéris­me, gangster politique caractérisant la politique et le comportement des occupants fascistes.

Le mouvement de la Résistance qui s'est emparé des larges masses populaires a engendré toute une série de néologismes : le mot résistance s'est enrichi d'un sens qu'il n'avait pas auparavant il est devenu un ter­me politique, signifiant « action menée par les patriotes français contre l'occupation allemande en 1940-1944 » : de l'adjectif responsable on a fait un substantif désignant un militant actif du mouvement de la Résis­tance responsable d'une mission importante ; le mot maquis, proprement « terrain couvert de broussailles et d'arbrisseaux en Corse » a commencé à désigner des détachements de partisans français qui, voulant se soustrai­re à l'ennemi, se cachaient dans les broussailles ; plus tard, par extension, maquis a reçu le sens d'« ensemble de patriotes français luttant clandesti­nement sous l'occupation » ; son dérivé maquisard a servi à désigner celui qui « a pris le maquis » pendant l'occupation allemande. Signalons encore l'expression milice patriotique due aussi au mouvement de la Résistance. Au cours de la période d'après-guerre des néologismes surgissent en liaison avec les préparatifs d'une éventuelle guerre mondiale. De atome sont tirés atomique, atomisation. On voit apparaître des expressions telles que guer­re atomique, psychose atomique, bombe atomique, arme atomique, arme nucléaire, arme bactériologique, arme microbienne et beaucoup d'autres. Les adeptes d'une politique de guerre et de rapine sont marqués des noms déshonorants de fauteurs de guerre, fomentateurs de guerre, excitateurs à la guerre, propagateurs de la guerre.

Les relations tendues du monde capitaliste avec l'ex-Union Soviéti­que et les pays du camp socialiste ont donné naissance à l'expression guerre froide. La période d'après-guerre est marquée du mouvement des peuples pour la paix qui a pris une ampleur sans précédent. Ce mou­vement toujours croissant a contribué à la cristallisation de certaines ex­pressions qui ont acquis une valeur nouvelle ; nommons entre autres : partisan de la paix, combattant de la paix, défenseur de la paix, mi­litant pour la paix, soldat de la paix, forces de paix, ronde de la paix, colombe de la paix, monter la garde de la paix.


L'année 1968 se signale par une révolte de la jeunesse estudiantine qui exigeait une réforme foncière de l'enseignement et aspirait à un re­nouveau dans les relations sociales et familiales. Ce mouvement universi­taire a déclenché un large mouvement social qui depuis Paris a fait tache d'huile dans tout le pays. Cet événement s'est répercuté sur le vocabulai­re par l'apparition de mots tels que marginal (subst.) - « étudiant, chô­meur », contestataire (subst.) et d'emplois nouveaux dont participation - « droit de libre discussion et d'intervention des membres d'une commu­nauté », contestation - « remise en cause des idées reçues dans un grou­pe social ; refus de l'idéologie régnante ».

Le français contemporain ouvre largement les portes aux ternies tech­niques et scientifiques qui reflètent les acquisitions de la pensée humaine.

Dans la première moitié du XXe siècle le vocabulaire s'enrichit de termes relatifs à la cinématographe et la radio qui sont, avant la télévision, les moyens les plus importants autant de la propagande idéologique que de la diffusion de la culture.

Ainsi le cinéma a donné : fumage, filmer, filmologne, fltmothèque. documentaire (m), cadrage, cinéaste, cinéroman, cinémathèque, travalling, etc. ; la radio a engendré : radio (f), radio (m), radio-diffusion, T. S. F., micro(phone), haut-parleur, radioamateur, écoute (ne quittez pas l'écoute), speaker, speakerine, etc.

Parmi les innovations plus récentes, apparues avec les derniers pro­grès de la science et de la technique, nommons : alunir, alunissage, as­tronef, astroport, cosmodrome, cosmonaute, cosmonef. espace cosmique, satelliser, satellite artificiel, spoutnik (conquête du cosmos) ; cassette, chaîne, électrophone, haute-fidélité (abrév. hi-fi), magnétoscope, micro­sillon, télédistribution, téléviseur, transistor, vidéocassette, vidéodisques (audiovisuel) ; aéroglisseur, airbus, alcooltest, altiport, autoradio, auto­route urbaine, challenger, cyclomoteur, microbus, minibus, parcmètre (moyens de transport, voyages) ; bande magnétique, calculatrice, calcu­lette, mémoire, ordinateur, télématique, fax, faxer. minitel, Internet, lo­giciel, réalité virtuelle (informatique).

Avec la généralisation de l'enseignement et le développement des mass média un grand nombre de ces termes reçoit un emploi commun.

La néologie affecte non seulement la terminologie spéciale, mais aussi le vocabulaire de tous les jours. Signalons à titre d'exemple : cusinette. emballage perdu, friteuse, gadget,H.L.M., lave-vaisselle, moquetter (de moquette), piéton, -ne (rue-piétonne), R.E.R., T.G.V., supermarché, tiercé, surveste, surligneur, routard (qui fait du stop), roller, pochothèque.

L'époque actuelle connaît une créativité « néologique » comparable à celle qui a marqué le XVIe siècle, à une distinction près : les préceptes de du Bellay étaient adressés aux écrivains et aux théoriciens de la langue, alors qu'aujourd'hui chacun se croit autorisé à « néologiser » sans contrô­le. Cette « créativité » excessive entraîne parfois des conséquences fâ­cheuses : on constate une profusion de doublons qui encombrent la langue et confondent les usagers. Ainsi on dit pareillement séismicité et sismicité, quadruplage (du prix du pétrole) et quadrupleraient, faisabilité et faisibilité (pris à l'anglais), réceptionniste (dans un hôtel) et réceptionnaire, etc. Compte tenu en plus de la « fureur anglicisante » il est facile de comprendre les appréhensions des linguistes français face à la prolifé­ration des néologismes gratuits. Des organismes officiels sont chargés de faire un tri parmi le flot d'innovations lexicales. Il y a lieu de mentionner les tentatives de réglage qui font appel non plus au « bon usage », mais aux propriétés inhérentes à la structure du français. Ainsi, l'ouvrage de A. Sauvageot « Français d'hier ou français de demain » n'est rien autre qu'un répertoire de recommandations visant, à partir d'un principe struc­tural, à combattre l'« anarchie » qui règne aujourd'hui dans la langue fran­çaise afin de lui assurer « un avenir qui soit digne de son passé ».
§ 88. Les archaïsmes dans le vocabulaire du français moder­ne. À côté de l'enrichissement perpétuel du vocabulaire nous assistons à un processus contraire : au dépérissement de certains de ses éléments qui tendent à disparaître de l'usage.

Quoique le nombre des éléments tombant en désuétude ou, autrement dit, des archaïsmes (tiré du mot gr. arkhcrikos - « ancien ») soit infime, comparé à celui des néologismes, ces éléments vieillis présentent un cer­tain intérêt du fait qu'ils témoignent des modifications graduelles qui se produisent dans le vocabulaire ainsi que par la place particulière qu'ils y occupent. Les archaïsmes sont des mots qui, dans toutes ou certaines de leurs acceptions en vertu de motifs différents, cessent d'être indispensa­bles en tant que moyen de communication des hommes entre eux et finis­sent par être évincés de l'usage courant. Les archaïsmes sont de deux types différents :

1) les archaïsmes exprimant des notions d'une valeur purement his­torique et qui de ce fait sont en voie de disparition ; ils figurent dans le vocabulaire d'une langue en tant que mots historiques ou historismes, témoins des époques et des mœurs révolues ; tels sont dans le vocabulaire du français moderne druide, druidesse - « prêtre, prêtresse des Gaulois », escarcelle - « grande bourse pendue à la ceinture, en usage au Moyen Âge », escopette et espingole - « anciennes armes à feu » ; tels sont aussi les noms de beaucoup d'objets et de phénomènes se rapportant au régime féodal et disparus après la Révolution française du XVIIIe siècle, par exem­ple : bailli - « officier qui rendait la justice au nom du roi ou d'un sei­gneur », dîme - « dixième partie des récoltes, qu'on payait à l'Église ou aux seigneurs », échevin - « magistrat municipal avant 1789 », échevinage - « fonction d'échevin ; corps des échevins ; territoire administré par les échevins », sénéchal - « officier féodal qui était chef de justice », sénéchaussée - « étendue de la juridiction d'un sénéchal », taille - « im­pôt mis autrefois sur des roturiers ». À l'époque de la Révolution françai­se apparaissent les muscadins - « des royalistes qui cherchaient à se singulariser par leur mise extravagante » ; nommons encore des termes d'antiquité comme bacchanale - « fêtes latines en l'honneur de Bacchus », bacchante - « prêtresse de Bacchus », forum - « place où le peu­ple s'assemblait, à Rome, pour discuter des affaires publiques », patriciat - « dignité de patrice, de patricien », patricien - « citoyen ro­main faisant partie du patriciat, noble romain » ;

2) les archaïsmes qui sont des vocables désuets associés à des no­tions vitales qui survivent dans la langue et qui sont rendues par d'autres vocables plus récents ou plus fortunés ; ce sont, par exemple, cuider et engeigner employés encore par La Fontaine (« Tel, comme dit Merlin. cuide engeigner autrui ») et remplacés dans le français moderne par pen­ser et tromper : ce sont aussi couard, couardise, courre, s'éjouir, friseùr. goupil, partir, val qui ont cédé la place à poltron, poltronnerie, courir, se réjouir, coiffeur, renard, partager, vallon de même que fabrique au sens de « biens, revenus d'une église », maîtrise signifiant « autorité de maî­tre ».

Il est à remarquer qu'avant de disparaître complètement de la langue, les archaïsmes parviennent à se réfugier dans quelque locution toute faite plus ou moins courante où ils peuvent vivoter durant de longs siècles. Tels sont dans le français moderne les cas de partir dans avoir maille à partir avec qn, de courre dans chasse à courre, de val dans par monts et par vaux.

Parfois les archaïsmes se confinent dans quelque terminologie spé­ciale ; parmi les termes de droit on trouve biens meublesmeuble est employé dans son ancienne fonction d'adjectif ; roche qui dans la langue commune cède le pas à rocher est utilisé par les géologues ; miroir, for­tement concurrencé dans l'usage courant par glace, est recueilli par les opticiens.
TROISIEME PARTIE

STRUCTURATION   SÉMANTIQUE   ET   FORMELLE

DU   VOCABULAIRE   DU   FRANÇAIS   MODERNE


LES SOUS-SYSTÈMES DUS AUX RELATIONS


ASSOCIATIVES  AU  SEIN  DU  VOCABULAIRE  FRANÇAIS
§ 89. Notions préliminaires. Dans son « Cours de linguistique gé­nérale » F. de Saussure a émis l'idée d'une « coordination » du lexique où chaque mot serait le centre d'une « constellation » associative.

Cette approche relationnelle apermis plus tard l'élaboration de divers « champs linguistiques ». En effet, le caractère systémique du vocabulaire repose sur son organisation structurée qui se traduit par l'existence de sous-systèmes ou ensembles lexicaux réunis selon quelque indice. Étant l'unité d'une forme et d'un contenu le mot peut faire partie de sous-systè­mes formels, sémantiques ou sémantico-formels.

Dans les sous-systèmes formels viennent se ranger les homonymes et les paronymes (mots à sens différents, à prononciation similaire).

Parmi les sous-systèmes sémantiques on distingue sur l'axe paradig-matique les champs conceptuels, les groupes lexico-sémantiques, les sé­ries synonymiques, les antonymes, les hypéronymes et les hyponymes. On appelle hypéronymes ou (superordonnés) un vocable dont le sens est inclus dans les sens d'un ou de plusieurs autres vocables, ces derniers étant des hyponymes ; ainsi il y a inclusion du sens (ou du sémème) de arbre dans les sens (ou sémèmes) de chêne, tilleul, hêtre, etc. Nous sommes dans ce cas en présence de rapports hypéro-hyponymiques.

Un champ conceptuel réunit tous les vocables se rapportant à une notion générale ou indice notionnel appelé invariant (tels sont, par exemple, tous les vocables se rapportant à la notion de « beau »).

Un groupe lexico-sémantique comprend les mots à signification simi­laire et appartenant à la même partie du discours. Les vocables faisant partie d'un groupe lexico-sémantique suppose nécessairement un indice notionnel commun, c'est pourquoi un groupe lexico-sémantique représen­te une variété de champ conceptuel. Ainsi, à partir de la notion de dépla­cement, on peut dégager les verbes aller, venir, entrer, sortir, arriver, partir, courir, fuir, déguerpir, etc.

L'indice notionnel central ne recouvre pas dans la même mesure le contenu sémantique des vocables formant un groupe lexico-sémantique ou un champ notionnel. Pour une partie de ces vocables il est de première importance, pour d'autres il est d'ordre secondaire. Les premiers consti­tuent le noyau, les seconds se situent à la périphérie du groupe ou du champ. Le rôle différent de l'invariant notionnel dans la structure de la signification des vocables explique les contours plutôt vagues des groupes lexico-sémantiques et des champs conceptuels.

Les champs conceptuels et les groupes lexico-sémantiques sont les plus vastes ensembles au sein du vocabulaire. Plus restreintes sont les séries de synonymes, d'antonymes, etc., mais, en revanche, ces ensem­bles se laissent plus nettement délimiter.

Sur l'axe syntagmatique on distingue les « champs syntagmatiques » (dénommés encore « champs sémantiques » qui englobent les combinai­sons possibles d'un mot avec d'autres mots. Par exemple, pour le verbe dévorer on constatera que dans son sens principal il aura pour sujet des noms désignant des bêtes féroces et pour complément direct des noms d'êtres animés (l'ours a dévoré le mouton, le renard a dévoré la poule), dans un de ses sens secondaires le sujet sera un nom abstrait et le complément un nom de personnes ou son substitut (le chagrin, les soucis le dévorent) et encore dans un autre sens le sujet sera un nom de personnes et le complé­ment un nom abstrait (le subalterne a dévoré un affront, une injure).

Le relevé de la totalité des combinaisons d'un mot permet d'en préci­ser les significations et la fréquence des emplois divers.

Parmi les sous-systèmes sémantico-formels qui relèvent de la lexico­logie il faut ranger les champs morphologiques dont la structure dépend des morphèmes constituant le mot central. Ainsi pour le mot légalité il est possible de dégager deux sous-systèmes, prenant comme point de départ ou bien la racine (légal, /égal-ement, légal-iser, légal-isation, légal-iste, il-legal, il-legal-ement, il-legal-ité), ou bien le suffixe (null-ité, généros-ité, etc.), ce qui donnera, dans le premier cas, une famille de mots et, dans le second, une série suffixale.

Dans notre cours nous nous bornerons à une description plus dé­taillée des sous-systèmes paradigmatiqties d'ordre lexico-sémantiques les mieux explorés.
CHAPITRE I.

LES SYNONYMES




§ 90. Généralités. Les opinions des linguistes contemporains sur la synonymie sont fort différentes. Pour certains linguistes les vocables sont synonymes à condition d'avoir une valeur sémantique identique. Ceux-ci étant réduits au minimum, ces linguistes en arrivent à nier l'existence même de la synonymie. M. Bréal [51] affirme que la synonymie est un phéno­mène précaire et provisoire, de courte durée qui se détruit infailliblement du fait que les mots-synonymes sont sujets à l'évolution sémantique et acquièrent, par conséquent, des acceptions distinctes.

En effet, les séries synonymiques subissent des regroupements au cours des siècles et toutefois la synonymie comme telle demeure un phé­nomène constant de la langue.

La synonymie est un phénomène dialectique qui suppose tout à l'a fois des traits communs et des traits distinctifs. Les vocables forment des sé­ries synonymiques à partir de leur communauté, mais leur présence dans la langue est due principalement à leur fonction différentielle

La synonymie se révèle dans la synchronie, elle est un indice du ca­ractère systémique de langue.

Au cours de son développement historique la langue devient un ins­trument de communication de plus en plus parfait. La richesse de la syno­nymie, en particulier, témoigne de la richesse de la langue en entier.
§ 91. Les critères de la synonymie. En abordant le problème de la synonymie il faut avant tout préciser quels doivent être les rapports sé­mantiques entre les mots afin qu'on puisse les qualifier de synonymes et quels sont les cas où, malgré la similitude des acceptions des mots, il n'y a point de synonymie entre eux.

Dans certains ouvrages les mots sémantiquement apparentés, réunis par le même ternie d'identification, sont qualifiés de synonymes Ce sont généralement des vocables plus ou moins voisins quant à leurs acceptions qui se trouvent en rapport de subordination logique. Ces vocables, expri­mant des notions d'espèce soumis à la notion de genre rendue par le ter­me d'identification, ont en réalité entre eux des distinctions trop grandes pour être qualifiés de synonymes. Ils ne sont point non plus les synonymes du tenue d'identification lui-même, vu que les mots sémantiquement subordonnés ne créent point de rapport synonymique. Ainsi les vocables fusil, épée, pistolet, canon, bombe atomique ne sont ni des synonymes entre eux, ni les synonymes du terme d'identification arme qui les englo­be. Il s'agit ici d'un rapport hypéro-hyponymique.

Il en est de même pour vaisseau, navire, bâtiment, paquebot, car­go, transport, transatlantique, courrier, steamer, vapeur, nef, cara­velle, coche, cabane (vx.) bateau-mouche, steam-boat, yacht, arche qui se laissent grouper sous le terme d'identification bateau ou ruisseau, rivière, fleuve, torrent, gave, affluent dont le terme générique est cours d'eau.

La dénomination du même objet ou phénomène de la réalité n'est point non plus un critère sûr de la synonymie. En effet, des vocables très différents par leur sens peuvent désigner dans la parole le même objet, cependant ils ne deviennent pas pour autant des synonymes. Dans un certain contexte on peut nommer un chat (un chien, une personne) - « un monstre ». (« Ce monstre, il m'a volé mon poulet ! » s'écriera une ménagère furieuse contre son chat). Toutefois monstre ne sera pas un synonyme de chat.

On insiste très souvent sur l'interchangeabilité des mots comme cri­tère de la synonymie. Au premier abord cette opinion paraît être justifiée. En effet, beaucoup de vocables qualifiés à bon droit de synonymes sont interchangeables dans la parole malgré les « nuances » de sens qui les distinguent. Dans l'usage courant nous substituons constamment joli à beau, craindre à redouter et aussi à avoir peur. On dira également finir un travail et achever un travail, de même que terminer un travail. Il est pourtant vrai que les puristes refusent d'accepter ces substitutions qu'ils qualifient de négligences et même d'erreurs. « Selon eux, dit à ce propos A. Sauvageot,... il demeure toujours un écart entre les deux signi­fications, aussi subtil que puisse être cet écart » [7, p. 76]. Toutefois les faits de la langue nous autorisent à affirmer le contraire. A. Sauvageot mentionne les données d'une enquête effectuée en vue « de savoir si les sujets parlants font une distinction nette entre les termes ci-dessous :

mansuétude / indulgence


entier / intégral


dire / déclarer


abolir / supprimer


cultivateur / agriculteur


pied de vigne / cep de vigne


morne / triste, etc.

La plupart des intéressés, conclut-il, ont commencé par ne pas pou­voir indiquer de distinction de sens, puis plusieurs se sont ravisés et ont proposé des nuances différentes, plus ou moins subtiles mais variables d'un locuteur à l'autre » [7, p. 78-79].

Toutefois l'interchangeabilité quoique souvent très utile dans la sélec­tion des synonymes ne peut être considérée comme un critère absolu. Nous avons établi que le fonctionnement réel des vocables ne découlait pas toujours directement de leur contenu idéal, autrement dit de leur sens. Le « signalement » intervient parfois en marquant de son empreinte leur fonctionnement. C'est pourquoi les mots exprimant la même notion, mais ressortissant à des styles différents de la langue fonctionneront différem­ment. Un professeur ne s'adressera point à ses élèves avec les paroles : « Vous pigez ? Grouillez-vous ! Il est 3 plombes et 10 broquilles. Je décampe becausej'ai la dent ». On ne dira pas non plus dans une con­versation : « J'ai mal à l'abdomen ». Le halo argotique ou scientifique qui s'ajoute à la notion exprimée par ces mots en restreint l'aire d'emploi. L'emploi traditionnel des mots est aussi un obstacle à l'interchangeabilité des synonymes. Donc, l'interchangeabilité ne pourra pas être appliquée à tous les synonymes. D'autre part, ainsi que nous l'avons démontré, l'in­terchangeabilité occasionnelle du type chat et monstre ne nous autorise point à y voir des synonymes.

C'est uniquement à partir de la faculté des vocables d'exprimer des notions identiques ou proches qu'il est possible de dégager des synonymes.
§ 92. Sur les définitions des synonymes. Parfois on définit les synonymes comme des vocables différents ayant le même sens (ou pa­reille signification). Ce genre de définitions présente un inconvénient du fait que le contenu sémantique des termes « sens » et « signification » varie d'un ouvrage à l'autre. Il est à noter que généralement on fait entrer dans le sens (ou dans la signification) des éléments hétérogènes : c'est tantôt le contenu notionnel et affectif [14, p. 148], tantôt le contenu d'in­formation du mot et les particularités de son emploi [12, p. 74-75]. Mais si l'on fonde la synonymie sur une base aussi large elle sera nécessairement réduite à un nombre de cas insignifiants, cela reviendrait à dire qu'il n'y a pratiquement pas de synonymes. Afin de dégager des synonymes il faut partir d'un principe plus simple, s'appuyer sur un aspect du mot moins complexe. Deux vocables peuvent être marqués de distinctions affectives ou fonctionnelles très nettes, mais être traités de synonymes à condition d'avoir en commun la valeur cognitive.

Souvent on appelle synonymes des vocables à composition phonique différente exprimant la même notion ou des notions très proches. Cette définition, correcte en principe, manque toutefois de précision puisque pra­tiquement il est malaisé d'établir la limite entre des notions très proches, moins proches ou éloignées. Un examen du « comportement » des voca­bles aux niveaux différents de la langue (langue-système et parole) per­mettra un discernement plus objectif. C'est dans ce sens que cette définition devrait être rectifiée. Si pour les mots exprimant des notions identiques dans la langue-système la synonymie ne soulève pas de doute il en va autrement pour les mots qui rendent des notions voisines. Ces derniers auront droit au statut de synonymes à condition que les distinctions notion-nelles, qui les opposent, s'effacent, se neutralisent régulièrement dans la parole. Alors les synonymes seraient des vocables différents pouvant éven­tuellement exprimer des notions identiques dans la parole et tout au moins des notions proches dans la langue-système.

La proximité des synonymes quant à leur valeur notionnelle est varia­ble. Certains expriment la même notion tant au niveau de la parole qu'au niveau de la langue. Tels sont les adverbes d'intensité ardemment et éperdument qui ne se différencient que par l'emploi : on dira désirer ardem­ment et aimer éperdument et non pas le contraire. Gravement et grièvement offrent le même cas. Pour d'autres, qui rendent des notions proches au niveau de la langue, la valeur intellectuelle peut coïncider dans la parole. Il en est ainsi pour les verbes craindre, redouter, appréhen­der, avoir peur qui en tant qu'unités de la langue présentent des varia­tions notionnelles assez nettes : craindre signifie « éprouver le sentiment de n'être pas suffisamment défendu de toutes sortes de choses désagréa­bles ». On peut craindre un événement, une personne, une conversa­tion, on peut craindre le ridicule. Redouter est plus fort et implique le soupçon ou le pressentiment d'une menace : on peut redouter une per­sonne, un complot, un piège. Appréhender veut dire « envisager quel­que chose avec crainte, s'en inquiéter par avance ». c'est un état de crainte vague, mal définie, proche de l'incertitude, de la timidité. Avoir peur est sémantiquement le plus ample de tous ces synonymes, il peut les rempla­cer à la rigueur, mais en même temps il a une particularité qui le distingue ; cette locution peut indiquer l'état de peur vis-à-vis d'une menace réelle, tandis que ses synonymes signifient plutôt la peur devant une menace éventuelle. C'est pourquoi on ne pourrait employer ni craindre, ni redou­ter, ni appréhender dans la phrase ci-dessous :

          ...il lève ses poings fermés et fait vers Sampère deux pas :

...Sampère a peur. Il blêmit à son tour et recule... (H. Par me lin).

Et pourtant dans l'usage ces distinctions se neutralisent souvent : on craint et on redoute une issue fatale, on redoute et on appréhende les suites d'une maladie [7, p. 78]. Les notions exprimées par les unités phraséologiques tirer parti et tirer profit sont proches sans être identi­ques : dans tirer profit l'idée d'un avantage intéressé est rendue plus nettement. Toutefois cette nuance n'apparaît pas toujours dans l'énoncé : on dira également tirer profit et tirer parti d'une lecture.

Il en est autrement pour partir à l'anglaise et mettre la clef sous la porte ; les nuances notionnelles qui les séparent seront présentes dans tous les cas de leur emploi : la première locution signifiera toujours « pren­dre furtivement congé d'une société, d'une compagnie », tandis que la seconde aura le sens de « quitter la maison en cachette et pour une longue durée sans payer le loyer ». Par conséquent, ces locutions ne seront point synonymes malgré leur affinité sémantique.
§ 93. La synonymie absolue et relative. Les synonymes dont la structure sémantique soit identique et qui, par conséquent, né se distin­guent que phonologiquement sont rares. Toutefois on constate la présence de synonymes absolus dans les différentes terminologies ce qui d'ailleurs ne contribue ni à la clarté, ni à la précision (cf. : désinence et terminaison en grammaire, phonème voisée ou sonore, voyelle labiale ou arrondie, consonne spirante, fricative ou constrictive en phonétique). La synony­mie absolue est aussi caractéristique de l'argot qui par sa nature même favorise la création d'innovations pouvant se substituer aux anciennes for­mations.

Généralement la synonymie n'est que relative. En effet, les synony­mes servent à rendre nos idées, nos sentiments d'une manière plus préci­se, plus vive et nuancée, donc à différencier. Ils reflètent les divers aspects des phénomènes réels, aspects établis par les sujets parlants au cours de leur expérience historique.

Cette destination des synonymes est surtout manifeste lorsqu'ils figu­rent côte à côte dans l'énoncé :

    Ta mère est une femme exceptionnelle. Elle mérite d'être traitée

 non seulement avec respect, mais avec vénération (C. Duhamel).

     Robert a aussi réussi ce tour de force : il m 'a protégé de

l'isolement sam ine priver de la solitude (S. de Beauvoir).
§ 94. Les variations différentielles des synonymes. Les syno­nymes diffèrent tant par leur sens (variations notionnelles et affectives) que par leur signalement (variations stytistico-fonctionnelles et variations d'emploi).

L e s   v a r i a t i o n s   n o t i o n n e l l e s  ont déjà été illustrées par la série synonymique de craindre, redouter, appréhender, avoir peur. Ces exemples pourraient être multipliés. Dans le « Dictionnaire des synony­mes » les auteurs fournissent des explications précises pour les synonymes de l'adjectif terne (= qui a perdu en partie sa couleur) ; pâle (qui se dit d'une couleur éteinte) ; fade (qui se dit d'une couleur sans éclat), délavé (= décoloré par les lavages) et mat (= dépoli : un plat en argent mat).

Nous avons établi qu'il y a réellement synonymie si les distinctions logiques parviennent à se neutraliser régulièrement dans la parole. Quant aux autres types de variations, leur présence dans l'énoncé ne détruit guère la synonymie.

L e s   v a r i a t i o n s   a f f e c t i v e s. Il existe plusieurs synonymes pour rendre la notion de enfant. Le mot enfant est neutre, le mot bambin désigne un petit enfant avec une nuance de sympathie ou d'intérêt ; le mot gosse traduit la sympathie du locuteur, mais il comporte en même temps une nuance de supériorité et de dédain ; quand on veut parler à un petit garçon sur un ton amical et un peu protecteur, on peut l'appeler petit bonhomme : le mot galopin est employé généralement dans un sens pé­joratif, quant à garnement, il est nettement dépréciatif.

À côté du terme neutre tomber amoureux on emploie s'amoura­cher (« se prendre d'amour », en mauvaise part) ; se coiffer - avec une nuance d'ironie, de moquerie ; s'enticher - qui exprime le mécontente­ment et l'étonnement de celui qui parle ; s'enjuponner - qui est plein de mépris et de raillerie et qui appartient au style vulgaire.

Afin de montrer son mépris, son aversion pour une personne avare, on emploie à côté du mot avare ses synonymes affectifs : crasseux, gri­gou, grippe-sou,liardeur, harpagon.

L e s   v a r i a t i o n s    s t y l i s t i c o – f o n c t i o n n e l l e s. Il a déjà été question des différentes couches lexicales dont se compose le vocabulaire d'une langue. Le choix des mots dépend dans chaque cas concret des circonstances, du caractère de l'énoncé. On ne se sert pas du même vocabulaire dans un livre scientifique, une lettre officielle ou intime, une conversation avec une personne âgée ou avec un enfant. Un diplomate n'utilise pas les vocables employés par « l'homme de la aie », la façon de parler d'un étudiant varie selon qu'il s'adresse à ses camarades ou à ses | professeurs.

I Les mots appartiennent à l'un ou l'autre style de la langue écrite ou parlée : ils peuvent être neutres, nobles, familiers ou vulgaires ; ils ont tantôt un emploi commun, tantôt un emploi terminologique.

Cette répartition stylistique du vocabulaire donne naissance aux sy­nonymes stylistico-fonctionnels.

À côté de la tournure usuelle au revoir il existe une variante vulgaire à la revoyure : le mot tète possède des synonymes argotiques tels que boule, caboche, cafetière, etc. À côté de ventre on emploie ses synony­mes populaires et familiers bedaine, bidon, à côté de laisser, abandon­ner - plaquer, larguer et balancer. Si l'on veut rendre plus brutale l'idée exprimée par nous sommes perdus, on peut avoir recours aux expres­sions vulgaires nous sommes fichus ou encore nous sommes foutus. L'équivalent argotique de ne porter aucun intérêt à qch est n 'en avoir rien à cirer. Ainsi les synonymes peuvent appartenir à des styles fonc­tionnels différents, tout en exprimant la même notion ces synonymes ont des caractéristiques socio-linguistiques distinctes.

Nous devons à J. Marouzeau une étude intéressante des caractéris­tiques sociales des mots. Il nous apprend, par exemple, que infortuné est plus distingué que malheureux ; fuir est plus distingué que se sauver et vitre est plus distingué que carreau, etc. « Pour exprimer l'idée de la quantité, - dit Marouzeau, - la langue dispose d'abord de toute une col­lection de vulgarismes : une tapée, une tripotée, une flopée, une biturée, une dégelée : puis, à un degré au-dessus : une masse de, des tas de ; plus haut encore : une foule de, quantité de ; ensuite, au niveau de la langue commune : bien des, beaucoup de ; enfin, à l'usage des gens cultivés, les survivances de l'ancienne langue : maint, force et même l'archaïque et prétentieux moult » [52, p. 33]. Un autre type de synony­mes fonctionnels est représenté par la synonymie entre un mot commun et un tenue spécial : poitrinaire et tuberculeux, tuberculose et phtisie, amaigrissement et étisie, coup de sang et embolie, piqûre et injection, peau et épiderme, saignée et phlébotomie, vitriole et acide sulfurique, acide de sucre et acide oxalique, etc.

Il y a des synonymes appartenant à différents genres littéraires : fir­mament est plus poétique que ciel, génisse plus poétique que vache : à côté de la main droite il y a un synonyme appartenant au style élevé et archaïsant : dextre, etc.

L e s   v a r i a t i o n s   d' e m p l o i. Il y a des synonymes qui se distinguent avant tout par leur environnement linguistique. L'emploi de ces mots avec d'autres est une question d'usage.

Les mots travail, labeur sont des synonymes dont les sens sont très proches (labeur indiquerait un travail plus pénible). Les cas sont fréquents où les deux synonymes s'emploient indifféremment dans le même envi­ronnement linguistique : vivre de son travail, vivre de son labeur : im­mense travail immense labeur, etc. Toutefois, les conditions d'emploi de ces mots ne sont pas toujours identiques : on dit travaux publics mais on ne peut pas dire labeurs publics, quoique ces travaux puissent être très pénibles : l'usage n'admet pas une pareille combinaison. On dit travaux forcés, travaux de sape mais labeurs forcés, labeurs de sape sont inadmissibles. Le mot labeur peut être appliqué pour désigner un travail scientifique, et cependant le substantif labeur ne s'emploie pas avec l'ad­jectif scientifique : on dit travail scientifique, alors que labeur scienti­fique est condamné par l'usage.

Les mots triomphe et victoire tout en étant des synonymes, peuvent se distinguer par leur emploi ; ainsi dans l'expression remporter une vic­toire on ne peut pas remplacer le mot victoire par triomphe. Par contre on peut avoir un air de triomphe, mais on ne peut pas avoir un air de victoire ; cependant, on dit indifféremment air victorieux et air triom­phant.

L'étude des emplois des mots-synonymes avec d'autres mots est parmi les plus importantes et les plus difficiles.

Selon le caractère des variations on distingue les synonymes idéogra­phiques (fécond et fertile}, affectifs (gamin, galopin et garnement par rapport à garçon), stylistico-fonctionnels (caboche et tête), les synony­mes à emploi différent (triomphe et victoire).

Très souvent les distinctions des synonymes se situent sur des plans différents. Ainsi, la synonymie affective est étroitement liée à la synony­mie fonctionnelle et idéographique : la valeur affective de tel ou tel mot dépend de son emploi fonctionnel et de son contenu notionnel. Par exem­ple, dans la série des synonymes exprimant la notion de visage : figure, frimousse, minois, trogne, gueule, mufle, etc., la nuance de tendresse renfermée dans les mots frimousse, minois s'explique par leur valeur idéographique, puisqu'ils ne peuvent s'appliquer qu'à la figure d'un enfant ou d'une très jeune fille : l'aversion rendue par les mots gueule, mufle, etc. est due à ce que ces mots désignent au sens propre la « bouche » d'un animal ; ils ne deviennent des synonymes de figure, visage que dans les acceptions figurées, secondaires. D'autre part, la nuance affective d'un mot est parfois le résultat de son appartenance à une sphère d'emploi déterminée. Ainsi, les synonymes du mot amoureux - chipé, mordu, pincé, ont un caractère grossier, moqueur, dédaigneux, précisément à cause de leur origine populaire ou argotique.
§ 95. Les synonymes partiels. Jusqu'ici il s'agissait des vocables qui faisaient partie de la même série synonymique dans une de leurs signi­fications. Mais il est aisé de s'apercevoir que les mots polysémiques sont membres de plusieurs sénés synonymiques à la fois.

Ainsi le mot aigre a plusieurs sens dont chacun possède des synony­mes pour : 1 ) « qui a une acidité désagréable » les synonymes sont : acide, acerbe, piquant (cf. ; un goût aigre, un fruit aigre) ; pour 2) « fort et désagréable » (en parlant d'un son, d'une voix) les synonymes sont : aigu, criard, perçant, strident (cf. : sa petite voix aigre devint sifflante) ; 3) en parlant de l'air, du vent les synonymes de aigre sont : froid, glacial, glacé, cuisant, vif ; 4) en partant du ton, de l'humeur où aigre est le contraire de aimable les synonymes sont : acre, amer, cassant, mordant (cf. : paroles aigres, humeur aigre).

On pourrait représenter ce système de rapports par un schéma gra­phique, où les séries des synonymes s'entrecroiseraient au point repré­senté par le mot aigre :

                                  mordant

         glacial                   O                                     



 strident                       amer                 vif               piquant
Les mots amer, perçant, aigu, qui ont encore d'autres sens pour­raient à leur tour être des centres d'autres entrecroisements.

Le mot aigre, grâce à sa polysémie, n'entre que partiellement dans les quatre séries indiquées, il est un synonyme partiel de chacune d'entre elles. Mais les autres membres des séries ne le sont aussi que dans des conditions particulières : ainsi, cuisant n'est le synonyme de froid que par rapport au temps, à la température de l'air; dans les groupes de mots tels que douleur cuisante, remords cuisants, l'adjectif cuisant n'est aucu­nement un synonyme de froid ou glacial ; de même l'adjectif cuisant n'est plus un synonyme de froid ou de glacial dans leur sens figuré : accueil froid, politesse glaciale, etc. Les mots froid et cuisant devien­nent des synonymes dans un emploi particulier, mais ils ne le sont pas dans d'autres cas. C'est ce qu'on appelle « synonymie partielle ».

La synonymie des mots à sens phraséologiquement lié offre un cas particulier de la synonymie partielle : parfois un mot. formant avec un autre mot une combinaison stéréotypée, acquiert un sens qu'il n'apas en dehors de cette combinaison ; il peut avoir des synonymes qui ne le sont que par rapport à cette valeur phraséologique : ainsi  ne peut signifier froid que lorsqu’ il est associé au mot air, les adjectifs froid, glacial, cuisant deviennent ses syno­nymes seulement quand vif est pris dans son acception phraséologiquement liée. Il y a des cas où les différentes séries synonymiques ne s'entrecroisent point, mais passent insensiblement de l'une à l'autre grâce aux mots à valeur intermédiaire qui les réunissent. Par exemple, les synonymes affliction, pei­ne, chagrin, désolation, désespoir (qui désignent les différentes manifes­tations de la tristesse) par l'intermédiaire de angoisse et de détresse, s'unissent à la série égarement, désarroi, affolement, déroute. Autrement dit. le mot détresse est un synonyme partiel de la série affliction et de la série égare­ment. La même série, par le truchement de accablement, abattement, vient s'unir à la série consternation, stupeur, stupéfaction, etc.

Le lexique d'une langue est traversé dans toute les directions par des séries synonymiques qui se trouvent entre elles dans des rapports séman­tiques différents. L'étude du vocabulaire d'une langue comporte, comme un des chapitres principaux, l'étude de la synonymie dans toute sa variété et toute sa complexité.
§ 96. La synonymie des locutions phraséologiques. Outre les mots la synonymie embrasse des équivalents fonctionnels des mots parmi lesquels des locutions phraséologiques. Ces dernières sont souvent des synonymes de mots isolés. Ainsi à côté de se replier et s'enfuir nous avons battre en retraite et plier bagage. Les locutions phraséologiques servent généralement à rendre la parole plus colorée : tailler une bavet­te, savonner la tête à qn, battre la breloque, mettre qn sur la paille, perdre la boussole, la semaine des quatre jeudis ou quand les poules auront des dents sont plus évocateurs que bavarder, gronder, divaguer, ruiner, s 'affoler et jamais.

D'autre part, les locutions phraséologiques peuvent aussi former des séries synonymiques. Pour rendre l'idée qu'on est démuni d'argent on dit n 'avoir pas un rond ou être à sec, être sur le sable.

En parlant d'une personne qui jouit d'un pouvoir et d'une autorité illimités, on dit qu'elle fait la pluie et le beau temps ou bien qu'elle y dit
la messe
. On appelle un gaspilleur panier percé ou bourreau d'argent. De celui qui change brusquement ses opinions, qui passe du côté de l'ad­versaire, on dit qu'il tourne casaque, qu'il change son fusil d'épaule ou retourne sa veste. Un élève qui n'assiste pas aux classes fait l'école buissonnière ou sèche la boîte (fam).

La synonymie des groupements phraséologiques est caractérisée par quelques traits particuliers. On constate un grand nombre de synonymes phraséologiques à contenu notionnel identique. En effet, la synonymie idéo­graphique n'est pas caractéristique de la phraséologie qui estutilisée avant tout à des fins affectives et expressives. Les synonymes phraséologiques à valeur affective sont, en revanche, très nombreux. Si  s'enfuir et  s'em­porter sont dépourvus d'affectivité, prendre les jambes à son cou et monter comme une soupe au lait sont teintés d'ironie ; collé monté et un mal blanchi sont offensants en face de prude et un Noir.

Les synonymes phraséologiques offrent très souvent des variations stylistico-fonctionnelles : être sans le sou, être dans les vignes (du sei­gneur), essuyer un échec appartiennent au style neutre, alors que res­pectivement être dans la dèche est familier, être bourré comme un coing est populaire et ramasser un bide (en parlant d'un spectacle) s'emploie dans l'argot : pour rendre l'idée d'avoir faim ou de n 'avoir rien à man­ger le langage populaire possède les locutions avoir la dent, avoir les crocs et bouffer des briques ; le poétique champ de Mars s'oppose à champ de bataille qui est neutre.

Quant à la synonymie partielle elle n'est pas typique des groupe­ments phraséologiques car ces derniers sont rarement polysémiques.
§ 97. Les origines de la synonymie. L'apparition de nouveaux synonymes répond au besoin de nuancer notre pensée. Les dénomina­tions de ces nuances sémantiques sont puisées dans des sources diverses Parfois c'est l'emprunt à une langue étrangère Ainsi, à côté du mot goû­ter a apparu son synonyme d'origine anglaise lunch ; à côté de bavarder, jaser a surgi un mot d'origine espagnole -palabrer (de l'esp. palabra - « parole ») qui signifiait jadis « tenir une conférence avec un chef nègre ». Le mot d'origine anglaise barman est venu se ranger à côté des mots français serveur et garçon. Le mot anglais business ou bisness est à présent un synonyme de commerce, affaire : à côté de salle, vestibule a apparu le mot anglais hall.

Il arrive parfois que les doublets étymologiques conservent une affi­nité de sens qui permet de les considérer comme synonymes ; ainsi, les adjectifs raide et rigide remontent à un seul adjectif latin rigidus. Les deux mots français sont des synonymes idéographiques, tant au sens pro­pre que dans leur emploi figuré. Au sens propre raide indique ce qui. étant très tendu, est difficile àplier ; rigide signifie tout simplement l'impossibilité d'être plié : une corde tendue est raide, une barre de fer est rigide. Au sens figuré, appliqué au caractère d'une personne, raide suppose la hau­teur, la réserve froide, tandis que rigide — plutôt la sévérité, l'austérité.

Les adjectifs synonymes frêle et fragile présentent le même phéno­mène : tous les de,ux remontent à un seul adjectif latin fragilis, tous les deux indiquent l'aptitude à être brisé, cassé, mais frêle implique l'idée de « facilité d'être courbé, ployé » qui se rapproche de la notion exprimée par l'adjectif faible : la porcelaine est fragile, la tige d'une fleur est frêle.


Il n'est pas rare de rencontrer des synonymes formés d'une seule racine, dont l'un contient un affixe et l'autre en est dépourvu : tels les substantifs mont et montagne qui sont des synonymes idéographiques. Le mot mont s'emploie plutôt quand on souligne le caractère individuel de l'objet : le mont Olympe, le mont Parnasse, tandis que le mot montagne a un caractère plus général : descendre une montagne, habiter au pied d'une montagne. Les substantifs meubles et mobilier présentent deux variantes historiques de la même racine dont la seconde est formée à l'aide du suffixe -ier. La différence sémantique entre ces deux synony­mes consiste en ce que le premier désigne plusieurs objets individuels, tandis que le second envisage ces objets dans leur ensemble.

Mais le plus souvent c'est au développement de la polysémie que la langue doit l'apparition des synonymes. Les mots, qui primitivement n'avaient rien de commun entre eux, arrivent à former des séries de syno­nymes à la suite de leur évolution sémantique, dictée par des besoins de communication.

En comparant disparaître, s'éclipser, s'évanouir, s'effacer (qui sont tous des synonymes idéographiques partiels) on se rend facilement comp­te des voies par lesquelles ces mots ont pris des significations similaires ; ce phénomène se produit généralement par le développement des emplois figurés qui se fixent peu à peu comme des significations secondaires des mots ; ainsi  s'éclipser (de éclipse - «затмениe») ne s'appliquait primiti­vement qu'au Soleil ou à la Lune. Ensuite, on a commencé à l'employer pour indiquer la disparition d'un objet dérobé à la vue par quelque obstacle, par exemple : un paysage qui s'éclipse dans le brouillard. Une nouvelle évolution de l'emploi figuré se produit : le verbe commence à s'employer pour « s'éloigner, disparaître aux yeux du monde » comme dans s'éclipser de la scène politique et aussi « partir à la dérobée, s'esquiver » :

                       Le vieux domestique s'était éclipsé (Gautier).

Le verbe s'applique aussi à des choses qui ne sont pas seulement invisibles, mais qui ne sont pas devant les yeux et. partant, s'éclipser de­vient le synonyme abstrait de disparaître, s'évanouir. Le « Dictionnaire de la langue française » (le Robert) l'atteste par l'exemple suivant :

          Ainsi s'éclipsèrent en un instant toutes mes grandes espé­rances. (J.-J. Rousseau).

Ce verbe diffère de son synonyme disparaître en ce qu'il met en relief la nuance « cesser subitement d'exister et de façon imprévue ».

S'évanouir, au contraire, indique l'anéantissement graduel d'une chose qui disparaît à vue d'oeil et sans laisser de traces. Ce mot s'applique de préférence à des notions telles que le rêve, la vision, etc. : Mon bonheur s'est évanoui comme un songe.


S'effacer ne signifiait à l'origine que la disparition sous l'action phy­sique de quelque chose d'écrit ou de gravé, par exemple : une inscription s'efface, l'effigie d'une médaille s'efface ; ensuite au figuré le mot s'est appliqué à des phénomènes fixés dans la mémoire : un souvenir, une image gravés dans la mémoire peuvent s'effacer. Actuellement le verbe s'effacer s'emploie comme synonyme de disparaître précisément en parlant des souvenirs et se rapproche du verbe  s
'oublier
; par exem­ple : le ciel d'Afrique a produit en moi un enchantement qui ne s'effa­ce point ; je croyais que tout s'oubliait, que tout s'effaçait...

Tous ces synonymes désignent le même phénomène — la disparition, mais ils le présentent sous des angles différents, selon la manière dont les choses diverses disparaissent.

Le développement des acceptions figurées des mots et leur adapta­tion au besoin d'exprimer des notions voisines, mais différentes, fournit une source inépuisable de nouveaux synonymes. En même temps ce pro­cessus peut amener à la destruction d'une synonymie plus ancienne.

Dans son dictionnaire des synonymes R. Bailly cite ace propos l'exem­ple du mot libertin qui signifiait en latin « esclave libéré » ; au XVIIe siècle ce mot était le synonyme de libre-penseur, au XVIIIe siècle il est devenu le synonyme de débauché. De nos jours il ne s'emploie que comme ter­me historique.

Les synonymes sont aussi créés par les euphémismes qui tendent à se substituer à des vocables trop crus sans toutefois y réussir nécessaire­ment. C'est pourquoi les euphémismes surgissent en tant que synonymes de vocables existants (cf. : quitter les siens et mourir : simple, naifct bêle : porter des cornes, voyager en Cornouaille et être cocu). Peu à peu les créations euphémiques perdent leur caractère « distingué » du fait que l'idée de la chose s'unit à l'expression, et elles sont relayées par de nouveaux euphémismes

Ainsi la synonymie se développe et se modifie tout comme les autres aspects de la langue.
CHAPITRE
II

LES ANTONYMES




§ 98. Généralités. Les antonymes sont des vocables à sens opposé qui expriment des notions contraires. Les contraires forment toujours une sorte d'unité : les choses qui n'ont rien de commun entre elles ne peuvent pas être contraires : par exemple : pierre et livre, lampe et pain, etc . qui expriment des notions incompatibles, ne sont pas des antonymes, mais des mots à différents contenus sémantiques. Par contre, bon et mauvais, tou­jours et jamais, force et faiblesse sont des antonymes car ils expriment des notions contraires, le contraire étant l'opposition entre deux choses homogènes. L'antonymie est un phénomène psycholinguistique : les oppo­sitions antonymiques ne reflètent pas nécessairement les oppositions réel­les entre les choses, mais les oppositions qui constituent des images que nous formons du monde réel. Par exemple, le blanc et le noir sont perçus par notre esprit comme des contraires, tandis que le rouge et le violet ne le sont pas. quoique du point de vue scientifique ils représentent bien les points opposés du spectre (l'infra-rouge et l'ultra-violet). Grâce à cette particula­rité des oppositions psycholinguistiques apparaît le phénomène de l ' a n ­ t o n y m e   o c c a s i o n n e l l e.
§ 99. Les types d'opposition antonymique. Les oppositions entre deux choses homogènes peuvent être de différente nature ; de là - les différents types d'antonymes.

1. Le type d'antonymes le plus répandu repose sur des oppositions graduelles, qualitatives ou quantitatives, qui présupposent aussi un point neutre : les opposés s'éloignent également de ce point central ; l'absence de l'un n'implique pas l'existence de l'autre Dans ces cas on est en pré­sence d'une valeur négative opposée à une valeur positive de même in­tensité, et l'inverse :

long — court                amour -  haine


froid — chaud              ami — ennemi


grand — petit               défendre -   attaquer

Les antonymes de ce type peuvent être comparés à un objet et son reflet dans un miroir : la surface du miroir occupe une position intermédiai­re, l'objet et son reflet en sont également éloignés en sens inverse.

On peut occuper ce point intermédiaire et n'être, par exemple, ni l'ami, ni l'ennemi de qn : ni défendre ni attaquer qn. L'absence de l'amour n'est pas la haine tandis que. par exemple, l'absence de mouvement est l'immobilité, l’opposé de la guerre est la paix et vice versa.

Les contraires de ce type peuvent avoir des degrés d'intensité diffé­rents qui les éloignent du centre dans des directions opposées :

minuscule
¬
  petit
¬
  /
®
  grand 
®
  colossal



magnifique
¬
  beau
¬
 
/
 
®
  laid 
®
  horrible



ami
¬
  partisan
¬
  / 
®
  adversaire 
®
  ennemi



haine
¬
  antipathie
¬
  /
®
  sympathie 
®
  amour



humilié
¬
  humble
¬
  modeste
¬
  / 
®
  fier 
®
  hautain 
®
  arrogant



poltron
¬
  lâche
¬
  craintif 
¬
  /
®
  brave 
®
  audacieux 
®
  intrépide



L'antonymie apparaît parfois même dans les oppositions des mots signifiant des objets. Mais ces oppositions impliquent l'idée d'une qualité ou d'une quantité : de grandeur ou de petitesse, de force ou de faiblesse, de bon ou de mauvais.

Le mot rosse est le contraire du mot coursier car il y a opposition d'un mauvais cheval et d'un bon cheval. Le mot chaumière (« logis misé­rable ») peut être considéré comme l'antonyme de palais (« logis somp­tueux »). Cette opposition apparaît nettement dans l'appel : Paix aux chaumières, guerre aux palais !

L'emploi antonymique des mots désignant des objets est surtout fré­quent dans le style allégorique : les objets ou les animaux petits et faibles impliquent l'idée de faiblesse, les grands objets, de même que les grands animaux supposent la force (cf. : le loup et l'agneau, la montagne et la souris, le roseau et le chêne, etc.)

Conformément à la logique ces cas ne représentent pas des contraires, leur statut d'antonymes est d'ordre psychologique et dû à la convention.

Les dénominations des notions sociales, des groupes antagonistes de la société humaine, qui s'opposent l'une à l'autre pendant des siècles, peuvent être perçues comme étant des antonymes : riche — pauvre ; aristocrate — plébéien ; oppresseur - opprimé, etc. Ce domaine du lexique rend particulièrement évidente la fluidité de ce type d'antonymie . des vocables qui étaient jadis antonymes cessent de l'être : d'autres, qui ne l'étaient jamais, le deviennent ainsi, à l'époque de la Révolution fran­çaise le néologisme sans-culotte s'opposait à aristocrate ; pendant la guerre civile en Russie les termes politiques les blancs et les rouges étaient des antonymes. À la suite des événements de la deuxième guerre mondiale en France les termes politiques collaboration et résistance sont devenus des antonymes.

Les changements historiques reflétés par l'antonymie peuvent être illustrés par le mot bourgeois : au Moyen Age ce mot avait pour antony­mes, d'une part, manant, vilain, serf, d'autre part, féodal, seigneur : au XVIIe siècle son antonyme était gentilhomme, au XIXe et XXe ouvrier, prolétaire.

2. Un grand nombre d'antonymes sont liés à des notions spatiales : ils désignent ce qui est dirigé en sens inverse, ce qui occupe les points oppo­sés dans l'espace :

la droite -- la gauche


le sud — le nord


l'ouest — l'est


à l'intérieur — à l'extérieur


le haut — le bas


au sommet de — au pied de


Les nombreux mots qui indiquent le déplacement dans des directions opposées sont également des antonymes :

entrer — sortir

descendre — monter

s'approcher — s'éloigner

venir — partir


Les antonymes de ce type se distinguent des précédents en ce que les deux opposés impliquent la notion d'un point intermédiaire immobile, qui est le centre du déplacement dans des directions contraires. Ces anto­nymes sont appelés vectoriels.

3.  On considère comme antonymes les vocables qui expriment des notions excluant l'une l'autre, qui ne peuvent exister simultanément. L'exis­tence de l'une rend impossible l'existence de l'autre ; ces antonymes sont appelés complémentaires. Tels sont :

présence — absence


guerre — paix


mouvement — immobilité


l'être — le néant (cf. : « L'Être et le Néant » de J.-P. Sartre).

4. On traite parfois d'antonymes des vocables dont le sens repose sur un rapport de réciprocité. Ce rapport décrit la même situation vécue pa des partenaires différents. Ainsi il y a réciprocité dans les actes tels que donner et prendre :

                       Jean a donné un livre à Pierre. - Pierre a pris un livre à Jean.


La réciprocité est typique des rapports de parenté :

                       Jean est le mari  d'Hélène. - Hélène est la femme de Jean.

 II en est de même de frère et sœur, de parents et enfants, etc.
§ 100. L'antonymie partielle. Tout comme les synonymes, les an­tonymes peuvent être partiels. Les mots polysémiques peuvent avoir des antonymes dans chacune de leurs acceptions.

Ainsi le mot boitillant signifie : 1) « ce qui bout » : 2) « actif, ardent, emporté ». La première acception a pour antonyme froid, glacé, la deuxiè­me - calme, pondéré. Le mot bouillant est un antonyme partiel des adjectifs froid et calme.

Bouleverser, pris dans le sens de « mettre en désordre » a pour antonyme arranger : ce même mot pris dans son sens figuré (« troubler, confondre ») est l'antonyme de calmer, apaiser.

On pourrait citer également  l’adjectif bourgeois : quand il s'agit de l'habit bourgeois, son antonyme est militaire : quand il s'agit du goût bour­geois, son opposé sera raffiné, artistique ; le contraire d'un esprit bour­geois sera noble.
§ 101. Les morphèmes antonymiques. Généralement les antony­mes ont des racines différentes. Mais il y en a qui sont formés à l'aide de préfixes et de suffixes qui communiquent au mot dérivé un sens contraire à celui de la racine. Ce sont, par exemple, les préfixes dé- (et ses varian­tes : dés-, dis-) ; in- (et ses variantes : im-, ir-, il-) et autres :

          tolérable — intolérable                                     raisonnable   - irrésonnable

          prudent — imprudent                                        plaisir — déplaisir

          réel — irréel                                                      accord — désaccord


          limité — illimité, etc.

 Comme règle, la dérivation formative ne change rien à l'antonymie des racines :

         beau — beauté -  embellir  /  laid— laideur- - enlaidir

         entrer—entrée  /  sortir— sortie

Toutefois il arrive que la dérivation détruise l'antonymie : droit et gauche sont des antonymes, alors que droiture et gaucherie ne le sont pas ; haut et bas sont en rapports antonymiques, mais les substantifs dé­rivés hauteur et bassesse ne le sont pas. Dans ces cas les substantifs antonymiques sont fournis par le passage d'un mot d'une catégorie lexico-grammaticale dans une autre : le haut et le bas, la droite et la gauche.
CHAPITRE
III


LES HOMONYMES
§ 102. Généralités. On appelle homonymes les mots qui, ayant une même forme phonique, se distinguent par leur sens. Parfois le sens établi à l'aide du contexte est le seul moyen de distinguer les homonymes. Par exemple :

          Les sœurs se ressemblaient comme deux gouttes d'eau.

          L'attaque de goutte fut prolongée par les grands froids de l'hiver et dura plusieurs mois (Stendhal).

D'autres fois, l'orthographe du mot ou différents indices grammati­caux nous permettent d'en définir la nature.

L'homonymie est un phénomène très répandu en français. Elle peut même embrasser tout un groupe de mots, ce qui constitue une des gran­des difficultés qu'éprouvent les étrangers en entendant parler français (deux - d'eux - d'œufs, camp - quand - qu'en, nom - non - n 'ont, quel - qu 'elle, etc.).

Nous nous bornerons ici à faire la description de l'homonymie des mots isolés.

Deux questions essentielles se posent lorsqu'on aborde ce sujet : 1. Quels sont les principaux types d'homonymes ? 2. Quelles sont les origines de l'homonymie ?
§ 103. Les principaux types d'homonymes. L'homonymie est absolue quand aucun indice de nature orthographique ou grammaticale ne spécifie les homonymes qui se distinguent uniquement par leur sens.

Les mots goutte - «капля» et goutte - «noдarpa» sont des homo­nymes absolus, car ils se prononcent et s'écrivent pareillement et possè­dent des catégories grammaticales identiques.

L'homonymie est  p a r t i e l l e  lorsqu'il y a quelques indices particuliers qui distinguent les homonymes, outre leur signification. Cela peut être le genre grammatical du mot : mousse (f) - «мох», mousse (m) - «юнга» ; les homonymes peuvent s'écrire d'une manière différente : mètre (m) -«метр», maître (m) - «хозяин», mettre (vt) - «класть» ; voix (f) -1. «голос», 2. «залог» (rpaм.) et voie (f) - «путь».

Il arrive que les homonymes se distinguent à la fois par leur genre et leur orthographe : couloir (m) - «коридор», «кулуары» et couloire (f) - «цедилка» ; bal (m) - «бал» et balle (f) - «мяч».

Les homonymes qui s'écrivent identiquement sont des homogra­phes. Il s'ensuit que tous les homonymes absolus sont en même temps homophones et homographes ; les homonymes partiels ne sont que des homophones.

Le caractère des relations existant entre les homonymes permet de les classer en quelques groupes :

1. L e s   h o m o n y m e s   l e x i c a u x. On fait entrer dans ce groupe les homonymes qui coïncident quant à leur forme phonique et grammati­cale. Cela signifie que : 1) ces mots comportent les mêmes sons (ce qui est indispensable afin que deux mots soient qualifiés d'homonymes) et 2) que ces mots appartiennent à la même partie du discours et possèdent les mêmes catégories grammaticales. Par exemple, les mots chair (f) et chaire (f) sont des homonymes lexicaux, étant donné que ce sont deux substantifs féminins ; au contraire, bal (m) et balle (f), dont le genre est différent, ne le sont pas, quoiqu'ils appartiennent à la même partie du discours. Autrement dit, le groupe des homonymes lexicaux embrasse les homonymes absolus et ceux des homonymes partiels qui ne se distinguent que par leur orthographe.

a) Homonymes lexicaux absolus :

balle (f) - мяч                    avocat (m) - адвокат


balle (f) - пуля                   avocat (m) - авокадо


balle (f) - тюк                  botte (f) - год (arg)


cousin (m) - кузен             botte (f) - сноп


cousin (m) - комар          
botte
(f) - сапог



                                          botte (f) – выпад в фехтовании

b) Homonymes lexicaux partiels :

faim (f) - голод                pore (m) - пора


fin (f) - конец                  
p
orc (m) - свинья



pain (m) - хлеб                 port (m) - порт


pin (m) – сосна


2. Les homonymes grammaticaux. Ce groupe embrasse les homonymes partiels qui se distinguent grammaticalement, autrement dit ceux qui possèdent des catégories grammaticales différentes.

 Une subdivision peut être faite dans ce groupe d'homonymes :

a)  les homonymes grammaticaux appartenant à la même partie du discours ; dans les contextes la différence grammaticale entre ces homo­nymes se manifeste par l'accord (lorsqu'il s'agit d'un nom) ou par le régi­me (s'il s'agit d'un verbe). Tels sont les mots bal (m) et balle (f), bout (m) et boue (f), dont la forme phonique coïncide, mais qui se distinguent par le genre ; la différence de leur forme grammaticale apparaîtra nette­ment dans le contexte, car leur genre sera exprimé par les formes de l'accord : on va à un bal, on est la reine du bal, on joue à la balle, on a la balle belle : on est assis ait bas bout de la table, on a horreur de la boue épaisse de l'automne, on met la poêle à frire sur le poêle, etc )

b) les homonymes grammaticaux appartenant aux différentes parties du discours : la différence d'ordre grammatical entre ces homonymes est encore plus accusée puisqu'ils ne coïncidentphoniquement que dans une de leurs formes. Par exemple, envisagés dans leur forme principale, le substantif bond (m) et l'adjectif bon sont des homonymes : mais si l'ad­jectif est pris au féminin (bonne) l'homonymie disparaît. Seulement dans une de ses formes, précisément à l'infinitif, le verbe boucher (vt) est l'homonyme du substantif boucher (m) : si ce même verbe est employé dans une autre forme, par exemple, à la première personne du pluriel -bouchons, il n'est plus l'homonyme du substantif boucher (m). L'adjec­tif bon pris au masculin, n'est pas l'homonyme du substantif bonne (f) ; mais ce même adjectif, pris au féminin, devient un homonyme grammati­cal de ce substantif. Le verbe boucher (vt) n'est pas l'homonyme du substantif bouchon (m), mais une de ses formes (bouchons) devient son homonyme grammatical.

En français ce sont surtout les verbes qui fournissent un grand nom­bre d'homonymes grammaticaux, grâce à son système développé de con­jugaison, ainsi les homonymes lexicaux cou (m), coup (m) et coût (m) ont pour homonymes grammaticaux : coud et couds - tonnes du verbe cou­dre : les homonymes lexicaux pain (m) et pin (m) ont pour homonymes grammaticaux peint et peins - formes du verbe peindre, et ainsi de suite.
§ 104. L'origine de l'homonymie. L'apparition des homonymes dans une langue est avant tout le résultat de différents phénomènes linguis­tiques qui s'opèrent dans la langue au cours de son développement. On pourrait indiquer quatre sources principales des homonymes en français :

1. L'homonymie peut être une conséquence du développement pho­nétique des mots qui primitivement avaient une forme différente. Dans un grand nombre de cas c'est précisément ce processus qui a donné naissance à des homonymes : pain (m) < lat. panis -pin (m) < lat. pinus -peint < lat. pi(n)ctum ; foi (f) < lat.fîdes - fois (f) < lat. vices -foie (m) < lat. ficatum ; pore (m) < lat. porus - porc (m) < lat. porcus -port (m) < lat. portus.

2. L'emprunt occupe aussi une certaine place dans la formation des homonymes. Il arrive qu'un mot emprunté à une langue étrangère ait la même forme phonique qu'un mot déjà existant dans la langue. Il est à noter que les mots étrangers, surtout empruntés à une langue de la même famille, s'adaptent assez facilement à la prononciation de la langue qui les emprunte.

Ainsi le mot botte (f) - « coup porté avec le fleuret ou l'épée » est un mot d'origine italienne - « botta ». qui a été emprunté au XVIe siècle et s'est adapté à la manière française de prononcer, tandis que botte (f) -« gerbe » est un ancien emprunt au néerlandais, assimilé déjà vers cette époque et qui signifiait jadis « touffe de lin ». Le substantif fête (f) est un mot français d'origine latine : son homonyme faite (m) - «конек кровли», «верхушка» remonte au francique. Dans la série des homonymes bar (m) - 1) «вид окуня», 2) «6ap, кафе», 3) «6ap» (единица атмосферного давления), le premier est d'origine néerlandaise, le deuxième - un emprunt à l'anglais, le troisième - un terme international formé du grec baros— « pesanteur ».

À l'homonyme français blouse (f) — «блуза», s'est joint un homo­nyme emprunté à l’anglo-américain blues (m) («блюз» - медленный танец) désignant une forme musicale créée par les Noirs des États-Unis d'Amérique.

3. La dérivation est une autre source bien féconde de l'homonymie en français. Des exemples de nature diverse le confirment.

Parfois, le même suffixe s'unissant à des bases homonymes crée des homonymes de dérivation : le mot boursier (m) - «биржевик» est formé du mot bourse (f) - 1) «биржа» à l'aide du suffixe -ier (le même que dans les mots fermier, cordonnier, routier, etc.) : son homonyme bour­sier (m) - «стипендиат» est formé du mot bourse (f) - 2) «стипендия» à l'aide du même suffixe.

Il y a des cas où l'homonymie lexicale est une conséquence de l'ad­jonction au même radical de morphèmes-homonymes : le verbe boucher (vt) est constitué du radical bouche- et de la terminaison de l'infinitif du premier groupe -er : le substantif bouchée (f) est formé de la même base et du suffixe -ée (cf. : poignée, cuillerée, assiettée, etc.) : les deux morphèmes -er et -ée sont homonymes.

Un grand nombre d'homonymes est le résultat de la dérivation impro­pre.

Rappelons que la dérivation impropre est un type de création lexicale par la transposition d'un mot d'une partie du discours dans une autre ainsi, le mot coupe (f) (du verbe couper) est un homonyme du substantif coupe (f) - «чаша» ; lutte (f) (du verbe lutter) devient un homonyme de luth (m) - «лютня». Ajoutons encore les cas tels que lever (v) et le lever (du soleil) qui sont nombreux.

Un cas particulier de la transposition lexico-grammaticale est offert par les changements sémantiques qui. appuyés par les caractéristiques grammaticales, amènent à la formation d'un mot nouveau, d'un homony­me. Telles sont les formations qui sont le résultat d'un changement de genre. Ainsi, les substantifs du genre féminin désignant quelque occupa­tion donnent naissance à des substantifs du genre masculin désignant les personnes qui les exercent ; tels sont :

garde (f) et garde (m) ; aide (f) et aide (m) ; radio (f) et radio (m).
4. Il existe une source importante d'homonymie qui est due unique­ment à un écart sémantique qui se produit dans un mot polysémique à l'origine. On assiste alors à l'apparition de mots différents à la suite de la rupture des liens sémantiques qui unissaient les sens du mot polysémique.

En effet, il arrive parfois qu'au cours du développement de la langue deux significations du même mot s'éloignent l'une de l'autre à tel point qu'on cesse d'en percevoir le lien primitif ; au lieu d'un mot à plusieurs sens on commence à voir deux mots différents, deux homonymes. Dans ces cas l'homonymie peut être considérée comme le dernier degré de la polysémie. La recherche des critères qui permettent la délimitation de la polysémie et de 1’homonymie est un des problèmes importants qui intéres­se particulièrement la lexicographie.

Afin qu'un mot polysémique donne naissance à deux mots différents des circonstances particulières sont nécessaires ; généralement, aussi éloi­gnées que puissent être les significations d'un mot. les associations qui les unissent sont présentes à l'esprit : on saisit facilement les rapports qui existent entre les divers sens d" un mot. Par exemple, les deux sens du mot argent - 1) «cepeбpo». 2) «деньги», restent liés .entre eux quoiqu'ils désignent des objets différents : de même, les significations du mot chaî­ne (« chaîne d'argent, chaîne de bicyclette, chaîne de montagne, réaction en chaîne, travail à la chaîne ») ont assez d'indices communs pour que le mot conserve son intégrité. Mais la filiation d'idées qui maintient cette, intégrité peut se rompre. Si dans cette chaîne d'acceptions un chaînon manque, on n'arrive plus à percevoir l'unité sémantique du mot : la filia­tion étant rompue, le mot se disloque. Ainsi apparaissent les homonymes sémantiques. Un exemple devenu classique est offert par l'histoire des homonymes : grève (f) — 1) «песчаный берег» et 2) «забастовка».

De même, le mot balle («мяч») s'est dédoublé au cours de son évo­lution sémantique en donnant des homonymes : 1) «мяч» et 2) «пуля». Ce processus s'est produit graduellement : on a commencé à appeler bal­les les boulets de canon qui rappelaient une balle par leur forme sphéri-que. Ensuite, on a donné ce nom aux projectiles des amies à feu modernes, qui ne ressemblaient pas aux balles, mais qui étaient de même des projec­tiles ainsi que les boulets de canon. Cependant, on a cessé d'utiliser les boulets sphériques : ce chaînon de l'histoire du mot a sombré dans l'oubli. Actuellement on ne voit pas clairement ce qu'il y a de commun entre le projectile d'un fusil et une balle à jouer. Le mot à deux sens a formé deux mots, deux homonymes.

Un autre exemple est fourni par l'histoire des homonymes pair, -e (adj) et pair (m). Ce sont aujourd'hui des homonymes grammaticaux, mais ils se sont formés à la suite du développement sémantique d'un seul mot. Primitivement, la langue ne possédait que l'adjectif pair (du lat. par). qui signifiait « égal ». À l'époque féodale cet adjectif s'employait souvent comme tenue juridique : selon les lois de cette époque un noble ne pouvait être jugé que par ses pairs, par des personnes du même rang. Ensuite les princes puissants commencèrent à s'entourer de leurs pairs, de personnes d'un très haut rang. Enfin, le mot pair commence à désigner tout simple­ment un des plus hauts titres de noblesse ce qui constitue en quelque sorte le contraire du sens du mot primitif, qui a également subsisté. L'associa­tion entre ces deux sens s'est effacée, car les chaînons intermédiaires qui les reliaient ont disparu.

Les mots timbre (m) 1) «колокольчик; звук, тембр» et timbre (m) 2) «штемпель, почтовая марка» ont une origine commune : au XIIe siècle ce mot servait à désigner une sorte de tambour et en même temps une cloche d'église de même que la sonnette d'une porte. À partir du XIVe siècle le sens de ce mot commence à bifurquer : d une part, il s'employait pour désigner le son de la cloche, d'une voix, d un ton musi­cal, d'autre part, pensant à la forme de la sonnette, on nommait par le mot timbre un des détails du casque guerrier qui figurait souvent en haut des armoiries. De là, la signification de « armoiries, signe héraldique » qui, à son tour, a donné naissance à la fin du XVIIIe siècle le sens « marque de la poste». Telle fut la longue voie de l'évolution sémantique du mot timbre qui a aboutit à l'apparition de ces homonymes sémantiques.

Il y a des homonymes sémantiques dont l'histoire reste obscure. Tels sont les homonymes taille (f) - 1) « action de tailler » avec toutes ses significations secondaires : « tranchant d'une épée » ; « stature du corps » ; « dimension d'un objet » ; « morceau de bois » et autres, et taille (f) 2) «подать» nom, d'un impôt qui existait en France depuis le XIIIe siècle jusqu'en 1789. Actuellement il existe quelques expressions dans lesquel­les le mot taille est pris dans un sens assez proche de ce terme historique, par exemple : mettre à la taille la tête de qn (« fixer un prix pour la tête de qn »). Les deux mots ont une origine commune. Avant le XVIe siècle ils avaient tous les deux d'autres formes : tail (m), taillage (m), taillée (f). On suppose généralement que taille (2) est le résultat du développement sémantique de taille (1) ; mais quel a pu être ce développement sémanti­que qui a amené à la formation d'une signification tellement éloignée de la signification primitive ? C'est une question qui jusqu'à présent n'a pas trouvé de réponse positive. Le dictionnaire « Littré » cite à ce propos un passage de Voltaire qui dit :

            Ce mot de la taille venait de l'usage des collecteurs de mar­quer sur une petite taille de bois ce que les                                           contribuables avaient donné.

Aucun des dictionnaires étymologiques ne confirme cette hypo­thèse. Quoi qu'il en soit, on voit que le chaînon sémantique réunissant les deux significations, 1 et 2, s'est perdu ; et afin de le retrouver, il faudrait procéder à une étude spéciale de l'histoire de l'impôt dénom­mé taille. L'homonymie sémantique peut être accompagnée de divergen­ces d'ordre grammatical.

Il y a des homonymes dans lesquels la différence de genre a surgi comme moyen de distinguer deux homonymes sémantiques ; ainsi, le mot mode fut jusqu'au XVIe siècle du genre féminin dans toutes ses accep­tions. Le masculin ne s'est introduit qu'au XVIIIe siècle pour des sens spéciaux (comme termes de musique, de grammaire), ce qui a amené une séparation formelle de deux homonymes : mode (f) et mode (m).

Dans le français d'aujourd'hui il y a deux mots-homonymes : mémoi­re (f) - «память» et mémoire (m) - «докладная записка; диплом», mais encore au XIVe siècle c'étaient deux acceptions d'un seul mot du genre féminin ; la différence de genre s'est introduite assez tôt, au XVe siècle, pour distinguer la différence sémantique de ces deux acceptions, et de ce fait a apparu mémoire (m), l'homonyme de mémoire (f).

En conclusion, on pourrait citer les paroles d'A. Meillet : « Les faits historiques sont par nature singuliers ; ils résultent de concours de circons­tances qui ne se reproduisent pas deux fois d'une manière identique et dont, par suite, on ne peut faire état que si des témoignages les font con­naître ».
QUATRIÈME PARTIE

NOTES   LEXICOGRAPHIQUES


TYPES  DE  DICTIONNAIRES




§ 105. Généralités. L'étude des dictionnaires, ou la lexicographie, s'élève, à l'époque actuelle, à la hauteur d'une science.

Les lexicographes français, dans leur activité plusieurs fois séculaire, ont atteint une grande perfection et ont apporté une grande contribution à la création de différents types de dictionnaires.

Tout d'abord on distingue les dictionnaires unilingues, bilingues et multilingues. Ce sont les deux premiers types qui nous intéressent.

Les dictionnaires unilingues comportent plusieurs sous-types : on trouve parmi eux des dictionnaires de langue, des dictionnaires encyclopédiques, des dictionnaires idéologiques (ou analogiques), des dictionnaires de syno­nymes, des dictionnaires étymologiques, historiques, phraséologiques, des dictionnaires de termes spéciaux, etc.

Il y en a d'autres qui se rapprochent dans une certaine mesure des dictionnaires bilingues : ce sont les dictionnaires des dialectes et patois, les dictionnaires de l'argot, etc.

Le but du présent chapitre est de faire une revue sommaire des dic­tionnaires français actuels, dont la connaissance est indispensable aux étu­diants russophones des facultés de langue française.

Notre exposé comprend deux parties : 1) Les dictionnaires unilingues et 2) les dictionnaires bilingues.
CHAPITRE
I

LES   DICTIONNAIRES   UNILINGUES




§ 106. Les dictionnaires de langue. Les dictionnaires de langue sont destinés à donner l'explication des mots qui en composent le vocabulaire. On interprète dans ce type de dictionnaires les significations des mots ; le dictionnaire de langue donne des indications sur leurs formes et leur emploi, il comporte les principales locutions stables dans lesquelles entrent les mots en question ; le tout est confirmé par des citations tirées des auteurs. Les dictionnaires de langue prennent également à tâche de fournir au lec­teur des informations phonétiques étymologiques, analogiques (indiquant les synonymes, les antonymes et les homonymes du mot interprété).

Un des principaux types de dictionnaires de langue est le dictionnaire normatif. Son but est de fixer le lexique de la langue à une époque donnée, de le représenter en tant que système accompli, de limiter l'accès des vocables obsolètes, argotiques, des ternies spéciaux d'un emploi restreint, de rejeter ce qui est inconnu à la majorité des sujets parlant la langue en question.

Un dictionnaire normatif doit se baser avant tout sur le vocabulaire de la langue parlée de l'époque ; il doit aussi inclure le lexique des œuvres littéraires. Il est évident que des vocables vieillis, des termes techniques, des dialectismes, des argotismes et des emprunts doivent toutefois figurer dans un dictionnaire normatif, quoiqu' ils se situent souvent en dehors de la norme usuelle : en les écartant du dictionnaire on risque de rendre ce dernier insuffisant pour la compréhension des ouvrages scientifiques et même du français courant. Il s'ensuit que la tâche des auteurs d'un dic­tionnaire normatif ne consiste pas tant à expulser du dictionnaire les mots qui se trouvent en dehors de la norme générale, qu'à en fixer soigneuse­ment la sphère d'emploi, la valeur stylistique, et à établir un système satis­faisant de notes lexicographiques, ce qui doit aider le lecteur à se former une idée nette de l'état du vocabulaire à une époque donnée.

Le « Dictionnaire de l'Académie Française » est celui qui se rappro­che le plus de l'idée du dictionnaire normatif; cependant beaucoup de mots dont se servait la plupart des Français en furent bannis, ce qui lui valut de justes reproches.

Depuis sa création en 1694, le « Dictionnaire de l'Académie » a subi huit éditions qui en ont élargi le vocabulaire. La 9e édition qui est en voie de préparation a été prévue pour le tout début du 3e millénaire (avant l'année 2001). Elle enregistrera environ 50 000 mots. Par rapporta la 8e édition elle tiendra compte des modifications orthographiques (comme, par exemple, cèleri ou céleri, événement ou évènement). Des remarques normatives y sont intégrées. Toutefois le dictionnaire continue à suivre les tendances pu­ristes et ce n'est qu'avec beaucoup de réserve qu'il admet les innovations.

Le principe suivant selon lequel on n'enregistre pas dans un diction­naire normatif l'argot, les mots érangers, les patois, etc., n'est pas tout à fait vain, tant qu'il s'agit d'une langue nationale, de ses normes usuelles ; pourtant, si les vocables en question se sont déjà répandus dans la langue courante et ont même pénétré dans la littérature, il est juste qu'ils soient admis dans le dictionnaire, mais accompagnés de notes indispensables

La plupart des dictionnaires de langue ne prétendent pas être des dictionnaires normatifs ; ils se distinguent par la richesse de leur vocabu­laire et jouissent d'une grande popularité tant en France qu'à l'étranger.

Les principaux dictionnaires de la langue française du XIXe siècle sont le « Dictionnaire de la langue française » de M. Littré, en quatre volumes (1846-1872), et le « Dictionnaire général de la langue fran­çaise du commencement du XVIIe siècle jusqu 'à nous jours » de A. Hatzfeldt, A. Darmesteter et A. Thomas, en deux volumes, dont la première édition a paru en 1889.

Le dictionnaire Littré inclut un vocabulaire très riche. L'auteur se proposait de faire entrer dans son dictionnaire les mots qui se rencontrent aussi bien dans les œuvres littéraires que dans les ouvrages spéciaux et de fournir toutes sortes de renseignefnents à leur égard. « L'usage contem­porain, - est dit dans la préface, - est le premier et principal objet d'un dictionnaire. C'est en effet pour apprendre comment aujourd'hui l'on par­le et l'on écrit qu'un dictionnaire est consulté par chacun ». En même temps l'auteur avertit qu'il ne néglige pas l'histoire de chaque vocable, son étymologie, ses diverses acceptions au cours des siècles.

Notons que le dictionnaire Littré ne satisfait plus les exigences de notre époque. La prononciation qu'il indique est souvent vieillie ; l'étymologie parfois erronée ou incomplète : la classification des valeurs sémanti­ques souvent arbitraire, les explications pas toujours exactes ; les références aux grands écrivains du XIXe siècle sont absentes. Si, d'une part, le Littré offre à l'usager une richesse étonnante de renseignements linguistiques sur les vocables retenus, d'autre part, il présente des lacunes regrettables, surtout en fait de néologismes, de termes de science, d'art et de métier. Ce défaut a été en partie corrigé par la publication en 1877 d'un Supplé­ment qui était plus ouvert aux néologismes de l'époque.

En appréciant le Littré sous l'optique de l'homme de notre temps G. Matoré le qualifie de chef-d'œuvre, mais appartenant à une époque révolue, [53, p. 124].

Ajoutons que la réédition intégrale du Littré en 1958, reproduisant les mêmes erreurs, n'a obtenu qu'un accueil réservé. Il en a été de même de l'abrégé du Littré paru en 1964 malgré les additions d'exemples puisés dans les œuvres d'écrivains contemporains.

Au cours du XIXe et du XXe siècles on a créé d'autres dictionnaires de langue qui ont évité en partie les défauts du Littré.

Il faut citer en premier lieuje dictionnaire de Hatzfeldt, Darmesteter et Thomas connu sous le nom de Dictionnaire général. Ce dictionnaire est du même type que celui de Littré, mais il contient moins de mots.

En effet, étant orienté vers le vocabulaire de. la langue commune, il s'est montré réticent vis-à-vis des termes, avant tout de ceux qui sont formés d'éléments latins et grecs. Quant aux néologismes il les a admis plus librement que le Littré en témoignant toutefois une nette préférence aux mots de formation populaire. « produits naturels de la langue vivante ».

Le but principal de ce dictionnaire a été de compléter et de préciser l'étymologie des mots et d'en mieux apprécier les différentes acceptions, d'entrevoir la logique des relations sémantiques au sein du même mot. Une réédition intégrale de ce dictionnaire a été faite en 1964.

Parmi les dictionnaires de langue du XXe siècle il faut citer le « Dic­tionnaire Quillet de la langue française » (dictionnaire méthodique et pratique, accompli sous la direction de R. Mortier (P., 1948) en trois volu­mes (réédité en 1975).

Le dictionnaire est conçu comme un instrument pratique d'études scolaires, dont le but n'est pas seulement de donner et d'expliquer un certain répertoire de mots, mais aussi de fournir au lecteur divers rensei-'gnements sur la grammaire, l'orthographe ainsi que d'autres connaissan­ces indispensables. Quant au vocabulaire, le Dictionnaire Quillet contient « tous les mots de la langue (les mots non admis par l'Académie française étant précédés d'un astérisque - [*]) y compris noms et adjectifs des habitants de villes et de pays, tenues scientifiques et technologiques cou­ramment usités ».

Evidemment, le répertoire du Dictionnaire Quillet est beaucoup plus vaste que celui des dictionnaires précédents : il y ajoute des mots tirés des sphères nouvelles. Le dictionnaire contient en outre des tableaux de dériva­tions et des tableaux analogiques (c'est-à-dire, des listes de mots réunis par les affiliations des notions qu'ils expriment) pour un certain nombre de mots, tels que : administration, agriculture, animaux, armée, aviation, etc.

Il propose également une grammaire et une lexicologie placées en tête, avec des notices pratiques sur l'utilisation de divers moyens stylisti­ques. Le dictionnaire a un intérêt lexicographique et pratique incontestable.

Parmi les meilleurs ouvrages Icxicographiques il faut ranger celui de P. Robert en plusieurs volumes — « Dictionnaire alphabétique et ana­logique de la langue française (Les mots et les associations d'idées) ». appelé aussi le Grand Robert. La parution de sa lre édition s'étend sur les années 1951 -1966. C'est un dictionnaire de langue du type normatif: il est consacré uniquement au système lexical du français moderne : on n'y trouve que ce qui est propre à la langue de nos jours ; les archaïsmes, les argotismes, les emprunts ne sont admis qu'à condition d'être couramment employés dans la langue parlée ou les œuvres littéraires et ils sont munis de notes indispensables. La nomenclature du Grand Robert est de beau­coup plus copieuse que celle de la dernière édition du dictionnaire de l'Aca­démie, sans parler des dictionnaires du XIXe siècle. Au lexique des dictionnaires du siècle précédent est ajouté un grand nombre de mots ap­parus dans la langue à la fin des XIXe et XXe siècles de nouveaux termes scientifiques et industriels, les symboles des éléments chimiques, de nom­breux mots empruntés aux langues étrangères et à l'argot. On v trouve, en particulier, des ternies argotiques d'origine étrangère : baroud (m) (arabe du Maroc) - arg. milit. « combat », barbaque (f) (Dauzat suggère le roumain berbec, « mouton ») - pop. « viande » ; barda (m) (empr de l'arabe) - arg. milit. « équipement de soldat ». Le Robert recueille égale­ment les nouvelles dérivations dont un grand nombre du style familier : bécane (f) (d'origine incertaine ; d'abord « vieille machine ») - fam. « bicyclette » ; bagnole (f) (de banne (f) - « tombereau ») - pop. « mau­vaise voiture, vieille automobile » et par extension : « toute automobile », (une belle bagnole), banaliser (de banal) — « rendre banal ». L'auteur continue l'œuvre de dépouillement commencé par Littré. en ajoutant des exemples tirés des écrivains du XIXe et du XXe siècles.

Si le Grand Robert représente en quelque sorte le type du dictionnaire normatif, il a. d'autre part, un caractère tout nouveau, étant à la fois alpha­bétique et analogique. Les mots d'une langue, n'étant pas isolés le,* uns des autres, forment un système. La définition du sens d'un mot n'est pas complète tant qu'on ne prend pas en considération les autres mots évo­quant des idées associées, puisque ces associations existent réellement dans l'esprit de tous les individus grâce à la communauté de leur expérien­ce historique en tant que représentants d'un seul peuple. Or. l'ordre alpha­bétique désunit ces groupements de mots, et partant, empêche de préciser leur signification exacte en les confrontant avec des mots exprimant des idées associées. Par exemple, on n'arrive pas à saisir, la valeur sémanti­que exacte du mot babil si l'on se contente de l'explication « la facilité de la parole » (Littré) ou de sa « traduction » par le mot bavardage. Ce mot a quelques nuances plus fines qu'on ne découvre qu'en le faisant entrer dans une série de mots à sens voisin : d'une part sa valeur est proche de celle du mot bavardage, jaserie : mais, d'autre part, il peut indiquer une nuance favorable : un charmant babil ; un babil enfantin - dans ce cas il s'écarte sémantiquement de bavardage et jaserie Ainsi on arrive a se faire une idée plus exacte de la valeur spécifique du mot babil. L est ce que fait le dictionnaire de Robert qui. en expliquant le sens d un mot renvoie le lecteur aux mots associés. Le dictionnaire indique aussi les combinaisons usuelles des mots avec d'autres mots : s'il s'agit d un substantif, il indique les adjectifs dont il est le plus souvent accompagné, les verbes dont il est le sujet ou le complément, etc. Dans l'article colère, par exem­ple, non seulement on renvoie aux mots associés tels que courroux, em­portement, exaspération, fureur, etc.. mais aussi à ceux qui indiquent des idées voisines, comme la propension à la colère : brutalité, bile, vio­lence, hargne, etc. ; pour « être prompt à se mettre en colère » on nous renvoie aux adjectifs coléreux, colérique, querelleur, vif et aux expres­sions qui expriment la même idée : avoir la (été chaude, avoir la tête près du bonnet, etc. : pour les manifestations de la colère on a : accès, crise, mouvement, transport de colère ; bouffée, éclat, explosion de colère. Le dictionnaire offre ensuite toute une série de mots et d'expres­sions signifiant : « se mettre en colère ». « parler avec colère », etc.

Notons encore que les significations sont groupées en fonction des constructions syntaxiques dans lesquelles elles apparaissent.

Malgré les qualités supérieures de ce dictionnaire les critiques ne lui ont pas été épargnées. G. Matoré lui a reproché d'avoir été conçu comme « un nouveau Littré ». comme une sorte de « trésor » de la langue françai­se, alors qu'il fallait viser un objectif plus limité et. rompant avec une tra­dition périmée, fournir du vocabulaire moderne et contemporain une image précise [53, p. 155].

L'abondance des citations destinées à illustrer les significations et les emplois des vocables était méritoire, mais le « dosage » des écrivains qui les avaient fournies ont soulevé des objections : « au lieu de citer, comme Littré et le Dictionnaire général, de très nombreux textes d'auteurs classi­ques. Robert aurait dû accorder plus d'importance aux auteurs des XIXe et XXe siècles », écrit G. Matoré |53, p. 154].

Ces quelques lacunes du Robert ont été comblées dans un Supplé­ment paru en 1973 lors de sa réédition. La 2me édition en 9 volumes, parue en 1985, reflète les tendances nouvelles au sein du vocabulaire. Elle offre une nomenclature qui s'est sensiblement enrichie (environ 75 000 entrées) « en fonction des besoins nouveaux du public » (A. Rey). En particulier sont enregistrés des anglicismes et d'autres emprunts qui s'implantent dans la langue. La nomenclature ne se limite guère aux néologismes, y figurent aussi des mots anciens « devenus plus importants par leur diffu­sion, par l'intérêt du concept auquel ils renvoient, par un usage littéraire avéré ». Quant aux citations, elles sont essentiellement puisées dans les écrits du XXe siècle.

On y trouve en plus les datations des mots, celles de beaucoup de sens et de locutions. Pour la transcription de la prononciation des mots l'alphabet international est adopté.

À côté du Grand Robert il importe de signaler le Petit Robert. Sa l’édition datant de 1967 a été suivie de plusieurs autres constamment remises à point. Selon la juste appréciation d'A. Rey le Petit Robert « est moins l'abrégé d'un grand dictionnaire que le prolongement de l'œuvre d'un grand lexicographe ». Il ne perd rien des principes qui ont présidé à l'élaboration du Grand Robert. L'application de la même méthode a per­mis de fournir aux lecteurs « un inventaire aussi complet que possible des rapports analogiques de toute sorte ». ce qui avait déjà fait le succès de son « frère aîné ». Si les dimensions de ce nouveau dictionnaire ont con­traint l'auteur à la réduction d'une partie du vocabulaire (mots nettement vulgaires, créations de fantaisie dues à une mode passagère, noms com­merciaux et marques déposées), des mots nouveaux devenus courants ont, par contre, bénéfié du droit d'entrée. Il s'ensuit que le Petit Robert, qui est censé refléter l'évolution de la langue, comprend un certain nom­bres de mots qui ne figurent pas dans le grand.

Le Petit Robert s'adresse au grand public, mais en priorité aux maî­tres et aux élèves de tous les degrés d'enseignement.

Le Petit Robert qui a connu un grand succès tant en France qu'à l'étranger a bénéficié de plusieurs rééditions dont celle de l'an 2000 clôt le XXe siècle. Les auteurs de la nouvelle variante du Petit Robert ont tenu compte des changements profonds qui se sont produits dans le français depuis les années 60 du XXe siècle. Tout en restant fidèles aux principes fondamentaux des anciennes éditions ils ont non seulement élargi la no­menclature en s'appuyant sur un corpus renouvelé de citations et d'em­plois, mais se sont inspirés des tentatives réformatrices quant à l'orthographe et dirigistes quant à l'emprunt. Le recours aux techniques de l'informatique a contribué à la modernisation qui est un des atouts majeurs du dictionnaire.

Un an avant le Petit Robert, en 1966, paraît un des dictionnaires les plus originaux de ce temps plusieurs fois réédité. C'est le « Dictionnaire du français contemporain » (dont l'abréviation est DFC), fruit de la collaboration de J. Dubois, R. Lagane. G. Niobcy. D. et J. Casalis et H. Meschonnic. Rompant de façon décisive avec les traditions lexicographi-ques en partie périmées il repose sur une conception moderne de la langue qui tient compte des meilleures acquisitions de la linguistique structurale. Les intentions des auteurs étaient de créer un dictionnaire visant à présen­ter un état actuel du lexique usuel. « En ce sens, disent-ils, il contient tous les mots qui entrent dans l'usage écrit ou parlé du français le plus habi­tuel » qui sont au nombre de 25 000 à 30 000. Reproduisant le vocabulaire commun du français contemporain le dictionnaire retient « les formes et les emplois récents, familiers ou populaires ». de même que les mots tech­niques vulgarisés, et rejette « les termes qui sont restreints a des milieux professionnels étroitement spécialisés ou qui appartiennent a une termino­logie proprement scientifique ».

           L'esprit novateur du dictionnaire se traduit par la présentation du matériel lexical. Les mots sont donnés dans l'ordre alphabétique, mais l'arbitraire de ce classement est corrigé par l'exploitation du principe struc­tural qui a permis de mettre en évidence les rapports systémiques existant au sein du vocabulaire.

Les mots y sont groupés par séries dérivationnelles ou « regroupe­ments » dégagées non pas au point de vue étymologique, mais dans une optique synchronique. Ces séries réunissent autour d'un mot de base les dérivés et les composés qui s'y rattachent par un double lien de forme et de signification.

Le classement des significations des mots est fait compte tenu des constructions syntaxiques qui les caractérisent. Ainsi pour le verbe la na­ture du sujet ou du complément (être animé ou inanimé, personne ou cho­se) est indiquée si elle détermine la distinction des significations. Pour l'adjectif c'est sa place par rapport au substantif qui est précisée à la même condition. Quant aux définitions des significations elles témoignent du souci des auteurs de les présenter « comme une traduction explicite de tous les traits sémantiques distinctifs qui définissent le mot dans une staic-ture donnée ».

Les synonymes et les antonymes (appelés « contraires »). de même que les niveaux de langue (littér., fam., pop., arg.) sont indiqués non point pour le mot en entier, mais pour ses significations et même pour ses emplois particuliers. Pour le mot coffre, par exemple, on trouvera les sy­nonymes malle, caisse selon qu'il signifie « partie d'une carrosserie de voiture destinée au logement des bagages » ou « poitrine, poumon, voix » ; dans cette deuxième acception le mot coffre et son synonyme caisse reçoivent la marque fam. ; on lira aussi qu'une de ses acceptions coïncide exactement avec celle de coffre-fort. Le dictionnaire ne se borne pas à nommer les synonymes, mais il indique, en cas de besoin, leur degré d'in­tensité par les signes ì et ü.

Donc, tout comme Paul Robert, les auteurs du « Dictionnaire du français contemporain » ont réalisé le principe analogique.

La nouveauté du dictionnaire est aussi assurée par la distinction des homonymes sémantiques qui y figurent sous forme d'articles séparés et numérotés (« dégroupements »), alors que la tradition lexicographique imposait leur inclusion dans un même article. Ainsi, pour la même forme colle on trouve quatre articles qui mettent en valeur sa dislocation séman­tique (cf. au Petit Robert où colle est traité d'unité unique). Notons toute­fois qu'il y a exagération dans l'application de ce principe. Des unités qui se laissent difficilement interprétées comme des homonymes sémantiques sont présentées comme tels. Par exemple, cabine figure dans quatre articles alors que l'élément sémantique commun « petit local » autorise à réunir en une seule les unités séparées.

Une autre particularité du « Dictionnaire du français contempo­rain » est l'illustration des acceptions et des emplois des mots par des phrases prises « sur le vif » dans la langue courante ce qui permet aux usagers de se faire une idée juste du fonctionnement usuel du français d'aujourd'hui.

Ajoutons que chaque mot reçoit les indices grammaticaux nécessai­res ; la prononciation en transcription phonétique internationale est don­née pour le mot en tête d'article, quant aux mots dérivés et composés elle est indiquée lorsqu'elle s'écarte de celle du mot de base. Les locutions phraséologiques figurent généralement sous un numéro à part après les définitions des significations du mot.

Le dictionnaire est doté de nombreux tableaux de grammaire et de vocabulaire. À partir du principe d'opposition ils fournissent des rensei­gnements utiles siir le sens et les emplois des mots. Ces sens et ces em­plois sont précisés par des séries d'exemples. En annexe de l'ouvrage est donnée la liste des principaux proverbes.

Poursuivant des buts didactiques le dictionnaire offre une série de travaux pratiques sur le sens et les emplois des mots (lre partie), sur la formation des mots et la construction des phrases (2me partie), sur l'inter­prétation des textes (3me partie).

Selon le témoignage des auteurs le « Dictionnaire du français con­temporain » veut répondre aux nécessités nouvelles de l'enseignement moderne du français. Il est destiné à l'ensemble de ceux qui, ayant acquis les bases élémentaires de la langue, visent à affermir ou à perfectionner l'usage qu'ils ont du français… Aux élèves de l'enseignement secondaire et aux étudiants étrangers, pour qui cet ouvrage a été spécialement réali­sé, il donnera les moyens d'exprimer la pensée d'une manière correcte et précise, au niveau de la communication où ils désirent se situer ou du style dans lequel ils veulent s'exprimer».

Les principes qui ont présidé à l'élaboration du « Dictionnaire du français contemporain » ont été appliqués sur une plus grande échelle dans le « Lexis, Dictionnaire de la langue française », réalisé en 1975 sous la direction de J. Dubois et réédité en 1989. Destiné au large public de l'enseignement, de même qu'aux techniciens, ingénieurs, scientifiques, ce dictionnaire « s'attache à décrire le lexique du français dans sa plus grande extension ». Il est. en effet, le plus complet de tous les dictionnai­res de même envergure : le stock du vocabulaire recensé s'élève à plus de 70 000 mots (cf. : au dernier « Petit Robert » dont le nombre d'entrées est environ de 60 000 et au « Petit Larousse » de 1989 qui présente (83 500 articles y compris les noms propres).

En plus des mots du vocabulaire usuel retenus par le « Dictionnaire du français contemporain » y trouvent place les termes appartenant aux différents domaines techniques et scientifiques. La préférence y est toutefois donnée aux ternies techniques se rapportant à l'époque contem­poraine et aux ternies scientifiques permettant de décrire le fonctionne­ment de la science. En marge du dictionnaire sont restés les innombrables dénominations des animaux, des plantes, des minéraux, etc. d'un emploi trop spécial. Le français marginal y est reflété par la présence de dialec-tismes qui ont cours dans certaines régions de France et de mots familiers aux francophones du Canada, de la Belgique et de la Suisse. Le « Lexis » a introduit des vocables et des emplois sortis de l'usage courant, mais que l'on peut toujours rencontrer dans des écrits littéraires, de l'époque classi­que à nos jours.

Si la structure des articles reproduit dans l'ensemble la formule adop­tée par le « Dictionnaire dit français contemporain » l'information qu'il renferme est de beaucoup plus riche : on y trouve en supplément des ren­seignements sur l'histoire du mot (l'étymologie et la date de son apparition, en français), sur ses particularités orthographiques et grammaticales.

Les exemples illustrant les significations sont d'une provenance plus variée : aux phrases rédigées par les auteurs du « Dictionnaire du fran­çais contemporain » se sont ajoutées de nombreuses citations littéraires empruntées surtout aux auteurs du XXe siècle. On trouvera à la fin de l'ouvrage la liste des proverbes.

Le répertoire lexical est précédé d'un dictionnaire grammatical qui présente dans l'ordre alphabétique et à l'aide de tableaux les règles pho­nétiques, morphologiques et syntaxiques du français. Ce dictionnaire gram­matical est censé répondre à un double objectif « fournir une description scientifiquement fondée de la langue française et offrir un véritable instru­ment de travail ».

Parmi les dictionnaires de langue nommons encore le « Dictionnaire du français vivant » (le Bordas, d'après le nom de l'éditeur) réalisé par des enseignants (M. Davau. M. Cohen, M. Lallemand) et le « Logos, Grand dictionnaire de la langue française » réalisé par J. Girodet. édités, le premier en 1972 (et réédité en 1983), le second en 1976.

          Le « Dictionnaire du français vivant » contient les vocables (plus de 45 000 mots et locutions) d'un usage courant parmi lesquels des mots récents d'un large emploi, tous suivis de leur transcription. Conçu à des fins principalement didactiques, grammaticales et stylistiques, il met en garde contre l'emploi de certaines tournures condamnées par les défen­seurs de la pureté de la langue. Ainsi ce dictionnaire veut être normatif.

L'ouvrage se termine par un complément qui sous forme de divers articles et tableaux contient des renseignements sur les homonymes, les paronymes, les belgicismes, les canadismes, les helvétismes, la dénomina­tion des habitants de telle ville ou tel endroit, les noms de nombres, etc.

Le Logos vise aussi des buts pratiques et, comme le dit l'auteur dans la préface, il « n'hésite pas à « prendre le lecteur par la main » pour le guider à travers les obscurités et les pièges du vocabulaire ». Les 60 000 mots répertoriés sont répartis dans trois volumes. Il contient tout le voca­bulaire du français général, « depuis la langue familière ou même populai­re jusqu'à la langue littéraire moderne ». Une large part est faite aux néologismes qui ont quelque chance de s'imposer.

L'ordre alphabétique dans lequel les mots se succèdent est parfois rompu par leur groupement en familles, ce qui, d'une part, nécessite des renvois assez fréquents, mais, d'autre part, donne une idée des relations dérivationnelles que les mots entretiennent entre eux.

À l'intérieur de l'article les sens sont présentés dans l'ordre chrono­logique, ainsi qu'ils sont apparus en français, règle qui n'est pas nécessai­rement suivie dans les dictionnaires de type général. Le dictionnaire fournit beaucoup d'autres détails pratiques. Il donne la prononciation en trans­cription internationale, signale les particularités grammaticales et ortho­graphiques, le niveau de langue, le domaine d'emploi, etc. Les emplois sémantiques des mots sont explicités grâce à de nombreux exemples. Le mot principal qui réunit la famille dérivationnelle reçoit une notice étymo­logique.

En 1989 apparaît le « Trésor de la langue française » (le TLF) -dictionnaire monumental de conception nouvelle vu l'éventail des possibi­lités qu'il offre au lecteur. Son répertoire (71 640 vocables) englobe le vocabulaire d'une tranche temporelle qui s'étend de 1789 à 1965. Il four­nit l'indication des fréquences^iour chaque mot ce qui permet d'en éva­luer l'importance dans le processus de communication. Certaines conclusions sur l'utilisation des mots ont déjà été possibles. Ainsi on a pu constaté que le nombre des vocables largement utilisés est très réduit et l'apport néologique est relativement faible. Pourtant ce constat retarde sur l'évolution de la langue étant donné que l'investigation du vocabulaire s'arrête peu de temps après le milieu du XXe siècle.
§ 107. Les dictionnaires linguo-encyclopédiques. Un diction­naire linguo-encyclopédique diffère des autres dictionnaires unilingues en ce que son objectif n'est pas purement linguistique. Outre l'explication des mots comme tels il fournit des renseignements sur des objets et phé-' nomènes différents : événements historiques, noms propres, découvertes scientifiques, sciences, arts. etc.

Le dictionnaire linguo-encyclopédique classique français est celui de Pierre Larousse - le « Grand Dictionnaire Universel du XIXe
siècle
» en 17 volumes. Il est connu dans le monde entier sous le nom de Grand Larousse.


Parmi les dictionnaires Larousse de grandes dimensions adaptés aux exigences du XXe siècle il faut nommer le « Larousse du XXe
siècle
» en 6 volumes, édité de 1927 à 1933 (rééd. en 1953-1955) et le « Grand Larousse encyclopédique » en 10 volumes, dont le dernier paraît en 1964. Tout comme le « Grand Larousse du XIXe
siècle
» ces deux vastes ouvrages représentent à la fois des dictionnaires de langue et des encyclo­pédies.

Il existe de nombreuses éditions du « Petit Larousse illustré ». qui est une miniature du « Grand Larousse ». en un volume, et qui jouit d'une renommée mondiale.

Parmi les dictionnaires Larousse une place à part revient au « Grand Larousse de la langue française » en 7 volumes (1971-1978). Cet ouvra­ge monumental, réalisé sous la direction de L. Guilbert. R. Lagane et G. Niobey est qualifié dans la préface d'instrument de connaissance du lexique français, dont la devise est : « Tous les aspects de la langue et rien que la langue ». La description très complète du lexique français et la richesse d'informations sur les phénomènes linguistiques en fait un vérita­ble « dictionnaire-encyclopédie » de la langue française.

Selon le témoignage des auteurs le lexique est orienté vers le pré­sent : comme les formes et les emplois disparus de l'usage courant ne sont toutefois pas négligés, leur place dans le vocabulaire est chaque fois précisée par les signes vx. (vieux), class. (classique). littér. (littéraire) .

Les articles offrent une description détaillée des aspects différents des mots-entrées : prononciation, catégorie grammaticale, étymologie, da­tations qui s'étendent, si possible, sur les significations, définition accom­pagnée de citations d'auteurs classiques et contemporains, condition d'emploi. En fin d'article sont indiquées les séries de synonymes et d'antonymes numérotées conformément à la présentation des significations : on y trouve aussi des remarques grammaticales, orthographiques et autres. Tous ces renseignements sont fondés sur l'acquis le plus récent des re­cherches linguistiques. Ceci est particulièrement manifeste dans l'analyse du contenu sémantique qui tient compte de la distribution du mot dans la phrase. Ainsi la distinction des significations de convenir (v tr ind ) est fonction des constructions syntaxiques qui le caractérisent : ses significa­tions sont réparties compte tenu du régime du verbe (convenir à conve­nir de, que), du sens catégoriel du sujet (sujet désignant une chose, un être animé, une ou des personnes), etc

L'approche synchronique détermine l'admission des homonymes sé­mantiques (par. ex.: air = fluide, air = manière d'être, air = mélodie) qui constituent des articles séparés. Quand la différenciation lexico-sémanti-que d'une forme lexicale est incomplète, elle est marquée par des chiffres romains à l'intérieur d'un seul article : par ex. : ceinture 1. «bande qui sert à tenir un vêtement » et II. « ce qui forme une enceinte », chacun des deux centres sémantiques groupant plusieurs significations.

La partie encyclopédique, rédigée par H. Bonnard présente, classées à leur ordre alphabétique, les notions fondamentales de grammaire et de lexicologie, telles que : accent, adjectif, adverbe, argot, article, aspect, champ sémantique, connotation, discours, etc.

Au début de l'ouvrage sont décrits « les fondements lexicologiques du dictionnaire ». élaborés par L. Guilbert. Cette description porte sur la formation des unités lexicales dans la double perspective diachronique et synchronique et repose sur les principes de la grammaire générative. Con­formément à ces principes « La formation des unités lexicales construites est en relation étroite avec la grammaire, la syntaxe de la phrase, en rai­son de la syntaxe interne inhérente à ces unités aussi bien que par leur syntaxe externe ».

Le « Grand Larousse de la langue française » s'adresse a un public cultivé, également aux francophones curieux de mieux connaître la langue qu'ils parlent et aux étrangers désireux de trouver une information circonstanciée sur la langue qu'ils apprennent à parler.
§ 108. Les dictionnaires aide-mémoire. À côté des encyclopé­dies au sens propre du mot, il existe toutes sortes d'aide-mémoire. d ouvra­ges d'information conçus sous fonme de dictionnaires alphabétiques donnant des renseignements divers. Ces aide-mémoire peuvent être classés en trois grands groupes :                                                           

1. D'une part, ce sont de brèves encyclopédies d'ordre particulier contenant des données sur des événements historiques, des renseignements sur l'histoire de la culture, de la religion, etc. On pourrait citer à titre d'exem­ple . « Dictionnaire de l'art contemporain », « Dictionnaire de la danse », « Dictionnaire de la peinture moderne », « Dictionnaire de littérature contemporaine », « Dictionnaire de la mythologie grecque et romai­ne », « Dictionnaire des attributs, allégories, emblèmes et symboles », etc. La diversité de cette espèce d'ouvrages est vraiment illimitée.

Il y a des indicateurs biographiques qui contiennent des noms de per­sonnes plus ou moins connues dans leur pays : on y indique leur biogra­phie, leur adresse, le poste qu'ils occupent : ces indicateurs s'appellent "Wlio is who"' (« Qui est qui »).

Un cas particulier est offert par le fameux « QUID » qui fournit des renseignements succincts mais d'une extrême précision ayant trait aux phénomènes scientifiques et culturels d'une portée mondiale de même que les données les plus importantes sur les hommes illustres du monde entier. Étant réédité et complété chaque année le « QUID » est une sour­ce d'information constamment renouvelable.

2.  D'autre part, il faut classer parmi les dictionnaires aide-mémoire plusieurs types d'ouvrages dont le but est de fournir toutes sortes de don­nées linguistiques. Ici vient se ranger le « Dictionnaire de la prononcia­tion française dans sa norme actuelle » de L. Warnant. en 2 volumes, paru en 1966 (rééd. en 1987). Le premier volume contient les noms com­muns du français placés en ordre alphabétique et suivis de leur transcrip­tion phonétique indiquant « la prononciation française d'aujourd'hui, telle qu'on peut l'entendre dans les milieux parisiens cultivés ». Le second volume est consacré à la prononciation des noms propres.

Le « Dictionnaire de la prononciation française dans son usa­ge » réel de A. Martinet et H Walter (P.. 1973) présente des données objectives sur les variations possibles dans la prononciation des mots selon les milieux et les niveaux différents de la langue.

Ajoutons le « Dictionnaire de la prononciation » (P.. 1980) de A. Lerond. Il faut nommer plusieurs dictionnaires des difficultés, parmi lesquels l’« Ortho, Dictionnaire orthographique » de A. Sève, « Dic­tionnaire d'orthographe et des difficultés françaises » de J.-Y. Doumon, le « Dictionnaire des difficultés de la langue française » de A -V. Tho­mas, le « Dictionnaire des difficultés grammaticales et lexicologicjues » de J. Hanse, dont la variante rénovée est le « Nouveau dictionnaire des difficultés du français moderne » (Louvain-la-Neuve, 1988) Ajoutons encore le « Dictionnaire des difficultés du français » de J.-P. Colin et le « Nouveau dictionnaire des difficultés du français » du même auteur.

3. Enfin il y a d'innombrables dictionnaires aide-mémoire qui se rap­prochent plutôt des vocabulaires de tenues. Il s'agit de toutes sortes de terminologies spéciales : dictionnaires de termes techniques, de médecine, des termes vétérinaires et zootechniques, de la chimie, de la radio, de l'électronique, de l'atome, etc. Cette abondance s'explique par l'énorme progrès des sciences et de l'industrie au XXe siècle. L'accroissement des terminologies est si rapide que mêmes les spécialistes en sont embarras­sés et éprouvent le besoin de disposer de dictionnaires qui déterminent et consacrent le sens exact de tel ou tel terme.

Il est évident que ce type de dictionnaires a un grand avenir. On en compose beaucoup, et très souvent la terminologie y est présentée en plusieurs langues à la fois, ce qui est particulièrement important à une époque où la science et l'information deviennent de plus en plus interna­tionales.
§ 109. Les dictionnaires analogiques (ou idéologiques). On com­pare souvent les dictionnaires alphabétiques à d'énormes tertres funérai­res ou fosses communes où se trouvent enterrés des milliers de mots dont parfois on ne soupçonne même pas l'existence. En effet, la majorité des Français utilisent ordinairement près de 5000 mots ; les dictionnaires en contiennent de 25 000 à 70 000. Il y a beaucoup d'idées, de choses dont on ignore ordinairement les noms. Donc, il y a fort peu de chances de les trouver dans un dictionnaire alphabétique. Parfois un mot que nous som­mes sûrs de connaître échappe à notre mémoire, et il n'y a pas moyen de s'en ressouvenir à l'aide d'un dictionnaire alphabétique.

« L'objet principal du nouveau dictionnaire... est de fournir, pour la pre­mière fois, un moyen commode de trouver les mots quand on a seulement l'idée des choses ».'dit P. Boissière dans la préface à son « Dictionnaire analogique de la langue française (répertoire complet des mots par les idées et des idées par les mots) », dont la première édition remonte à 1862.

Les idées des choses se groupent autour d'un certain nombre de mots saillants, fondamentaux, connus de chacun. En disposant les mots appartenant à un cercle déterminé d'idées sous un de ces mots-clefs, on peut faciliter la recherche d'un tenue inconnu ou oublié. Boissière cite, à titre d'exemple, le nom de l'art d'élever les abeilles et de leur faire produi­re le plus de miel possible : cet art doit avoir un nom que nous pouvons oublier ou ne jamais avoir connu. Comment trouver le mot ? On peut le faire à l'aide du dictionnaire analogique en cherchant dans les articles abeille ou miel, dans lesquels sont groupés tous les mots désignant les choses et les idées liées à la vie des abeilles et à la production du miel. On y trouvera assurément le mot apiculture.

Pour répondre à son but. un dictionnaire analogique doit être cons­tamment au niveau des connaissances de l'époque. Le dictionnaire de Boissière, novateur par sa conception, est actuellement périmé quant à son corpus.

Un autre dictionnaire analogique de volume plus modeste est celui de P. Rouaix. le « Dictionnaire des idées suggérées par les mots », dont la première édition date de 1897.

En 1936 a paru un nouveau « Dictionnaire analogique de la lan­gue française » de Ch. Maquet (plusieurs fois réédité) qui est une varian­te abrégée et refondue du dictionnaire de Boissière. pratiquement plus commode.

À part se situe le « Dictionnaire analogique » de G. Niobey. dont la première édition paraît en 1980 (la suivante date de 1995) et qui se distin­gue des précédents par une présentation judicieuse. Un des grands avan­tages de ce dictionnaire est l'adjonction d'exemples visant à présenter les mots « dans un contexte linguistique » afin « d'employer le tenue propre à l'expression de la pensée ». Aux deux milliers de mots-centres figurant dans le dictionnaire de Maquet ont été ajoutés plusieurs centaines ayant spécialement trait aux sciences et aux techniques nouvelles de même qu'à certains autres aspects de la vie contemporaine ce qui en fait un ouvrage de pointe. En plus les différents niveaux de langue ont été pris en compte, fait qui reflète l'attitude plus tolérante des usagers envers les mots « para-normatifs ».

Ajoutons que l'académicien L. Stcherba. un des plus grands lexico­graphes russes, considérait les dictionnaires analogiques comme étant d'une grande utilité et. quelquefois, préférables aux dictionnaires bilingues. Il les comparait, en raison de leur approche onomasiologique. à La pensée et la langue de F. Brunot : on y part également des idées pour arriver à la forme, tandis que dans les dictionnaires et les grammaires ordinaires on part des formes pour arriver aux idées.
§ 110. Les dictionnaires de synonymes. Les dictionnaires de sy­nonymes ne sont qu'une variété des dictionnaires analogiques ; tout com­me dans ces derniers, il s'agit de grouper les mots selon leurs affinités sémantiques, mais dans les dictionnaires de synonymes cette affinité est plus étroite.

Comme les critères de la synonymie ne sont pas toujours nettement définis par les auteurs on y voit plutôt les mots groupés selon qu'ils expri­ment à peu près la même idée. Les dictionnaires de synonymes ont une longue tradition d'emploi en France. Le premier ouvrage de ce genre fut publié en 1718. Son titre est : « la.Justesse de la langue française ou tes Différentes significations des mots qui passent pour être synonymes » : il a été réalisé car l'abbé Girard. Au cours du XVIIIe et du XIXe siècles furent créés plusieurs dictionnaires de synonymes, entre autres, ceux de Lafaye et de Sardou qui jouissaient d'une grande popularité.

Parmi les dictionnaires des synonymes du XXe siècle il faut citer en premier lieu celui de R. Bailly, para en 1947 (rééd. en 1967).

Dans la préface à son dictionnaire l'auteur indique que les mots à sens analogue, ou synonymes, sont très nombreux en français. Quand on les rencontre isolés l'un de l'autre, on les explique d'une manière identi­que : mais aussitôt qu'on les considère tous ensemble, on se rend compte des différences qui existent entre eux. Si l'on envisage une série de syno­nymes, comme par exemple, se moquer, railler, se gausser, persifler, bafouer, plaisanter, on voit que ces mots, tout en exprimant à peu près la même idée, diffèrent l'un de l'autre par leur sens

Le dictionnaire de Bailly a pour but d'expliquer les nuances sémanti­ques des synonymes.

Dans chaque série synonymique il y a un terme saillant, principal, qu'on peut considérer comme le représentant de toute la série (dans la série citée ci-dessus, c'est évidemment se moquer). Dans le dictionnaire de R. Bailly les séries sont groupées autour de ces mots-clefs ; les autres membres de la série se trouvent à leur place, suivant l'ordre alphabétique, et le lecteur qui veut voir toute la série est renvoyé au tenue central.

Les séries étroites des synonymes sont rattachées, par des renvois, à d'autres séries, voisines, de sorte que le lecteur se fait une idée d'un grand groupement analogique.

Ainsi la série des synonymes qui se groupent autour du terme cen­tral critiquer est le suivant : censurer, épiloguer, trouver à redire, fron­der, éreinter, bêcher, chiner, etc. Ce groupe est rattaché à d'autres, dont le sens se rapproche de quelque tenue de la série . le mot bêcher de cette première série appelle le mot chicaner : le mot censurer évoque l'idée exprimée par les mots désapprouver, condamner, réprimander, qui n'entrent pas dans la première série, mais s'en rapprochent par quel­ques-uns de leurs aspects. Chacun de ces tenues voisins possède, à son tour, une série de synonymes : réprimander - reprendre – gronder - lancer - chapitrer - gourmander - savonner la télé, etc.; condam­ner - réprouver – désapprouver – stygmatiser - proscrire ; désap­prouver - désavouer - blâmer - vitupérer, etc. Toutes ces séries, au total, forment un grand groupe, qui n'est plus guère synonymique. mais analogique, et qu'on pourrait déterminer par quelque tenue d'identité, par exemple, désapprobation.

Un autre dictionnaire de synonymes, paru en 1956. est celui de H. Bénac (« Dictionnaire des synonymes » conforme au « Dictionnai­re de l'Académie Française »). Pareillement aux ouvrages cités précédemment. ce dictionnaire repose, dans l'analyse des synonymes, sur des distinctions idéographiques et stylistico-fonctionnelles. laissant de côté les différences d'emploi qui distinguent très souvent les membres d'un seul groupe de synonymes.                                                '        L'auteur remarque dans la brève préface- « Dans notre nomenclatu­re, nous avons exclu les termes d'argot... Toutefois nous avons dérogé à notre règle en faveur de quelques termes devenus si usuels que nos meilleurs écrivains les emploient comme synonymes de mots français avec des nuan­ces que nous nous sommes attachés à préciser. » Le dictionnaire de H. Bénac réserve également une certaine place aux néologismes, aux emprunts et aux termes spéciaux faisant partie des séries synonymiques

En 1977 paraît le « Nouveau dictionnaire des synonymes » rédigé par E. Genouvrier, C. Désirât, H. Horde qui a subi plusieurs éditions. Visant des buts pratiques d'enseignement et d'apprentissage du français il présente les synonymes dans leur fonctionnement. Au lieu de s'attarder sur les définitions les auteurs ont choisi d'expliciter les particularités d'em­ploi des synonymes : leur apparition dans un contexte linguistique (syn­taxique et verbal) ou sociolinguistique déterminé, leur usage prioritaire à un niveau de langue, leur expressivité, leur fréquence. Cette méthode de présentation découle de la thèse que les ternies synonymes « se distin­guent moins par le sens qu'ils impliquent que par leur usage en français ». Des éléments de définition interviennent uniquement dans les cas où les termes ne peuvent être distingués autrement. Ainsi des définitions par­tielles sont indispensables pour distinguer horloge et pendule, glabre, imberbe et rasé.

Par un système judicieux de notations et des exemples révélateurs le dictionnaire fournit une abondante information sur le comportement des synonymes.

La dernière variante de cet ouvrage - « Dictionnaire des synony­mes » (datant de l'an 2000) couronné par l'Académie française a pour objectif d'offrir le tableau d'« une synonymie vivante ».

Partant de principes théoriques modernes, d'ailleurs consacrés déjà par la pratique lexicographique. les auteurs ont réussi à créer un diction­naire de synonymes original, d'une grande utilité pratique.

La plupart des petits dictionnaires de synonymes se bornent à don­ner ces séries de mots sans aucun commentaire. Un ouvrage de ce genre particulièrement réussi est le « Nouveau dictionnaire des synonymes » de H. Bertaud du Chazaud (P., 1979, plus d'une fois réédité.). Son grand mérite consiste dans son exhaustivité : il offre un répertoire inégalé de 200 000 mots et locutions répartis en 20 000 articles. Il unit la concision à la variété d'information : en relativement peu d'espace on trouve des renseignements utiles sur les emplois des synonymes présentés dans leurs différentes acceptions.

Les dictionnaires des synonymes sont d'une grande importance per­mettant à celui qui s'en sert d'élargir son vocabulaire. Au même type appartiennent les dictionnaires des antonymes.
§ 111. Les dictionnaires phraséologiques. Les locutions phra-séologiques sont enregistrées dans une mesure plus ou moins large dans les dictionnaires de langue de type général. Elles peuvent être aussi l’uni­que objet d'études lexicographiques.

Des écrits de ce genre apparaissent déjà au XVIIe siècle. Signalons celui de A Oudin « Curiosités françaises, pour supplément aux dic­tionnaires. Recueil de plusieurs belles propriétés avec une infinité de proverbes et de quolibets dont la première édition date de 1640.

Au début du XXe siècle paraît le « Dictionnaire des gallicismes les plus usités » par E. Pradez.

D'une plus large envergure, le « Dictionnaire des locutions françai­ses » de M. Rat. publié en 1957 (la réédition augmentée d'un supplément date de 1982). réunit les unités phraséologiques d'un usage courant « dont il sied de préciser le sens, d'indiquer l'origine quand elle peut être indiquée » Lorsque la locution se comprend aisément l'auteur se borne à en donner une définition. Si, au contraire, elle peut causer des difficultés elle reçoit une précision supplémentaire par un ou plusieurs exemples empruntés généra­lement à des auteurs. Les locutions sont présentées dans l'ordre alphabéti­que à partir d'un des ternies principaux qui les composent. Ainsi, par exemple, les locutions ours mal léché et secouer les puces à qn sont introduites par les mots-vedettes lécher - la première et puce - la seconde. Comme le choix du terme principal des locutions ne répond pas aune exigence objec­tive l'auteur a complété son dictionnaire par l'index des mots qui les cons­tituent, ce qui permet de trouver facilement la locution voulue Par exemple, afin de trouver la locution entrer dans la peau de son personnage il suffira de consulter l'index à entrer, peau ou personnage. Le dictionnaire de M. Rat est loin de donner un tableau complet de la phraséologie françai­se. L'interprétation des locutions concerne essentiellement l'origine qui. d'ailleurs, n'est pas toujours correctement expliquée.

En 1979 paraît le « Dictionnaire des expressions et des locutions figurées » rédigé par A Rey et S. Chantreau (rééd. en 1984). Cet ouvra­ge surpasse sensiblement ses prédécesseurs par sa nomenclature et l'in­formation qu'il fournit pour chaque locution. On peut s'en rendre compte en comparant le nombre d'expressions commentées sous la même entrée dans ce dernier dictionnaire et celui de M. Rat. Avec le mot compte, par exemple, on y trouvera plus de 40 expressions, alors qu'elles sont au nom­bre de 5 dans l'ouvrage de M Rat.

Il y a lieu de signaler que. malgré son titre restrictif, l'ouvrage offre une nomenclature qui déborde le stock des expressions figurées À ces dernières se joignent des expressions représentant des combinaisons stéréotypées qui n'évoquent aucune image. Telles sont : circonstances atténuantes, de circonstance, en connaissance de cause, faire con­naissance (avec) et beaucoup d'autres.

Les locutions sont non seulement définies, mais elles reçoivent les marques nécessaires (littér., poét., fam., vulg., etc.) précisant leur ap­partenance aux différents niveaux de langue. Celles qui sont tombées en désuétude sont suivies du signe vx. (vieux) ou vi (vieilli) (ce dernier sup­pose « un reste d'usage, au moins passif»). L'absence de toute marque signale que la locution est « moderne et usuelle, utilisable tant dans la langue écrite qu'oralement ». D'autres renseignements sont donnés lors­qu'ils présentent un intérêt particulier : la date, approximative ou précise. du premier emploi connu, l'origine, le sens du mot-vedette en cas de poly­sémie, l'évolution sémantique.

Les auteurs ont largement profité des résultats des recherches systé­matiques sur l'histoire de la langue française afin de rectifier les étymolo-gies douteuses ou aberrantes proposées dans les ouvrages lexicographiques antérieurs. La présentation qui repose sur des principes formels (fonction syntaxique, ordre alphabétique) permet à 1 ' usager du dictionnaire de s'orien­ter sans entrave dans les articles complexes.

De nombreuses citations tirées d'œuvres littéraires précisent l'em­ploi des expressions. Parmi les ouvrages lexicographiques français trai­tant de la langue française le dictionnaire de A. Rey et de S. Chantreau est, sans conteste, le plus réussi.
§ 112. Les dictionnaires d'argot. La création d'un dictionnaire de l'argot est une tâche particulièrement difficile. L'argot est, d'une part, un langage qui se veut ésotérique : sa raison d'être consiste en ce qu'il soit difficilement compris par ceux qui n'appartiennent pas au « milieu » ; c'est pourquoi il doit changer constamment. D'autre part, c'est la manière de s'exprimer de « l'homme de la rue » des grandes villes, qui cherche à donner de la couleur, de l'imprévu, de la rapidité à sa parole, de lui confé­rer une certaine désinvolture propre à celui qui n'a point à se gêner devant ses pareils. De là la grande inconstance des argots, leur évolution rapide

Malgré tous ces obstacles, la lexicographie française possède un grand nombre de dictionnaires d'argot. On se bornera à n'en citer que les plus connus.

Un des plus anciens est celui de Ch. Virmaitre. publié en 1894, avec une préface de Jean Richepin. Ensuite vient le « Dictionnaire argot-français » de Delesalle (1896). En 1901 paraît le « Dictionnaire fran­çais-argot du XXe
siècle
», réalisé par A. Bruant, récemment réédité (1990). En 1953 c'est le tour du «Dictionnaire de l'argot moderne » (plusieurs fois réédité), dont les auteurs sont G. Sandry, écrivain, et M. Carrère. commissaire de police à la Sûreté Nationale. En 1965 apparaît le « Dictionnaire historique des argots français » de G. Esnault.

Il y a lieu de réserver une place privilégié au « Dictionnaire du fran­çais non conventionnel » rédigé par J. Cellard et A. Rey, paru en 1980 et réédité en 1991. Le terme « non conventionnel » est en l'occurrence plus adéquat vu qu'à l'heure actuelle l'argot à proprement parler subit une sorte d'érosion en pénétrant non seulement dans le langage parlé, mais également dans les œuvres littéraires prestigieuses.

En 1977 F. Caradec fait publier le « Dictionnaire du français argo­tique et populaire » réédité en 1988 sous le titre évocateur « N'ayons pas peur des mots »

En 1990 l'édition Larousse fait paraître le «Dictionnaire de l'ar­got » rédigé par L.-P. Colin et J.-P. Mével dont la richesse et la présenta­tion multiaspectuelle sont insignes. La nomenclature comprend environ 6 500 entrées qui reflètent l'état de l'argot d'une période qui s'étend de la fin du XVIIIe siècle à l'époque actuelle. Les mots et les locutions y sont présentés dans leurs diverses significations avec des citations à l'appui. On y trouve également des indications étymologiques, des marques por­tant sur l'actualité des unités ou le degré de leur désuétude. Les rapports synonymiques. homonymiques et dérivationnels sont pris en compte, de même que les variations possibles des vocables. On peut affirmer que le Larousse de l'argot est d'une valeur inestimable pour tous ceux qui s'in­téressent aux sources virtuelleVd'enrichissement du vocabulaire.

Ces ouvrages n'épuisent certes pas la liste des dictionnaires de l'argot.
§ 113. Les dictionnaires des parlers locaux. Il est pratiquement impossible d'énumérer les ouvrages de ce genre. L'intérêt aux variations locales du français est né avec la méthode historique et comparative en linguistique. On s'est rendu compte de ce que les patois ne sont pas telle­ment des ennemis de la langue nationale et de l'instruction publique, mais de précieux vestiges des époques révolues de l'histoire de la langue et que plusieurs phénomènes qui se produisent actuellement peuvent jeter un jour sur des phénomènes semblables dans le passé.

Depuis la naissance de la géographie linguistique, l'étude des patois et des parlers a acquis un caractère plus systématique.
§ 114. Les dictionnaires de néologismes. L'explosion de la créati­vité lexicale qui caractérise notre époque a imposé la nécessité de fixer et de définir les innovations lexicales et sémantiques. Dans la préface à leur ouvrage « Les mots dans le vent » [P., 1971] les auteurs constatent que « Chaque Français se trouve, presque chaque jour, sollicité par des termes qui lui posent des énigmes ». C'est pour expliquer ceux d'entre eux qui prennent une extension considérable que paraissent des recueils et des dic­tionnaires de néologismes. Parmi ces derniers vient se ranger l'ouvrage nommé ci-dessus qui a reçu son prolongement dans « Les nouveaux mots dans le vent » [P., 1974]. Rien que trois ans séparent ces deux recueils, mais le second fournit déjà un nombre d'innovations à peu près égal au premier. Ce fait peut donner une idée de l'ampleur du processus néologique.

En 1971 paraît le « Dictionnaire des mots nouveaux » (ou DMN) de P. Gilbert. Selon le témoignage de l'auteur le dictionnaire n'est pas un ouvrage normatif, mais descriptif reflétant un usage courant qui n'est pas toujours le « bon usage » ; autrement dit c'est un « usuel ». L'auteur a répertorié environ 5 500 innovations surgies de 1955 à 1971.

L'information fournie par les articles comporte la date la plus ancien­ne attestée pour le mot ou l'emploi en question, le mot générateur pour les dérivés et les éléments formateurs pour les composés, l'emploi figuré lors­qu'il s'agit d'innovations sémantiques, la définition et les illustrations. La prononciation en transcription internationale est indiquée pour beaucoup de mots d'emprunt.

Par son ouvrage l'auteur a voulu « démontrer la grande vitalité du français contemporain, beaucoup moins sclérosé ou malade que certains ne le prétendent ».

Le « Dictionnaire des mots contemporains » (ou DMC) publié, en 1980 et reproduit intégralement en 1991 appartient à la plume de P. Gil­bert. Quoiqu'étant conçu comme une réédition du « Dictionnaire des mots nouveaux » il a été sensiblement modifié au cours du travail. Si les deux ouvrages sont proches par leur conception ils se distinguent par le corpus : les deux tiers de la nomenclature du DMN ont été repris par le DMC, encore un tiers a été sélectionné essentiellement parmi les innova­tions plus récentes et les vocables ou les sens plus anciens dont la fré­quence s'est particulièrement accrue au cours des dernières décennies. Notons que parmi les innovations s'est trouvé un nombre considérable de locutions ou syntagmes lexicalisés. Quant aux suppressions elles portent avant tout sur les vocables dont l'usage ne s'est point enraciné.

En qualité de dictionnaire de l'usage courant le DMC. tout comme le DMN, élimine les ternies confinés dans un domaine restreint, mais, par con­tre, il retient ceux qui ressortissent aux « centres d'intérêt » du grand public.

La confrontation des deux dictionnaires de P. Gilbert permet de por­ter un jugement sur les tendances qui régissent le vocabulaire français contemporain.
§ 115. Les dictionnaires de fréquence. Ce nouveau type de dic­tionnaires est né comme une conséquence du développement de la lin­guistique structurale et des nouvelles méthodes d'investigation et d'enseignement des langues. Les lexicographes cherchent à établir le lexi­que de base ainsi que les staictures fondamentales de la langue. Comme exemple citons le « Dictionnaire fondamental de la langue françai­se » de G. Gougenheim. paru en 1958. qui vise à donner une base lexicale indispensable (3 000 mots) aux débutants dans l'apprentissage du fran­çais. L'élaboration de ce vocabulaire fondamental repose nécessairement sur un choix à partir d'un critère de fréquence.

Notons qu'un des objectifs du « Trésor de la langue française », envisagé plus haut qui lui tend à l'exhaustivité est d'indiquer la fréquence des mots. Le Trésor a effectivement servi de base à la création, en 1971 du « Dictionnaire des fréquences. Vocabulaire des XIXe
et
XXe
siècles
».
§ 116. Les dictionnaires historiques. Tous les dictionnaires passés en revue ci-dessus sont essentiellement des dictionnaires de la langue con­temporaine. Si on y fait entrer des données historiques c'est plutôt pour rendre plus clair le sens actuel du mot que pour en apprendre l'histoire. Aussi l'historique des vocables dans ces dictionnaires n'est-il point complet.

Les dictionnaires historiques, au contraire, visent avant tout à nous renseigner sur l'histoire des mots. Ils peuvent être de types différents.

D'une part, parmi les dictionnaires historiques se laissent classer ceux qui ne contiennent que le lexique du français d'une époque révolue : on peut citer àtitre d'exemple le dictionnaire historique de Godefroy et celui de Muguet. Le dictionnaire de Godefroy est un dictionnaire de l'ancienne langue française. Il est basé sur l'étude des textes anciens et embrasse la période comprise entre le IXe et le XVe siècles. Le premier tome a paru en 1880. le dernier (le dixième), en 1902. On en a fait récemment un nouveau tirage. Ce dictionnaire contient les mots de l'ancien français que la langue moderne n'a pas retenus ou qui s'employaient jadis dans des acceptions aujourd'hui disparues. Le dictionnaire offre de nombreuses illustrations tirées des œuvres littéraires et d'autres documents écrits de l'époque.

Le dictionnaire de Huguet est consacré à la langue française du XVIe siècle, il est également le fruit d'un immense labeur de dépouillement.

Énumérons les dictionnaires historiques parus plus récemment : le dictionnaire de l'ancien français de A. J. Greimas, le dictionnaire du moyen français de A. J. Greimas et T.N. Keane et celui du français classique de J. Dubois, R. Lagane, A. Lerond. Une place à part doit être réservée au « Dictionnaire historique de la langue française » en 2 volumes réali­sé sous la direction de A. Rey en 1992.

Un autre type de dictionnaires historiques est représenté par les dic-tonnaires étymologiques. Parmi les principaux dictionnaires étymologiques parus au XXe on doit citer en premier lieu celui de O. Bloch et W. von Wartburg ainsi que celui de A. Dauzat.

Le « Dictionnaire étymologique de la langue française » rédigé par 0. Bloch avec la collaboration de W. von Wartburg. en deux tomes, fut  publié en 1932 (7e éd. en 1986). A. Meillet qui l'a préfacé remarque qu'un étimologiste « s'efforce de suivre l'enchaînement des faits de,diverses sortes par lesquels le mot a pris sa forme et sa valeur. En pareille matière, le linguiste est historien et n'est qu'historien ». Le dictionnaire de Bloch et Wartburg indique la date de la première apparition des mots dans les textes étudiés et signale leur origine. Les mots hérités du latin par une tradition ininterrompue ne portent naturellement pas la date initiale,par contre on indique l'évolution de leur forme et de leur valeur de même que les rapports entre ces mots et leurs « parents » dans les autres langues romanes. Le dictionnaire accueille les mots populaires mais laisse de côté l'argot pro­prement dit et les termes techniques inconnus hors d'un milieu restreint.

Le « Dictionnaire étymologique de la langue française » de A. Dauzat a été publié en 1938. L'auteur nous fait savoir dans l'introduc­tion que son dictionnaire se distingue des précédents par « une plus grande richesse du vocabulaire enregistré, au point de vue des mots techniques, régionaux, populaires ». (Remarquons toutefois que le dictionnaire de Bloch et Wartburg. plus restreint quant à son vocabulaire, donne parfois des renseignements plus détaillés que celui de Dauzat.) Dans l'introduction l'auteur présente un bref exposé de l'histoire de la langue française : un chapitre est consacré à la formation du lexique du français (compte tenu de son fonds primitif, des emprunts, des procédés de composition et de dérivation) et à sa phonétique historique.

Le « Dictionnaire étymologique et historique » de J. Dubois, A. Dauzat, et H. Mitterand paru en 1964 (et réédité en 1993) se fait re­marquer par son ampleur : déjà la première édition englobait « la totalité du vocabulaire général employé de nos jours aux divers niveaux de l'idio­me : du français académique au français populaire, ainsi que l'essentiel des lexiques techniques et scientifiques contemporains ». Une discrimina­tion était faite toutefois à l'égard des régionalismes qui n'y occupent qu'une place réduite. En comparaison des autres dictionnaires étymologiques ce dernier s'est enrichi de plusieurs milliers de datations nouvelles concernant aussi bien la première apparition du mot que celle de ses dérivés et composés.

L'introduction à la première édition comprenait des éléments de lexi­cologie, de phonétique et de méthode étymologique qui sont absents de la dernière ce qui est regrettable.

J. Picoche. auteur du « Dictionnaire étymologique du français » (P., 1987) a pris pour tâche de « présenter systématiquement des familles historiques complètes au niveau du français moderne ». Lorsque cela pa­raissait utile pour la compréhension des phénomènes propres au vocabu­laire français l'auteur est remonté aussi loin que possible dans la préhistoire du mot. C'est pourquoi dans l'entête de l'article on peut trouver l'histoire sémantique et la famille de l'étymon grec ou latin qui est à la base du mot français.

Les dictionnaires historiques sont d'une grande utilité non seulement pour ceux qui s'intéressent au passé d'un vocable, ils aident souvent à préciser son emploi présent.
CHAPITRE
II

LES DICTIONNAIRES BILINGUES




§ 117. Les dictionnaires français-russe et russe-français. Les études du français en Russie, qui ont une longue tradition, exigeaient des dictionnaires français-russe et russe-français. Il est à noter, cependant, que si les lecteurs russes disposaient d'un assez grand nombre de diction­naires français-russes satisfaisants il n'y avait point de bon dictionnaire russe-français, jusqu'au moment de lapaaition de celui de L V. Stcherba et M. I Matoussévitch.

Un dictionnaire bilingue part du principe que les mots d'une langue ont des mots équivalents dans une autre langue. Or, il est bien connu que les mots de deux langues différentes, ayant même des valeurs sémanti­ques semblables, ne coïncident que partiellement.

L.V. Stcherba cite plusieurs exemples de ce décalage et on pourrait les multiplier à l'infini : la valeur du mot français fâché, dans une de ses acceptions, peut être rendue en russe par le mot «сердитый». Mais il y a des acceptions et des emplois de ce mot français auxquels le mot russe ne pourrait correspondre. On peut bien traduire la phrase française Mon oncle est très fâché par la phrase russe «Дядя очень сердит». Mais l'équivalent russe de fâché, ne l'est plus quand il faut traduire la phrase suivante : Je suis fâché de ne pas avoir pu vous avertir. - «Я огорчен, что не мог вас предупредить».

Tant qu'il s'agit d'un dictionnaire français-russe destiné à l'usage des Russes, ce défaut capital peut être neutralisé : en se servant du dictionnai­re et grâce au contexte on arrive à deviner la véritable valeur du mot.

C'est pourquoi les dictionnaires français-russes faits en Russie (celui de Makarov. dont la première édition parut en 1870; celui de Redkine ( 1906) ayant pour modèle le dictionnaire français-allemand de Sachs-Villatte) sa­tisfaisaient aux besoins du public, grâce à la richesse de leur vocabulaire En 1939 paraît le dictionnaire de K. A. Ganchina qui a fait époque grâce à larichesse etlamodernité de sa nomenclature. Ce dictionnaire ajoui d'une heureuse fortune : il a subi plusieurs éditions et a servi de base solide à la création de son « successeur » - le « Nouveau dictionnaire français-russe » réalisé par V.G. Gak. Edité en 1994 cet ouvrage, qui englobe le répertoire lexical de son « prédécesseur ». s'appuie sur les acquisitions lexicographiques françaises de même que les dictionnaires bilingues des dernières décennies du XXe siècle marquées par une créativité lexicale sans précédent. Il s'ensuit que le Nouveau dictionnaire offre un inventai­re particulièrement riche du lexique du français actuel. Il en reflète les tendances dues aux progrès techniques et scientifiques, à la démocratisa­tion progressive de la langue française qui a sensiblement ébranlé les bar­rières jadis si solides, entre le langage distingué et les parlers « bas ». Une conséquence de cette dernière tendance a été la révision de certaines mar­ques stylistico-fonctionnelles à la suite du rehaussement du niveau de lan­gue de nombreux vocables. Visant des buts d'enseignement sont pris en compte les variantes phonétiques des mots, les écarts à la nonne régulière de la prononciation de certains d'entre eux et également les modifications éventuelles de l'orthographe qui sont en France à l'ordre du jour.

Le présent dictionnaire est un instrument d'études et d'enseignement d'une importance capitale pour tous ceux qui s'intéressent à la langue française autant spécialistes qu'amateurs.

Il en est autrement pour les dictionnaires russe-français à l'usage des Russes. Le but d'un dictionnaire pareil n'est pas d'aider à deviner le sens d'un mot étranger : il doit permettre de trouver un mot français convena­ble dans un cas concret et de l'employer correctement. Mais la plupart des anciens dictionnaires russe-français n'étaient rien autre que le Maka­rov à rebours. Il est bien préférable de se servir d'un dictionnaire analogi­que ou général français que de courir le risque de fautes ridicules où peut nous induire un dictionnaire qui ne tient pas compte des différences de valeur et d'usage des mots de deux langues différentes. Par exemple, tout dictionnaire français-russe traduira le mot français composer par 1. «составлять»; 2. «сочинять», et ce sera correct. Pour cette raison, on trouve dans n'importe quel dictionnaire russe-français la traduction du mot «сочинять» par le mot « composer ». Mais si on essaye de se servir de cet équivalent pour écrire ou parler en français, il se trouvera que cette traduction sera erronée ou. tout au moins, elle ne sera pas la meilleure. S'il s'agit du travail d'un prosateur, on préfère le mot écrire au mot compo­ser : s'il s'agit d'un poète, on dira plutôt qu'il fait des vers; on compose de la musique (dans ce cas la traduction du dictionnaire est exacte), mais s'il s'agit de la musique pour un texte poétique (сочинять музыку на слова), on dira en français mettre une romance en musique, et le mot composer sera déplacé.

Un bon dictionnaire russe-français doit être, en même temps qu'un dictionnaire des mots-équivalents, un dictionnaire stylistique et phraséolo-gique. C'est ce qui a été réalisé, dans la mesure du possible, par L.V. Stcherba et M. I. Matoussévitch dans leur dictionnaire russe-fran­çais, dont la 12e édition a paru en 1988.

En plus des traductions détaillées des mots russes en français, le dic­tionnaire indique la sphère stylistique de l'emploi du mot français et sa façon particulière de se combiner avec les autres mots dans les cas parti­culiers, dans les tournures usuelles.

Ce dictionnaire est un précieux instrument à l'usage des étudiants, des professeurs, des maîtres d'école, des traducteurs et des lexicogra­phes. Il est impossible d'imaginer un nouveau dictionnaire russe-français qui ne soit marqué par celui de Stcherba et Matoussévitch.

En 1963 paraît un dictionnaire phraséologique français-russe dirigé par J. Retsker. Par la richesse de sa nomenclature ce dictionnaire n'a pas son pareil parmi les ouvrages lexicographiques consacrés à la phraséolo­gie française. Comme dans les dictionnaires phraséologiques français uni-lingues les locutions y sont groupées sous des mots-vedettes présentés dans l'ordre alphabétique. Si le mot-vedette apparaît dans les locutions dans ses acceptions différentes, ces dernières sont traduites et numéro­tées. La présentation des locutions al' intérieur de l'article est conforme aux types essentiels de constaictions syntaxiques qui se suivent dans un certain ordre : locutions nominatives, locutions adverbiales, locutions ver­bales, comparaisons, locutions prédicatives. y compris les proverbes et les dictons. Les variations possibles des locutions sont chaque fois indiquées. Si la locution est d'un usage restrictif ce dernier est précisé par des mar­ques spéciales. Des exemples abondants sont destinés à mieux rendre compte des conditions d'emploi des locutions dans la parole.

L'usager du dictionnaire reçoit ainsi une riche information sur la struc­ture et le fonctionnement de chaque locution.

         Une introduction théorique, rédigée par V Gak et I Retsker. rensei­gne le lecteur sur les caractères essentiels de la phraséologie française

En 1991 paraît un autre Dictionnaire français-russe (dont la 3-eme édition est sortie en 2000) réalise par une équipe de spécialistes russes et français sous la direction de VG Gak et J Triomphe. Cet ouvrage est d'une conception inédite. II représente un dictionnaire de type actif qui vise a expliciter le rapport langue - parole, y sont proposées en particulier les variantes possibles de traduction du mot selon le contexte

Le dictionnaire se distingue par la richesse de sa nomenclature qui monte à 150 000 unités. II contient un certain nombre d'articles représen­tant des tableaux synoptiques portant sur des phénomènes variés dont les dénominations, et surtout les particularités d'emploi de ces dernières dans les deux langues, peuvent causer des difficultés. Une partie considérable de ces articles ont trait à des phénomènes linguistiques qui présentent des particularités spécifiques dans les langues concernées.

Grâce a sa poh valence ce dictionnaire est unique en son genre. S'adressant avant tout aux francophones étudiant la langue russe, il est également d'une utilité inestimable pour les russophones qui s'intéressent au français

II y a lieu de nommer encore le « Dictionnaire du français familier et populaire » conçu par E.F. Gnneva et T.N. Gromova qui a paru en 1987. Cet ouvrage, comprenant environ 9 000 mots, tient compte de la créativité sémantique et phraséologique de ces derniers et fournit respec­tivement leurs équivalents russes. Les auteurs ont mis à profit les œuvres littéraires des écrivains français contemporains ce qui permet de se ren­dre compte de l'envergure de l'emploi et de la valeur connotative de cha­que terme.




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